Littérature et philosophie pour enfants à l'école, une rencontre inespérée
Les nouveaux programmes 2002 de l'école primaire introduisent la littérature comme un champ disciplinaire à part entière, préconisant une pratique qui requiert une nouvelle approche de la lecture et de la langue. Les concepteurs des programmes, soucieux de faire de la maîtrise de la langue une priorité et de développer une culture commune, se sont inspirés des récentes recherches en didactique du français pour guider les enseignants à travers les documents d'accompagnement dans l'initiation à la littérature qui doit occuper une part importante dans l'emploi du temps (une heure par jour au cycle 3). Pour la première fois est évoquée à ce niveau d'enseignement la notion d'interprétation, et la démarche préconisée pour développer cette culture littéraire est de partir des réactions des enfants à travers des débats principalement et l'instauration éventuelle d'un carnet de lecture. En ce qui concernent les échanges oraux, on peut lire : " C'est sur la base de ces lectures que peuvent se développer dans l'école des débats sur les grands problèmes abordés par les écrivains, comme sur l'émotion tant esthétique que morale qu'ils offrent à leurs lecteurs". Donner la parole aux élèves et les faire échanger à partir d'un support littéraire après un écrit éventuel est une démarche pédagogique qui n'a pas de précédent. Si certains enseignants l'ont tentée, leurs initiatives restent marginales et méconnues, la conception dominante de la littérature étant que celle-ci devait servir principalement l'apprentissage de la lecture.
Jusqu'à présent, à l'école, le texte littéraire était le plus souvent instrumentalisé au profit des habiletés techniques de déchiffrage, et la dimension symbolique et les valeurs de l'oeuvre négligées. On reconnaît aujourd'hui officiellement que la littérature peut jouer un autre rôle dans l'éducation des jeunes enfants.
Dans son livre Éloge de la lecture, Michèle Petit, anthropologuen écrit : " La lecture relance une activité de symbolisation, et sans doute est-ce là l'essentiel. Un texte peut être l'occasion de renouveler, de recomposer les représentations que l'on a de sa propre histoire, de son monde intérieur, de son lien au monde extérieur "1. Les bons livres permettent ainsi de mieux comprendre le monde qui nous entoure et de lui donner un sens. Cependant, l'expérience montre que la lecture à elle seule, bien qu'elle renferme de nombreuses vertus, ne suffit pas à développer des personnes intègres, équilibrées et saines.
C'est pourquoi la médiation reste fondamentale et les démarches proposées pour mener les activités écrites et orales à l'école à partir des textes littéraires peuvent favoriser la réflexivité des élèves, leur dimension éthique mais aussi leur goût de lire, gage d'une continuité pour leur vie future. L'approche étant complètement nouvelle, il n'existe pas de modèles ou de références, les pratiques sont à inventer et à explorer.
Or, la philosophie pour enfants offre, par son expérience des discussions entre pairs et parfois aussi d'écrits, des exemples susceptibles d'inspirer les enseignants désireux d'instaurer des débats d'idées à partir d'une oeuvre littéraire. Les initiatives qui se sont développées en France à partir des années 90 suscitent un intérêt croissant comme en témoignent les nombreuses publications ad hoc qui paraissent ces dernières années (Contes de la sagesse, goûters philo, philo-fables, etc.). Bien que ces pratiques de la philosophie pour enfants à l'école provoquent des réticences de la part de certains, on ne peut nier l'engouement qu'elles rencontrent auprès des élèves. Au-delà des différences que l'on peut relever dans la manière de conduire ces séances, ce qui est primordial dans l'instauration d'une telle pratique dans la classe est la considération que l'on accorde à la parole de l'enfant, à sa pensée, aux questions métaphysiques qu'il se pose ou qui se pose à lui. En ce sens, la philosophie pour enfants qui préconise avant tout une pratique par la discussion, favorise une écoute dans la classe, que ce soit de l'adulte à l'enfant, et inversement mais aussi entre élèves, et donne d'une certaine façon un sens à l'école.
Ce sont les points communs que l'on peut trouver dans la littérature à l'école et de la philosophie pour enfants dans les objectifs de mieux connaître la vie et développer la pensée et dans leurs pratiques à travers la discussion principalement et quelques activités écrites qui m'ont incitée à faire une recherche sur les pratiques réflexives à partir d'un texte littéraire.
Bénéficiant d'un congé formation au cours de mon année de DEA, libérée de mon poste de ZIL (remplaçante en zone limitée), j'ai pu librement intervenir dans plusieurs écoles de ma circonscription de novembre 2003 à mai 2004. J'ai choisi de travailler avec des élèves de cycle 3, car c'était le niveau où les discussions après une lecture sont les moins pratiquées, et plus particulièrement les CM1, car cela me donnait éventuellement l'opportunité de les suivre l'année d'après. Quatre classes ont participé à ce projet dont une plus particulièrement avec cinq oeuvres de littérature de jeunesse (voir tableau ci-dessous). Pour compléter mon travail d'analyse, j'ai emprunté les scripts et productions écrites de deux classes qui pratiquaient la DVP à partir de Yakouba. L'analyse comparative a porté en tout sur 28 scripts et 10 séries de productions écrites.
Texte-support | Classe | Nombre de scripts | Production écrite | Thèmes philo |
---|---|---|---|---|
- La Belle et la Bête - 2 versions de la fin (Mme Leprince de B. et S. Hayes) |
CM1A CM1B |
2 2 |
0 | la beauté / la jalousie / la punition |
Yakouba (T. Dedieu) |
CM1A, CM1C, CM1D, C3 Connac, CE2 Ollier |
3 (2 gpes) 3 (2 gpes) 3 (2 gpes) 2 (2 gpes) 2 |
1 (blanc) 1 (blanc) 1 (blanc) 1 (c. de philo) 2 (blanc et déf. courage) |
le courage / la triche / grandir |
Mon cygne argenté (M. Morpurgo) | CM1A | 4 (2 gpes) | 2 (réaction et suite) | La mort / relation avec les animaux |
Histoire à quatre voix (A. Browne) | CM1A | 2 (2 gpes) | 0 | Relations sociales |
Anatole Tamar (C. Pol-Tanguy) | CM1A | 6 | 1 (carnet de lecture) | La différence / l'amitié / la mort |
Le CM1A2 est la seule classe dans laquelle les cinq textes ont été travaillés et où l'enseignante a mené des séances en parallèle. L'analyse quantitative des productions orales et écrites des élèves s'est basée uniquement sur les données recueillies dans cette classe.
Les débats d'interprétation menés en CM1 commençaient toutes par une invitation à exprimer sa réaction à la lecture du texte par l'adulte (sauf Histoire à quatre voix dont la découverte s'est faite différemment). C'est au cours de ces échanges que surgissait l'opportunité d'engager une discussion sur les thèmes philosophiques de l'histoire, initiés le plus souvent par un enfant et repris par l'animateur.
Pour Mon cygne argenté et Anatole Tamar, une réaction écrite a été demandée avant l'échange oral. Les élèves ont écrit une suite pour Mon cygne argenté, et pour Yakouba ils ont été invités à imaginer les réflexions de Yakouba pendant la nuit. La classe de S. Connac a un cahier de philosophie que les enfants utilisent avant et après un débat. Les élèves de M. Ollier ont écrit sur une fiche s'ils jugeaient Yakouba courageux et pourquoi, puis ils ont écrit eux aussi sur la nuit de réflexion de Yakouba.
Premiers résultats.
Les corpus étaient très riches et il ne m'a pas été possible de traiter toutes les données récoltées comme elles auraient pu l'être. Cependant, au cours de l'analyse, les premiers résultats m'ont amenée à approfondir des points qui méritaient une attention particulière lorsque l'on a le désir de développer à l'école des activités de philosophie pour enfants à partir de la littérature.
La relation oral-écrit
La plupart des dispositifs de philosophie pour enfants se basent essentiellement sur la discussion, qui est aussi l'approche de la littérature à l'école à la suite de la lecture d'un texte. Or, pour certaines histoires, je me suis inspirée de la démarche proposée par J. Giasson (Les textes littéraires à l'école, Gaetan Morin, Montréal, 2000) qui, pour favoriser la compréhension et l'interprétation à travers les réactions personnelles et l'appréciation littéraire, préconise à la fois l'oral et l'écrit. Les Instructions Officielles encouragent les enseignants dans ce sens tout en valorisant les débats afin d'éviter les travers des questionnaires écrits.
Les écrits proposés sont d'un tout autre ordre et n'ont pas un objectif d'évaluation de compréhension de lecture. Les écrits de réaction sous la forme de carnet de lecture ou écrits d'invention pour compléter ou anticiper sur la suite de l'histoire peuvent compléter et même enrichir la discussion. Bien que la discussion constituât pour moi l'outil essentiel, au fur et à mesure des séances j'ai été interpellée par certains résultats que j'avais obtenus en associant l'oral et l'écrit.
J'ai pu constater notamment dans la classe de CM1A que :
- l'oral favorise les élèves qui ont des difficultés à l'écrit et les mauvais lecteurs ;
- l'écrit avant un débat permet à des élèves qui ne prennent pas spontanément la parole d'avoir un support pour s'exprimer en groupe ;
- l'écrit d'invention met en valeur les élèves qui ont plus de facilité à l'écrit qu'à l'oral ;
- l'écrit après un débat permet aux élèves qui sont peu ou pas du tout intervenus dans la discussion d'exprimer leurs réflexions.
Les traces écrites m'ont permis aussi d'étudier les déplacements qui ont pu s'effectuer avant et après une discussion mais aussi de voir que ceux qui ne s'étaient pas exprimés, avaient été attentifs au débat, et mis par écrit ce qu'ils n'ont pas voulu ou pas pu dire aux autres. L'écrit permet ainsi aux petits parleurs de participer à l'activité de la classe. Certains avaient même des réflexions qui auraient mérité d'être partagées au groupe.
Ainsi, proposer exclusivementl'oral pourrait désavantager des élèves qui ont tendance à rester discret, l'écrit pouvant être une aide pour ceux qui auraient du mal à prendre la parole en groupe classe.
Garçon-fille
Cette constatation est particulièrement flagrante quand on compare les productions orales et écrites de façon sexuée (voir tableau suivant). En effet, l'analyse quantitative des interventions des élèves de CM1A a permis de constater que les garçons prenaient plus facilement la parole que les filles (4,97 contre 3,49). La différence était très nette d'autant qu'elles sont minoritaires dans la classe. En séance plénière, 33% des filles ne sont intervenues qu'une seule fois contre 6% des garçons. Si tous ont participé lors des séances en demi-classe, là encore les garçons dominent (6,63 contre 4,75). En groupe, ils sont plus à l'aise pour s'exprimer (61,11% au dessus de la moyenne).
Les filles sont, par contre, en général plus à l'aise à l'écrit que les garçons (48 contre 34). L'écrit étant considéré plus comme une tâche scolaire, les filles s'y distinguent. Elles écrivent plus que les garçons et sont 66% à être au-dessus de la moyenne. On y retrouve d'ailleurs celles qui ont participé à l'oral. L'une d'entre elles (Mélanie), qui n'était quasiment pas intervenue lors des débats, a facilement exprimé par écrit ses réactions au texte étudié mais aussi ses opinions sur les thèmes abordés dans les discussions. Le carnet de lecture qui était tenu librement par les élèves a été complété plus régulièrement par les filles (83,33% contre 72,22%).
On voit donc ici l'intérêt d'allier des activités écrites aux discussions en classe. Car ne faire que de l'oral valorise certes des élèves en difficulté à l'écrit mais se ferait au détriment des filles qui ont un tempérament plus effacé dans un groupe mixte.
Résultats des productions orales et écrites des élèves CM1A
Garçons | Filles | Total | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Oral | Ecrit | Oral | Ecrit | Oral | Ecrit | ||||
classe | groupe | classe | groupe | classe | groupe | ||||
Interventions | 3,13% | 6,63% | 2,54% | 4,75% | 2,87% | 5,98% | |||
Total | 4,87% | 34 | 3,49% | 48 | 4,26% | 40 | |||
Non interv. | 6%* | 0%* | 33%* | 0%* | |||||
Tenue du carnet de lecture | 34 72,22 %* |
46 83,33 %* |
|||||||
Au-dessus de la moyenne | 27,77% | 61,11% | 31,25% | 33,33% | 33,33% | 66% |
Oral : taux d'intervention lors d'une séance
Ecrit : indice sur 100 (nombre de mots)
* : taux d'élèves
Rapport oral/écrit
Garçons | Filles | |||||
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Nombre d'élèves | Au-dessus de la moyenne à l'écrit | Nombre d'élèves | Au-dessus de la moyenne à l'écrit | |||
Grands parleurs | 5 | 2 | 40% | 5 | 5 | 100% |
Petits parleurs | 5 | 1 | 20% | 5 | 4 | 80% |
Le rôle de l'adulte
Le rôle de l'animatrice peut servir de facilitateur dans le débat si ses interventions consistent en questions ouvertes (que pensez-vous de ?, d'après vous..., ), régulation de la discussion, reformulation, ou invitation à la parole d'élèves timides ou introvertis. Ce dernier point est particulièrement important pour les filles qui ont eu tendance à rester plus en retrait que les garçons. Ces derniers, dans leur besoin affectif d'être écouté ou de briller aux yeux des autres, hésitent beaucoup moins à s'affirmer oralement. L'adulte pourrait alors veiller à équilibrer les interventions de façon à ce que certains n'empêchent pas d'autres de s'exprimer.
Son rôle peut aussi s'avérer déterminant dans la conduite du débat en permettant au groupe de s'intéresser à une réflexion d'un élève. Dans le travail de comparaison sur les deux versions de la fin3 de la Belle et la Bête, un groupe s'est davantage attaché aux différences esthétiques, alors qu'un autre avait d'emblée porté son attention sur l'éthique. Mes interventions ont alors consisté à faire approfondir un point en relançant les élèves sur ce que venait de dire une élève.
Avec Yakouba, qui est le seul texte sur lequel a été faite une étude comparative de dispositifs, les obstacles culturels mais aussi linguistiques de cette histoire ont parfois empêché les enfants d'accéder à sa symbolique. Il importait alors que l'animateur pointe ces difficultés afin de lever toutes les ambiguïtés susceptibles de gêner la compréhension du texte. Le dispositif qui semblait avoir le mieux fonctionné était celui où le texte a été dévoilé par parties et discuté lors des passages-clés, et où presque chaque mot du texte a eu son importance.
Mener un débat d'interprétation qui porte sur des textes porteurs de valeurs fortes n'est pas un exercice facile. L'enseignant y occupe une place centrale car il ne s'agit pas seulement de distribuer démocratiquement la parole ou de s'assurer par une reformulation systématique que tous ont bien suivi l'échange, il importe aussi de guider un groupe d'enfants et d'amener le plus grand nombre non seulement à apprécier le texte littéraire mais aussi à en saisir le sens profond pour ainsi mieux comprendre ce qu'il peut leur apporter dans la vie.
Enfin, c'est l'adulte qui est le plus à même d'articuler à bon escient débat et travail écrit afin que l'un enrichisse l'autre et inversement pour une meilleure réflexivité des élèves. Le rôle des enseignants dans la réussite de cette entreprise est donc ici essentiel car ils sont les " passeurs " de textes et de leurs significations auxquels certains enfants ne pourraient accéder sans eux.
La tâche que j'ai l'ambition de mener est maintenant d'explorer dans mon doctorat ces voies timidement ouvertes, en alliant au cours de l'activité littérature discussions et travaux écrits, afin de développer par la médiation de " bons " textes littéraires les capacités de réflexion d'un lecteur averti mais aussi sa dimension éthique. Le choix des textes est, en effet, un facteur non négligeable de par les valeurs qu'il véhicule, car même si d'un point de vue littéraire on peut exploiter une histoire, celle-ci n'est pas forcément propice à des discussions philosophiques.
L'objectif d'un enseignant étant de concevoir des séquences conformes au programme, mon souci sera de montrer qu'il est possible d'instaurer des séances de littérature qui développent chez l'élève non seulement la maîtrise de la langue, mais aussi des qualités essentielles à un être humain, lui permettant ainsi d'adopter l'attitude la plus juste dans le monde. N'est-ce pas là la quête première de la philosophie ?
(1) Petit M., Éloge de la lecture, la construction de soi, Belin, 2003, p 57.
(2) L'école est classée zone sensible et dispose d'une équipe pédagogique stable qui a commencé depuis peu à introduire des DVP sous l'impulsion du conseiller pédagogique de la circonscription de Saint-Gratien (95).
(3) Version d'origine et une adaptation plus courte.