Une tentative claire pour définir didactiquement le " philosopher "
Depuis quelques années, afin d'initier à la philosophie des étudiants de première année de l'enseignement supérieur - essentiellement futurs éducateurs et futurs instituteurs -, j'ai construit une méthode en quatre axes.2 Cette méthode me permet d'engager une réflexion philosophique sans devoir passer par un appareil conceptuel trop lourd ni par une multitude de références à l'histoire de la philosophie.
Au fur et à mesure des années, j'ai adapté, modifié et simplifié cette méthode pour garder une structure simple, aisément transmissible et conforme à ma conception de la philosophie. Je vous la livre donc ici telle que je la transmets et l'applique, sur base d'une multitude de thèmes, avec mes étudiants.
Mon originalité méthodologique tient sans doute au quatrième axe, intitulé : " Faire sens ". Cet apport tient à ma façon de concevoir la philosophie. En introduisant mes cours, j'ai tendance à définir la philosophie comme " une attitude de réflexion rationnelle sur le sens des choses " et je souligne d'emblée combien cette attitude n'a rien d'extraordinaire. Je suis persuadé que tous les êtres humains ont le besoin de trouver un sens à ce qu'ils perçoivent, à ce qui les entoure, à ce qui leur arrive et à ce qu'ils font. La spécificité de la philosophie serait d'essayer de comprendre et de formuler ce sens. Le moins que l'on puisse dire est que ce sens est fuyant, difficilement définissable. Je pense donc qu'une démarche introductive à la philosophie doit se conclure par une réflexion sur le sens, sans quoi elle se réduirait à une gymnastique intellectuelle ou conceptuelle un peu gratuite.
Par définition, la philosophie pose des questions, interroge, réfléchit, nous force à remettre tout en question, en particulier ce que nous considérons comme évident, indiscutable.
Bien plus que d'apporter des réponses, la philosophie apporte des questions, que le plus souvent nous ne nous posons pas. Accepter cette remise en question, c'est être capable d'un sens critique vis-à-vis de nos idées, convictions, croyances, et mêmes de nos comportements.
Toutefois toutes les questions ne sont pas philosophiques. Sur un sujet, quel qu'il soit, voici donc une démarche à adopter pour entreprendre un questionnement philosophique.
1) Poser une question
Éventuellement si on a affaire à un texte ou à un exposé, ou même simplement à une opinion, se demander à quelle question répond ce texte, cet exposé ou cette opinion.
2) Se demander si cette question est philosophique en fonction des cinq critères suivants :
- Question de sens : question qui s'interroge sur les enjeux, la portée, les tenants et les aboutissants d'un problème, ... en un mot question qui s'interroge sur le pourquoi. Une question de sens est par ailleurs une question sensée, qui veut dire quelque chose et est compréhensible.
- Question ouverte : question à laquelle il n'est pas simplement possible de répondre par oui ou par non, mais surtout à laquelle il peut y avoir une multitude de réponses possibles, et non une bonne réponse. Ainsi une question ouverte est une question qui ouvre la discussion.
- Question universelle : question qui d'une part se pose à tous les hommes, tous étant concernés par elle (ce qui ne veut pas dire que tous se la posent), et qui d'autre part interroge un problème dans toute sa généralité.
- Question fondamentale : question qui s'interroge sur le ou les fondements d'un problème, qui se demande sur quoi cela repose, qui va au fond ou à la base du problème, qui cherche à descendre vers l'essentiel.
- Question abstraite : question qui se situe sur le plan des idées, de la réflexion théorique et non sur le plan des problèmes concrets ou empiriques auxquels on peut répondre par des solutions pratiques ou des faits observables.
Pour qu'une question puisse être considérée comme véritablement philosophique, elle doit nécessairement correspondre à ces cinq critères.
La philosophie procède avec des concepts. Ceux-ci, souvent très abstraits, rendent le langage philosophique parfois difficile à comprendre. Il n'y a pourtant pas lieu de s'effrayer : un concept n'est jamais qu'un mot, une idée, une notion ... comme ceux dont nous faisons usage en parlant habituellement.
En quoi un concept philosophique diffère-t-il d'un mot du langage ordinaire ? En ce qu'il cherche à être plus précis, plus défini et univoque. D'ordinaire, nous vivons avec des mots dont le sens reste vague et imprécis. Par exemple, nous disons : " Je t'aime ", sans pour autant pouvoir dire précisément ce que c'est que moi, toi et l'amour. En philosophie, par contre, on cherche à savoir ce dont on parle, et pour cela, la rigueur conceptuelle est nécessaire. Conceptualiser, c'est donc forger des concepts dont le sens est le plus défini possible.
1) Définir
La première chose à faire consiste à définir les mots dont on fait usage. La philosophie commence bien souvent par ce travail de définition, qui permet d'éclaircir le sens des questions posées et les concepts abordés. Ce travail de définition est souvent d'autant plus difficile que ce sont des termes abstraits que l'on cherche à définir, mais en définitive ce sont les mots les plus courants et en apparence les plus banals qui sont les plus difficiles à définir (...pour autant même que cela soit possible) : Je, être, vrai, ...
2) Chercher des synonymes, des antonymes et des termes apparentés
Ce travail permettra de préciser le sens de notre propos et donc de mieux cerner les concepts utilisés. Une chose se définit autant par ce qu'elle n'est pas que par ce qu'elle est. Il peut être essentiel de constater qu'un même concept peut avoir différents opposés ou antonymes, ce qui montre que sous un même mot plusieurs notions différentes peuvent se cacher. De même chercher les termes apparentés permet de dégager des nuances. On comprend ici combien la richesse du vocabulaire peut rendre la pensée plus subtile.
3) Dégager les attributs spécifiques
Au sens philosophique, un attribut est une caractéristique d'une notion. Par quoi ce dont on parle se caractérise-t-il ? Ce travail aura bien souvent déjà été entamé par l'exercice de définition, qui toutefois n'aura le plus souvent pas été complet. Ces attributs peuvent ensuite être divisés en deux catégories :
a) Attributs selon l'essence
Un attribut selon l'essence est une caractéristique qui tient à la nature profonde d'une chose, à sa définition même. Enlever cette caractéristique reviendrait à dénaturer la chose elle-même : on ne parlerait plus de la même chose. En somme, une chose est inimaginable sans ses attributs selon l'essence.
b) Attributs selon l'accident
Un attribut selon l'accident n'est qu'une caractéristique superficielle d'une chose, que l'on peut très bien imaginer lui ôter, sans qu'elle en soit fondamentalement transformée : ce sera toujours la même chose.
Dans les faits, il n'est pas toujours évident de distinguer ce qui est selon l'essence et ce qui est selon l'accident, c'est pourquoi il est important de justifier sa réponse : les deux réponses peuvent parfois être pertinentes suivant que l'on prenne un concept dans un sens ou dans un autre.
4) Repérer les domaines
Il s'agit de savoir à quelle " région " de la connaissance se rapporte un concept. Ces domaines sont en somme les disciplines qui se consacrent à l'étude d'une question. Au fond, il s'agit ici de se demander dans quels rayons d'une bibliothèque on trouvera des informations sur un concept.
5) Donner des images
Il s'agit de trouver des représentations ou des symboles du concept étudié. Ce travail de représentation sera d'autant plus difficile que l'on traite de notions abstraites. Certaines notions sont peut-être impossibles à se représenter. Toutefois il est important de constater que l'on peut s'enfermer dans une certaine représentation d'un problème, ce qui fait qu'on ne le voit plus que sous cet aspect-là. Il est alors utile de pouvoir se représenter les choses d'une multitude de manières différentes. Il est parfois aussi utile de souligner les limites de cet usage de représentations pour celui qui cherche à cerner un concept dans toute sa globalité.
La philosophie est attitude rationnelle, elle exige que l'on justifie toujours ses propos. Il n'y a pas de place en philosophie pour les " C'est comme ça ! ", les " Ça ne se discute pas ! ", les " C'est évident ! ". En philosophie, tout peut se discuter, être interrogé, remis en question. L'argumentation y joue un rôle décisif. C'est la force ou la faiblesse d'une argumentation qui fera qu'une idée sera ou non considérée comme valable. Une idée qui ne peut se justifier sera, elle, toujours rejetée en philosophie.
1) Donner sa thèse
À partir de la question posée, la première chose à faire est de donner son propre avis, sa propre réponse, son opinion personnelle. Étant personnelle, cette thèse ne peut être évaluée comme telle. On peut juste se demander si elle répond vraiment à la question posée et si elle est cohérente en elle-même.
La démarche philosophique ne tient donc pas tant dans les opinions avancées que dans la discussion de ces opinions. En règle générale, celui qui a des opinions extrémistes ou carrées ou bien refusera la discussion ou bien y participera de mauvaise foi.
Cette première opinion est bien souvent destinée à être dépassée ou à être modifiée : c'est bien le signe que la démarche de la réflexion fait bouger la pensée. Il serait idiot de vouloir s'accrocher à une thèse dont on perçoit soi-même les limites.
2) Dégager les présupposés de cette thèse
Un présupposé est un sous-entendu sur lequel une thèse repose. Lorsqu'on affirme quelque chose, on suppose toujours d'autres choses (qu'on en ait ou non conscience). Ces présupposés sont donc les fondements de nos opinions. On pourrait dire qu'ils sont comme la face immergée de l'iceberg sur laquelle repose nos opinions. Ils sont l'implicite sur lequel repose ce que nous disons explicitement. Plus on avance dans les présupposés plus on descend vers une réflexion proprement philosophique.
Concrètement, pour dégager les présupposés, on pourrait faire usage des formules suivantes :
" Si vous dites que ... (thèse), alors vous devez nécessairement penser que ...(présupposés) ";
ou plus simplement : " Si on dit ...(thèse), cela veut dire que ... (présupposés) ".
Cette recherche de présupposés n'est pas sans danger. Il y a essentiellement deux types d'erreurs possibles. La première est de ne faire que répéter la thèse, de la reformuler autrement, et donc de s'en tenir à ce qui est explicitement dit. La seconde, plus pernicieuse, consiste à aller trop loin et à mal interpréter, en faisant dire à une thèse (et à quelqu'un) des choses qu'elle n'entend pas du tout. Ce danger consiste à projeter sur une thèse des idées qu'elle ne suppose pas.
3) Développer une argumentation probatoire
Après avoir formulé sa thèse sur une question, il importe de commencer par une argumentation probatoire. Cette argumentation s'efforcera au maximum de défendre cette thèse, d'apporter de l'eau à son moulin. Faute d'un tel travail de justification, le propos de quelqu'un se réduit à une suite d'affirmations ... pour ainsi dire gratuites.
4) Faire des objections
L'exercice consistera ensuite à retourner cette argumentation, tantôt en lui opposant une argumentation réfutative, tantôt en lui posant des questions, en lui faisant subir l'épreuve de la critique (argumentation critique).
Critiquer une idée est une démarche tout à fait saine en philosophie. Les philosophes passent leur temps à se critiquer les uns les autres. Couramment, les gens dont on critique les idées se sentent personnellement agressés, comme si on s'en prenait à eux. Il importe ici de ne pas confondre les idées et la personne : ce n'est pas du tout parce qu'on critique les idées de quelqu'un qu'on le méprise. Au contraire : le respect de l'autre ne suppose pas du tout la soumission à ses idées.
En général, il n'est pas facile de se faire à soi-même des objections puisqu'on est convaincu de ses idées. Pourtant il est très utile de pouvoir cerner les faiblesses de sa propre argumentation et anticiper les critiques que d'autres pourraient nous faire. On sera d'autant mieux armé pour pouvoir y répondre. De plus, deux thèses opposées peuvent être toutes les deux pertinentes et justifiables. Il est naïf de penser que les uns ont raison et les autres tort : bien souvent les opposés détiennent chacun une part de vérité.
5) Répondre aux objections
Après avoir subi l'épreuve de ces critiques et de ces questions, il s'agira bien sûr d'y répondre, pour à nouveau défendre la thèse de départ. Certaines critiques sont toutefois si puissantes qu'il est difficile d'y répondre. Il serait évidemment idiot de continuer à défendre une idée qui s'avère injustifiable, mais le plus souvent la confrontation à des critiques conduit moins à renoncer à ses convictions qu'à les nuancer ou à les préciser. De façon générale, la réflexion conduit à prendre conscience des nuances plutôt qu'à défendre des idées carrées ou simplistes.
Une des définitions possibles de la philosophie serait de dire qu'elle est une réflexion sur le sens des choses. Qu'il s'agisse de ses actes, de ses goûts, de ce qu'il subit, ou de sa vie en général, l'être humain a besoin qu'ils aient un sens, et cela a un niveau bien plus élémentaire que celui de la réflexion philosophique. Personne ne peut vivre dans l'absurde ou le non-sens total. Vivre avec le sentiment que ce que nous faisons est inutile, ne rime à rien, est complètement vain, et destructeur. Les expériences les plus atroces de l'humanité sont celles du non-sens. Définir ce sens est une chose extrêmement difficile et fuyante. Voici quelques étapes qui pourraient permettre de s'en approcher.
1) Chercher les enjeux
Une question philosophique a toujours des enjeux : des buts, des objectifs ou des résultats vers lesquels elle se dirige. De façon générale, le sens d'une chose tient à sa portée, c'est-à-dire à ses conséquences. Les choses, ou plutôt les situations, prennent un sens en fonction de leur avenir. Sans possibilité d'avenir une situation est dépourvue de sens. Il s'agit donc de discerner les perspectives d'avenir d'une question ou d'un problème. Sur un sujet, on se demandera donc : à quoi cela sert-il ? À quoi cela mène-t-il ? Ou plus largement : quelles peuvent en être les conséquences, les implications, les effets ?
2) Chercher les antécédents
Le sens d'une question ne tient pas uniquement à son avenir, mais aussi à son passé. Les problèmes ne sortent pas de rien, ils sont eux-mêmes le résultat de situations antérieures. Comprendre ces antécédents, c'est aussi en comprendre le sens. Il s'agit de resituer une question dans le contexte d'où elle a émergé. On se posera donc les questions suivantes : D'où vient le problème ? Pourquoi la question se pose-t-elle ? Quelles en sont les causes, l'origine, la racine ?
3) Cerner sur quels plans ces enjeux et ces antécédents se situent
Ces perspectives d'avenir et ces conditions passées peuvent être de multiples ordres. Les enjeux comme les antécédents ne se situent pas tous sur le même niveau. Il convient donc d'y faire la part des choses.
Se situe-t-on sur le plan de l'utilitaire ou du fondamental ?
L'utilitaire étant la perspective du résultat immédiat ou à court terme (" A quoi ça sert ? "). Le fondamental désignant les enjeux à long terme et la perspective globale dans laquelle on se situe (" Pourquoi fait-on cela ? ").
Se situe-t-on sur un plan individuel ou collectif ?
Se situe-t-on sur le plan du rationnel ou de l'affectif ?
Se situe-t-on sur le plan de la réflexion ou de l'action ?
Se situe-t-on sur le plan de la légalité ou de la légitimité ? etc.
Un même enjeu ou un même antécédent peuvent bien sûr se situer sur plusieurs plans différents. L'important est donc ici encore de se justifier.
4) Envisager l'absurde
Enfin on peut prendre la question du sens à l'envers et se demander si la question posée peut être absurde et dans quelles conditions elle pourrait l'être.
Au niveau des enjeux, s'interroger sur le sens d'une chose pourrait aussi consister à se demander dans quels cas cette chose devient insensée, n'ayant qu'une portée négative ou n'ayant plus de portée du tout.
Au niveau des antécédents, on peut aussi se demander dans quelles conditions le problème se pose vraiment, la question devient vraie et en dehors desquelles le problème ne rime plus à rien du tout, la question devient artificielle.
Ainsi les situations absurdes permettent de révéler le sens " en creux ", de le manifester par son absence.
Vous aurez compris combien cette méthode pousse chacun à approfondir sa réflexion. Elle incite chacun à aller au bout de sa pensée, plus loin qu'il n'aurait été spontanément.
La méthode telle que je l'utilise en introduction à la philosophie travaille surtout sur le plan de la discussion (très structurée) et un peu sur celui de l'écriture (très découpée). Sur la base d'un thème, les étudiants " dissertent " sous ma direction, en répondant à chacune des étapes de cette méthode. Ce travail est bien sûr long, il prend des heures de cours et devient parfois fastidieux. En règle générale, je préfère changer régulièrement de sujet et ne pas appliquer la méthode avec un seul thème, qui finit par lasser. Intégrer globalement cette méthode prend une trentaine d'heures de cours.
De façon générale, j'ai le sentiment que beaucoup d'étudiants ont la satisfaction de pouvoir philosopher par eux-mêmes et de s'approprier ainsi une discipline qui, de prime abord, leur semble un peu ésotérique. J'ai personnellement très fort le désir de démystifier la philosophie et de la rendre accessible à tous comme la source d'un enrichissement possible.
(1) Equivalent en France d'un IUFM.
(2) Cette méthode est largement inspirée de l'oeuvre de Michel Tozzi, en particulier de Penser par soi-même, Introduction à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, 1995.