La philosophie pour les enfants est aujourd'hui une activité relativement connue à travers le monde, surtout en Occident. Certains pays l'ont adoptée avec enthousiasme dans les écoles et les institutions scolaires. En d'autres endroits, c'est plutôt un sujet d'études pour les universités et les centres de recherche.
Matthew Lipman1 est le créateur et l'initiateur récent de ce domaine. Mais son programme - qui date aujourd'hui de plus de trente ans - ne doit pas être assimilé à la totalité de cette matière. Même sous son influence, de nombreux enseignants et chercheurs sont en train de développer des programmes et des méthodes " alternatives ". Sans parler de ceux qui ont l'intention de donner à leur théorie et leur pratique des bases différentes de celles qui sont avancées par Lipman.
Oscar Brenifier est un de ceux-ci. Français, il appartient à la culture où la tradition philosophique est probablement la plus enracinée de tous les pays occidentaux (...). On ne doit pas sous-estimer cette différence contextuelle, surtout lorsqu'on met en lumière le fait que Lipman a créé sa philosophie à l'intention des enfants au vu du manque de culture philosophique de ses étudiants à l'Université Columbia.
Les rédacteurs de la revue Américaine Thinking m'ont demandé de rédiger un article en réponse à celui de Brenifier (dans Diotime n° 21), article très critique de la pratique basée sur le programme de Lipman. Il fut rédigé par son auteur à partir de son expérience personnelle de la récente conférence ICPIC (Conseil International pour la recherche philosophique avec les enfants) qui a eu lieu à Varna, en Bulgarie, en juin 2003.
Il est toujours difficile de commenter une expérience, en particulier lorsque vous n'y avez pas pris part, ce qui est malheureusement mon cas puisque je n'ai pas pu être présent à Varna (...). Je n'ai donc pas la prétention de commenter ce qui s'est passé réellement à Varna, mais je veux simplement donner mon avis sur ses commentaires. J'apprécie l'opportunité que nous donnent les rédacteurs de Thinking d'engager un dialogue philosophique sur l'acte de philosopher avec des enfants. J'entends par là non pas un jugement moral ou normatif de telle ou telle autre idée mais plutôt une discussion critique des hypothèses et implications existant dans ces diverses idées.
Je distinguerai trois dimensions essentielles dans l'argumentation de Brenifier.
(W. Kohan rappelle alors les trois types d'objections d'O. Brenifier, publiées dans le n° 21 de Diotime :
- sur les questions philosophiques autour de la pratique de la philosophie pour les enfants
- sur les questions de méthodologie dans la pratique de la philosophie pour les enfants.
- sur les questions politiques soulevées par la pratique de la philosophie pour les enfants)
Bien que pertinente d'un point de vue épistémologique, l'accusation de relativisme paraît injuste envers la pratique et la théorie de P4C (abréviation de " Philosophy for children "), en particulier dans l'optique de Lipman, qui a sans cesse combattu personnellement le relativisme et toute relation de P4C à ce concept. Là-dessus, Brenifier paraît très proche d'institutions conservatrices et dogmatiques qui se préoccupent du fait que les valeurs portées par P4C concernent habituellement l'éducation morale des enfants.
Mais il me semble que Brenifier - et j'en dirais autant pour P4C, tel qu'il est pratiqué de la manière la plus fréquente - sous-estime le relativisme et tombe dans un piège philosophique. Son commentaire montre clairement qu'il pense en terme de relativisme épistémologique, et un défenseur de P4C pourrait lui rétorquer qu'il ne comprend pas l'essence de la dimension philosophique de P4C, à savoir que la philosophie et ses concepts sont, entre autres, matière à controverses. Dans cette optique, nul ne peut prétendre honnêtement posséder la vérité ; en d'autres termes, la vérité, comme n'importe quel autre concept philosophique, peut couvrir différentes perspectives et significations. La question n'est donc pas de savoir si les enfants devraient être relativistes ou absolutistes ou autre, mais s'ils devraient être des philosophes, ce qui signifie des personnes réfléchissant avec une approche ouverte, créative et critique aux différents concepts qui sous-tendent leur expérience quotidienne.
De plus, même si l'affirmation relativiste de cet enfant mentionné à Varna peut être disqualifiée, comme le fait Brenifier, celle-ci cache aussi quelque chose de plus intéressant : " dire ce qu'il veut " est une affirmation de liberté et probablement une réaction au contexte dans lequel on impose le vrai comme quelque chose d'absolu et de déterminé, indépendant des manières singulières de penser ces vérités : quelque chose comme la vérité transcendantale de la Raison, ou Dieu, ou autre. Malheureusement, la vérité - comme la pensée, la philosophie et tout autre concept - est quelque chose qui manque de noblesse, dans ce monde de nature historique : elle est contingente et arbitraire car elle se produit à travers bon nombre de contraintes humaines.
Il pourrait y avoir quelque chose de plus intéressant : les philosophes ne peuvent pas légitimement être utilisés comme arguments d'autorité pour juger ce que disent les enfants. Autrement dit, si une conception philosophique est philosophiquement solide, elle ne doit pas alors être prise pour modèle, vérité ou divinité que les enfants doivent refléter dans leur discussion. Avec toute sa force, la conception de Platon de la philosophie et de la vérité est seulement une conception parmi de nombreuses autres et nous devrions nous réjouir de l'expression de tout désaccord solide avec elle. On peut dire la même chose pour la référence à Leibniz tendant à justifier la raison pour laquelle l'unité doit être à la base de la pensée.
De nouveau, sur ce point, Brenifier est peut-être beaucoup plus proche de beaucoup de partisans de P4C qu'il ne le reconnaît, mais la question essentielle est que la conception de Leibniz de la pensée - comme celle de Platon, de Lipman et de tout autre -, si elle est philosophique, est alors problématisable, et la philosophie destinée aux enfants perd précisément sa dimension philosophique quand on confond une conception déterminée avec la conception générale.
Dans l'article cité, Brenifier reproduit simplement l'idéologie de l'Unique, qui même si elle est prédominante dans l'histoire de la métaphysique, ne sert qu'à inhiber le pouvoir de transformation de la pensée, en essayant de l'enfermer dans une totalité unique de la pensée. L'argument ad hominem de Brenifier contre Lipman (" l'inititiateur et le créateur d'un programme n'est pas lui-même un praticien ") est en vérité faible et fallacieux. Si nous devions faire attention à ces arguments, alors, par exemple, nous ne devrions plus lire La République pour la simple raison que Platon ne fut jamais la sorte de tuteur qu'il recommande d'être. D'un autre côté, le fait que de nombreux praticiens de P4C n'ont pas de culture philosophique est un vrai problème. Sans aucun doute, la frontière entre la pensée critique et la philosophie pour les enfants n'est pas aussi claire dans la pratique que dans les livres de Lipman. Et tant que les praticiens de P4C ne tiendront pas compte de la dimension philosophique de leur pratique, cette distinction perdra de plus en plus sa force. Mais comme toute personne engagée dans la pratique de la philosophie avec les professeurs et les enfants, je vois le problème sous un angle différent : la philosophie est quelque chose qui peut aussi pousser en chemin : si elle n'est pas aussi forte au début, elle peut le devenir de plus en plus justement par la pratique de la philosophie pour les enfants.
En la posant comme condition a priori, nous pourrions exclure de nombreuses personnes, du moins dans les environnements où la philosophie n'est pas si implantée dans la culture : nous ne laisserions que très peu de monde dans ce domaine. Au contraire, si nous laissons les enseignants qui possèdent une sensibilité philosophique acquérir leur culture avec la pratique, nous les gagnerons à la philosophie et la philosophie les gagnera à leur cause.
Brenifier questionne l'emploi du texte comme prétexte. Il estime que si un texte est utilisé simplement comme outil pour démarrer une discussion, il est mal utilisé. De toute évidence, cette critique vient d'une conception de l'enseignement de la philosophie où la lecture de texte a un rôle significatif et fondamental. Dans l'optique de Brenifier, la meilleure contribution que la philosophie pour enfants peut fournir à l'enseignement de la philosophie est une sorte de démocratisation de la classique analyse de texte tandis que dans ce paradigme, ce sont les enfants et non les enseignants qui font l'analyse, contrairement au schéma classique, et c'est le groupe et non l'enseignant qui détermine " le vrai du faux " de la lecture.
Mais Brenifier n'est pas prêt à mettre en cause la lecture de textes comme procédé de base de l'enseignement de la philosophie. Une fois de plus, il semble gêné par ce qu'il appelle " relativisme " : qui assurera de bonnes et cohérentes questions philosophiques ? Comment éviter les questions qui n'ont rien à voir avec le texte ? Et une fois les questions posées, pourquoi ne pas revenir au livre afin de trouver des indications pour répondre aux questions ? Pourquoi les enseignants et les enfants n'étudieraient-ils pas correctement les manuels et les romans ?
Parce que la philosophie est principalement... pensée, le processus actif et vivant de penser, et nous apprenons à philosopher essentiellement en philosophant ! Pour Brenifier, apprendre à philosopher est apprendre à lire des textes (comme les livres, le soi, le monde, l'autre), et utiliser un texte philosophique simplement comme prétexte est " encourager une réflexion bâclée, un manque de respect du discours écrit, et de l' " autre " en général. Nous ne disons pas que lire la philosophie n'est pas important, mais qu'il ne nous faut pas confondre une condition importante avec la condition essentielle. Brenifier soutient que sans " une autorité enseignante " le résultat peut se réduire à une lecture superficielle. En d'autres termes, quand on utilise les romans, pourquoi ne pas utiliser plutôt la littérature classique, les contes populaires ou les mythes traditionnels ? Parce que, pour Lipman, aucun de ces textes ne rebâtit l'histoire de la philosophie comme son programme le fait. Et l'intérêt de travailler l'histoire de la philosophie ne repose pas sur le fait que les enfants doivent formellement l'apprendre, mais sur l'opportunité des questions que cette reconstruction génère, qui ont une bonne chance de toucher aux racines mêmes de la philosophie.
J'ai mes propres critiques sur les romans et les manuels de Lipman et je les ai exprimées dans plusieurs textes. Je me sens très proche de Brenifier quant à sa critique des manuels. Il les croit sans valeur. Il soutient que si l'enseignant a une formation philosophique, il n'a pas besoin du manuel et, dans le cas contraire, il sera incapable de l'utiliser. Contrairement à ce dernier point, je crois que sans formation philosophique, l'enseignant pourrait être amené à utiliser le manuel dans une approche technique et non réflexive, ce qui est pire qu'inutile. Je suis d'accord avec Brenifier qu'enseigner est un art et qu'il n'y a pas de méthode pour inculquer ce talent artistique. Les autres points soulevés par Brenifier sont des résultats de son expérience et on devrait les considérer cas par cas. Tout ce qu'il dit sur la procédure du " lever la main " et d'autres techniques montre un risque réel et dans beaucoup de cas P4C peut vraiment bureaucratiser l'examen des idées des autres à travers le prisme de procédures techniques et non réflexives. Mais en éducation, comme dans l'art, il n'y a pas de " jamais " ni de " toujours ". Ce qu'un enseignant doit ou ne doit pas faire dépend beaucoup plus de sa sensibilité philosophique et pédagogique que de ce qu'un " expert " en philosophie ou en éducation lui aura prescrit. Je suis d'accord avec Brenifier qu'on ne peut pas faire philosopher des étudiants sans philosopher activement, ce qui est en soi un autre art. Mais en même temps, la technique personnelle de Brenifier, " penser l'impensable ", comme toute autre technique, peut se révéler une alternative intéressante si on ne l'emploie pas comme recette fournissant magiquement une réflexion philosophique à la classe.
Je ne connais aucun praticien P4C qui ne soit pas d'accord avec Brenifier que la communauté du questionnement se contredit quand ses membres défendent leurs positions à tout prix ou quand on fait pression sur les individus d'accepter la pensée majoritaire. Ces situations ne semblent pas de bons exemples de cette sorte de pratique. Finalement, Brenifier marque un point quand il fait remarquer que la philosophie destinée aux enfants n'a pas changé ses procédés depuis vingt-cinq ans (je dirais même depuis plus longtemps, près de trente-cinq ans aujourd'hui). Je sais que beaucoup de personnes pensent qu'il y a eu de nombreux changements, et vous citeront, en exemple, l'écriture d'un nombre de romans dans les dix dernières années.
Il soutient aussi qu'une conférence internationale sur la philosophie destinée aux enfants ne montre aucune nouvelle procédure. La procédure très simple, ennuyeuse et définitive, est toujours la même. La pratique de P4C participe plus du dogme que d'un objet de discussion, soutient-il. Certainement, le manque d'autres Brenifier au cours de ces années doit être mentionné ! Une question à approfondir est pourquoi P4C n'a pas pu recevoir davantage de contributions philosophiques. D'un côté, il est vrai que l'intérêt pour la philosophie destinée aux enfants requiert un intérêt pour l'éducation. Et, de nos jours, il est très difficile de trouver des philosophes qui s'intéressent à l'éducation.
L'enseignement de la philosophie et même la philosophie de l'éducation sont considérés comme " mineurs " et pas aussi " nobles " que d'autres domaines philosophiques. En même temps, si nous mettons les choses en perspective, trente-cinq ans, ce n'est pas beaucoup dans l'histoire d'une discipline, surtout à ses débuts. Ce qui fait que nous pourrions être au début d'un processus ouvert. À coup sûr, si des philosophes comme Brenifier poursuivent leur contribution dans ce domaine, celui-ci ne sera plus le même dans le proche futur.
Il me semble que Brenifier marque un point dans le dernier des trois points de mon résumé. La philosophie et la démocratie sont toutes deux controversées et c'est seulement dans une acceptation très spécifique et limitée de la philosophie que celle-ci doit être donnée aux enfants comme outil de formation de citoyens de la démocratie. Tout au long de son histoire, la philosophie a eu des relations très variables avec la démocratie. Rien ne paraît moins philosophique que la prétention de la philosophie à une nature démocratique.
Quant à la dimension politique de la philosophie, il y a un paradoxe subtil. D'une part, il ne semble pas philosophiquement intéressant de concevoir la philosophie à l'école comme outil d'introduction de valeurs politiques ou sociales prédéfinies. Au minimum, il devrait y avoir une certaine tension dans ce cas, parce que toute valeur politique devrait être soumise à la critique philosophique, ne pouvant être une fin absolue en soi. En même temps, la critique philosophique n'est pas neutre en terme de valeurs sociales et politiques, et nous, en tant qu'éducateurs, ne serions guère intéressés à introduire la philosophie si en même temps celle-ci ne contribuait pas à un monde dans lequel nous aimerions vivre. En d'autres termes, pourquoi introduisons-nous la philosophie à l'école ?
Je dirais que la philosophie, par son questionnement libre, a besoin de certaines valeurs qu'elle nourrit en retour : la liberté, pour questionner ce qui ne serait pas mis en question ; le non-conformisme, pour continuer à questionner même lorsque plus rien ne semble mériter de nouvelles questions ; l'autonomie pour poser ses questions et non celles des autres, la sensibilité à l'autre pour percevoir les questions auxquelles nous n'avions pas pensé, l'ouverture d'esprit pour accueillir l'inattendu produit par le questionnement, la réflexion, pour trouver des questions et questionner notre pensée. Mais comme je l'ai dit précédemment, comme éducateurs et non-philosophes (même si je suis conscient que la distinction est confuse et nécessiterait beaucoup plus de place que cet article pour être éclaircie) ou, mieux encore, en tant qu'éducateurs-philosophes ou philosophes-éducateurs, ces valeurs ne sont pas satisfaisantes. Autrement dit, comme éducateurs-philosophes, nous pourrions nous demander ce que nous voulons accomplir en introduisant la philosophie à l'école. Voulons-nous des enfants plus orientés philosophiquement ou de meilleurs enfants ? Dans le premier cas, allons-nous renoncer à tout projet politique ? Dans le deuxième cas, comment déterminer le " bien " ?
La philosophie destinée aux enfants, au moins dans la théorie et la pratique qui la dominent, prend parti pour la seconde option. Le monde meilleur prend forme par des valeurs comme la démocratie, la tolérance, le respect, le dialogue et l'attention. Dans sa critique de la philosophie pour les enfants, Brenifier passe d'une position à l'autre. Ici, il critique P4C pour ses abandons philosophiques, là il le critique pour son affirmation des valeurs à la mode, bien qu'il soit en désaccord avec la description précédente des valeurs nécessaires et nourries par le questionnement philosophique.
Il est probable que la présence de la philosophie dans les écoles ou toute autre entreprise éducative se fera toujours sous forme paradoxale, et les questions que j'ai simplement présentées sont de nature philosophique, c'est-à-dire ouvertes, contestables, polémiques. Pour cette raison, je ne prétends pas apporter des réponses et je voudrais suggérer que n'importe quelle réponse absolue, adoptant un côté ou l'autre des possibles, souffrira du manque de réponse de l'autre.
Plus concrètement, je ne suis pas prêt à accepter l'idée que la philosophie puisse être soumise à une quelconque valeur prédéfinie, mais je ne suis pas davantage prêt à accepter l'idée que la philosophie ne puisse pas jouer un rôle pour arriver à un monde moins totalitaire, moins injuste et moins laid. Ces deux positions semblent se contredire ou paraissent tout au moins paradoxales, et il se pourrait qu'une présence vraiment significative de la philosophie comme réflexion dans l'éducation ne puisse échapper à cette contrainte.
(1) M. Lipman a autorisé M. Tozzi à publier les articles qui paraissent en anglais dans Diotime (et inversement). Qu'il en soit remercié !