Dans le numéro d'avril 2004 de Diotime-L'Agora, Oscar Brenifier jette un regard critique sur la méthode Lipman, sur la base de l'observation qu'il a pu en faire dans le cadre de la Conférence organisée en 2003 à Varna (Bulgarie) par l'International Council for Philosophical Inquiry with Children (ICPIC). Nous publions deux articles de réaction à ses critiques, provenant du Québec et du Brésil.
O. Brenifier soumet un ensemble de " réflexions suscitées par les événements et les débats observés à Varna " avec la " seule préoccupation (...) de mettre au jour quelques problématiques concernant l'activité philosophique avec les enfants " et, pour cela, il situe ses réflexions sur un horizon de " décontextualisation de [sa] narration " dans l'optique de pouvoir " plus facilementinciter à la méditation " (Brenifier, 2004, p. 1]1.
En tant que responsable pendant plusieurs années de la formation d'enseignant(e)s dans le cadre de projets de recherche avec le programme de Philosophie pour enfants au Québec et ayant animé des discussions avec cette approche dans des classes tant au primaire qu'au secondaire, les propos de Brenifier sur divers aspects problématiques de l'activité philosophique avec les enfants, articulés à son regard critique sur la méthode Lipman, m'ont effectivement incité à la méditation.
En fait, je suis passablement d'accord avec Brenifier sur nombre de remarques qu'il formule concernant la nature de l'activité philosophique avec des enfants et les dérives auxquelles certaines pratiques (pas seulement en Philosophie pour enfants) peuvent conduire, confortant l'expression d'opinions pseudo-personnelles et renforçant une tendance au relativisme, au lieu de soutenir les enfants dans l'apprentissage rigoureux de compétences philosophiques dans l'optique d'apprendre à penser par soi-même.
Son texte m'a cependant permis de mieux saisir la nature de sa critique à l'égard de l'approche de la Philosophie pour enfants, constatant, malgré son souci de décontextualisation, qu'elle s'élabore essentiellement sur la base des observations particulières qu'il a pu faire à Varna. J'ai donc de la difficulté à le suivre dans sa critique de la Philosophie pour enfants quand il amalgame " les débats observés à Varna ", et " mouvement lipmanien " et la " méthode Lipman ". Le présent texte est une occasion de poursuivre le dialogue et de l'élargir à la communauté de toutes les personnes préoccupées par la rencontre de la philosophie et de la pédagogie, qui s'intéressent à l'enseignement de la philosophie aux enfants. J'aimerais proposer un autre regard critique sur la " méthode Lipman ".
La question de l'articulation de la philosophie et de la pédagogie est sans doute au coeur des regards différenciés que nous pouvons porter sur le programme élaboré par Lipman, car il s'agit bien d'un programme et non seulement d'une méthode qu'il conviendrait d'appliquer correctement. Brenifier conclut son texte en affirmant que " la tentative de reconstruire la philosophie comme un programme scolaire pour les enfants semble un peu courte " ajoutant que " l'intention est peut-être là, mais la pratique actuelle ne se réalise pas selon le voeu de ses fondateurs, à tort ou à raison " (p. 14). Il affirme que " le problème du contenu philosophique n'est pas au coeur de l'affaire " (p. 10) et que le " mouvement lipmanien " a principalement fourni " ici et là une contribution importante à la pédagogie " avec " une touche philosophique " (p. 14).
... Absent depuis plusieurs années de la scène internationale en Philosophie pour enfants, je ne suis pas non plus en mesure de dire si le mouvement lipmanien a évolué de façon telle qu'il se structurerait dorénavant autour d'une même " matrice culturelle de base " (p. 2) comme l'y associe Brenifier. J'ose croire cependant que tel n'est pas le cas et que, de toute façon, si l'on peut parler d'un mouvement lipmanien, ne serait-ce que par l'utilisation du matériel élaboré par Lipman et par le recours à l'approche pédagogique caractéristique de la Philosophie pour enfants, il comporte certainement plusieurs courants, et il serait hasardeux de les réduire à une même matrice culturelle de nature relativiste.
... Plus largement, si les motivations pour introduire des discussions à visée philosophique dans le cadre scolaire peuvent varier d'une approche à l'autre (mouvement, courant, méthode, cadre méthodologique...) ou à l'intérieur d'une même approche, l'innovation, pour ce que j'en connais, n'est pas que pédagogique, mais vise à faire entrer à l'école la philosophie et l'apprentissage du philosopher dès le primaire.
Pour Louise Marcil-Lacoste, " la question d'adéquation entre le philosophique et le pédagogique " trouve chez Lipman " une réponse d'autant plus féconde qu'elle est programmatique ". Son entreprise repose sur " l'idée d'une philosophie qui serait un apprentissage de l'art de penser ", " au lieu de la philosophie comme cime, comme achèvement, voire comme perfection ". Dès lors, il est possible d'enseigner la philosophie au primaire par " des activités permettant de rendre les enfants conscients du fait qu'ils pensent et qu'ils ont pensé " (Marcil-lacoste, 1990, p. 12-13). Lipman, en proposant un curriculum en philosophie adapté aux enfants et structuré de manière logique et rationnelle pour favoriser le développement des habiletés de penser, vise explicitement " une restructuration du processus éducatif " selon un " modèle réflexif ", ayant " pour objectif l'acquisition d'une meilleure compréhension et d'un meilleur jugement " à travers l'expérience d'une " communauté de recherche animée par un professeur ", en opposition à un " modèle classique " de " transmission d'un savoir " par un " maître investi d'autorité " où " l'élève n'aura accès aux connaissances que dans la mesure où le maître lui-même les détient " (Lipman, 1995, p. 30-31).
Les travaux de recherche avec la Philosophie pour enfants auxquels j'ai été associé ont visé à s'inscrire dans ce paradigme réflexif en étant attentif à la double dimension, philosophique et pédagogique, des activités pour apprendre à penser, qu'elles se déroulent en classe avec les enfants ou dans le cadre d'ateliers de formation avec des enseignantes et des enseignants.
L'articulation du philosophique et du pédagogique mérite sans doute d'être rappelée devant les applications tronquées dont semble avoir été témoin Brenifier, qui n'a vu dans l'atelier de Philosophie pour enfants que l'expression d'un " relativisme simple et plat " (p. 2) dans un " flot sans fin d'opinions " (p. 5) dont le leitmotiv consiste vraisemblablement à " échapper à la confrontation " (p. 9) au point que ce qui s'y passe " ressemble davantage à un bouillonnement d'idées qu'à une construction réelle de la pensée " (p. 10). C'est ainsi que, pour Brenifier, la Philosophie pour enfants s'inscrit de facto dans le champ particulier de la pédagogie et que " le projet lipmanien compromet sa propre intégrité philosophique uniquement pour rester en vie ", si bien qu'il y reste très peu de philosophie (p. 14-15).
L'analyse de Brenifier mérite d'être nuancée et complétée, car certains de ses propos m'apparaissent souffrir de quelques raccourcis, sans doute par manque d'information en raison du cadre particulier d'où il tire ses observations, mais peut-être aussi en fonction d'un désaccord plus profond qui tiendrait à une divergence de vue quant à la visée même de l'entreprise philosophique auprès des enfants.
L'atelier en Philosophie pour enfants : une procédure pour une communauté de recherche
Brenifier résume, dans un court paragraphe (p. 3), " l'atelier lipmanien de base ", tel qu'il l'a vu à l'oeuvre à Varna. Je dois dire que je ne reconnais pas là l'atelier de base de la Philosophie pour enfants. J'y retrouve bien sûr le schéma classique de l'atelier en trois temps (lecture, identification de questions, discussion), dont on peut effectivement craindre le caractère ennuyeux s'il se joue toujours selon un même scénario répétitif, alors qu'il est relativement facile d'éviter cela par quelques innovations pédagogiques simples, une fois bien comprises et intégrées les composantes essentielles de la séquence. Or, ce sont celles-ci que je ne retrouve pas ici, à commencer par la prise en considération du texte initial. Je ne puis donc que partager mon étonnement avec Brenifier sur ce point. Je suis surpris également de l'allure que semble prendre l'étape de formulation des questions, alors qu'il s'agit d'un moment-clé, afin que les aspects retenus pour la discussion qui va suivre renvoient à des problématiques à la fois significatives pour les élèves et susceptibles d'être traitées selon une perspective philosophique.
Les personnes oeuvrant avec le programme de Philosophie pour enfants se sont, pour la plupart, familiarisées avec son approche pédagogique en participant elles-mêmes à des ateliers. Ceci expliquerait peut-être, par-delà les expériences différenciées, que la procédure de base se trouve ainsi résumée à une formule simplifiée en trois temps, d'autant qu'il n'existe pas, du moins à ma connaissance, une description détaillée et explicite de cette procédure dans les ouvrages de Lipman, sinon une description assez sommaire où Lipman indique cinq stades assez distincts : présentation d'un texte, établissement d'un ordre du jour, renforcement de la cohésion de la communauté (recherche dialogique), appel à des exercices et des plans de discussion, encouragement à d'autres réponses (Lipman, 1995, p. 287-289)2.
Cette procédure repose sur la lecture initiale d'un texte, prenant la forme d'une histoire mettant en scène des personnages qui pensent, se questionnent et dialoguent entre eux, texte à l'égard duquel il est demandé aux participants, dans un deuxième temps, d'indiquer ce qu'ils y trouvent d'intéressant. Ce sont leurs commentaires, remarques et questions qui deviendront la matière des discussions qui suivront. On ne s'engage donc pas dans une analyse classique de texte dont les clés sont entre les mains de l'enseignant. Mais on ne fait pas non plus que ramasser pêle-mêle les idées exprimées spontanément pour finalement voter en faveur de celle qui sera discutée. En ce sens, quand quelqu'un propose une idée, il devrait toujours lui être demandé d'indiquer ce qui l'a aiguillé dans le texte lu au départ. La " méthode Lipman " perd toute sa substance et sa portée si on banalise ce texte dont la fonction est de donner à penser et de mettre en présence d'éléments de philosophie sous le mode narratif.
Ces deux étapes en connexion permettent d'opérer dès le départ un double mouvement de décentration-centration. La lecture d'un texte décrivant le vécu de personnages décentre l'élève de son expérience immédiate ou de son opinion spontanée. À la suite de la lecture, il est invité à dire ce qu'il trouve d'intéressant dans ce texte, dégageant ses propres objets de préoccupations par un retour sur lui-même en lien avec des situations vécues par des personnages auxquels il peut s'identifier. Puis un premier niveau d'échange, pour faire la liste des sujets d'intérêt, opère un va-et-vient entre la centration et la décentration, chacun étant encouragé à s'exprimer pour dire son idée et l'expliciter au besoin, mais étant aussi invité, selon le cas, à suggérer des formulations pour clarifier l'idée d'un autre, à revenir au texte pour resituer ce qui est dit et le mettre en perspective, à faire des liens entre des idées déjà exprimées, à proposer une question plus englobante pour tenir compte de diverses formulations.
À la fin des deux premières étapes, la classe se trouve devant un ensemble de points d'intérêt, formulés si possible sous forme de questions ouvertes. Cela deviendra l'ordre du jour de la discussion qui peut s'amorcer séance tenante, mais qui devrait se poursuivre sur une période plus ou moins longue tant qu'il y a de la matière à traiter. À cet égard, la procédure qui consiste à faire voter les élèves pour retenir un sujet qui est liquidé séance tenante, dans l'optique de reprendre à la séance suivante le processus complet (lecture, questions, discussion), m'apparaît improductif pour ce qui est d'apprendre à penser en communauté de recherche. Je comprends que cette procédure s'impose dans le cadre de séances de démonstration ou de formation où il faut donner à voir toutes les étapes de la méthode, mais elle devrait être exceptionnelle dans le contexte d'une classe.
Nous sommes alors dans le troisième temps, celui de la discussion en communauté de recherche. L'étape précédente, par les capacités d'expression et d'écoute qu'elle a mobilisées pour ne pas se réduire à un simple exercice d'énumération de questions, a en quelque sorte constitué une phase d'échauffement. La partie peut maintenant se jouer et tous sont invités à s'exprimer sur les sujets retenus.
L'animation d'une discussion philosophique : le rôle essentiel de l'enseignant
Lipman ne croit pas que les enfants soient naturellement philosophes et qu'il suffit qu'ils soient dans un environnement libre et propice pour que leurs habiletés de penser s'exercent et se développent. Il estime plutôt qu'il faut des " modèles " pour que cela advienne (Lipman, 1995, p. 262-263). Ces modèles, il les présente d'abord dans le texte des récits qu'il propose, mettant en scène des personnages " engagés dans une pensée d'excellence " (Lipman, 1995, p. 263) qui illustrent le type de recherche qu'on vise à encourager dans la classe. Il est à noter que ces personnages représentent différents styles de pensée et véhiculent diverses perspectives philosophiques en filigrane; les enfants qui lisent ces histoires n'ont donc pas accès aux idées d'un seul auteur, ni à une illustration d'un seul type de rapport au monde, mais à plusieurs.
Ces modèles devraient aussi pouvoir se rencontrer dans la classe. Les élèves devraient les retrouver chez leurs condisciples quand, par exemple, en communauté de recherche, " ils prennent l'habitude de s'interroger mutuellement à propos des raisons ", et chez l'enseignant, non pas comme le détenteur de la bonne ou de la mauvaise réponse, mais " dans le sens qu'il se soucie plus de la procédure de recherche que de la justesse de la réponse " (Lipman, 1995, p. 263). À cet égard, Lipman donnerait raison à Brenifier qui s'inquiète de la direction que prend la discussion quand, outre le fait que le texte de départ soit banalisé, les élèves livrent à tour de rôle leurs opinions, sans faire de liens entre les points de vue.
Il est vrai que donner la parole aux enfants pour leur permettre d'exprimer ce qu'ils pensent constitue déjà une révolution à l'école et que cette pratique doit être encouragée pour transformer une culture scolaire centrée sur la transmission des connaissances dans laquelle l'élève n'est invité à s'exprimer que pour répondre aux questions fermées de l'enseignant, qui vérifie ainsi le niveau de maîtrise des contenus privilégiés par l'école, ou s'appuie sur les bonnes réponses pour exposer la matière sous un mode pseudo-interactif. Pouvoir s'exprimer librement, sans le jugement de l'enseignant, représente à cet égard un pas important permettant à l'élève de se reconnaître comme sujet pensant et c'est sans doute la dimension qui inspire nombre de personnes qui cherchent à introduire en classe un espace de prise de parole des élèves.
Il est relativement facile pour un enseignant de lancer une discussion libre en demandant simplement aux élèves de donner leurs opinions. Par contre, quand on veut que les enfants apprennent à penser, on fait fausse route quand on croit que la tâche se réduit à donner la parole aux enfants, sans aucune autre forme d'intervention par crainte de dire quoi penser au moment de montrer à penser. Ce qui m'a frappé dans le programme de Lipman quand je l'ai découvert et que j'ai commencé, avec des collègues de l'Université du Québec à Montréal, à l'utiliser dans une perspective de développement éthique, c'est qu'il donne une place prépondérante à la parole des élèves, sans évacuer la place de l'enseignant, puisqu'il privilégie le guidage d'un processus d'investigation collective où les élèves sont appelés à dialoguer et à raisonner ensemble.
Une certaine conception de la communauté de recherche voudrait que l'enseignant soit un participant comme les autres, ce qui lui permettrait de se présenter comme un être qui se questionne au même titre que les autres membres du groupe, marquant par là clairement la rupture avec le modèle autoritaire de la pédagogie traditionnelle. S'il est fondamental, selon une perspective de pratique éducative réflexive, que l'enseignant s'inscrive lui-même dans une démarche de questionnement, il me semble que cette conception néglige de reconnaître le caractère asymétrique de la relation éducative dans l'espace scolaire où l'enseignant, comme adulte, exerce une fonction particulière, celle d'organiser des situations éducatives pour que les élèves fassent des apprentissages significatifs. L'enseignant n'a donc pas à se mettre en retrait pour laisser la parole des élèves prendre toute la place ou à participer pour ajouter sa voix à la polyphonie ambiante, mais il doit apprendre à jouer un rôle différent de celui qui est sollicité de lui dans une approche de transmission du savoir où il sanctionne la bonne réponse.
Les propos de Lipman cités plus haut situent clairement ce nouveau rôle sur le plan de la procédure de recherche, mais peuvent laisser entendre qu'il n'a plus à se soucier de la justesse des réponses. C'est ce que semblent avoir retenu les jeunes rencontrés par Brenifier à Varna quand ils affirment " que ce qui était génial en philosophie, c'est qu'il n'y avait ni vrai, ni faux, et que chacun pouvait dire ce qu'il voulait " (p. 1). De toute évidence, l'animateur des discussions a négligé son rôle de gardien de la procédure de recherche, qui devrait permettre la justesse des propos sous un mode renouvelé : plutôt que d'être sanctionnée par l'autorité de la parole prépondérante de l'enseignante, en référence à un savoir qu'il est seul à posséder, la justesse des propos doit être le résultat d'un processus interactif de raisonnement animé par l'enseignant. Apprendre à penser pour l'élève a pour corollaire chez l'enseignant d'enseigner à raisonner. D'où l'importance de la formation des enseignants pour s'habiliter à animer des discussions selon un processus rigoureux de recherche et éviter de tomber dans le piège du relativisme en se bornant à mener des discussions libres qui restent souvent superficielles.
La formation à l'animation de discussions en Philosophie pour enfants passe par la participation à des communautés de recherche permettant d'expérimenter soi-même, comme participant et animateur, le processus de recherche philosophique et de se familiariser avec l'approche pédagogique et le matériel didactique du programme, à savoir des histoires destinées aux enfants et des manuels à l'intention des enseignants où ils retrouvent des indications philosophiques sur les idées directrices qui ont inspiré la rédaction des histoires ainsi que des plans de discussions et des exercices reliés à ces idées. Cette formation veut permettre de s'outiller en vue de favoriser les interactions en classe, soutenir le raisonnement et veiller à la teneur philosophique du processus.
Le coffre à outils de l'enseignant devrait contenir, d'une part, un outillage de base constitué d'un répertoire de questions générales servant à clarifier, mettre en tension et expliciter les points de vue3 et, d'autre part un outillage plus spécialisé fait de plans de discussions et d'exercices en lien avec les problématiques soumises à la discussion de manière à pratiquer en contexte des habiletés particulières de penser et à explorer les concepts philosophiques sous-jacents aux thématiques. C'est tout un art de l'animation et du questionnement qu'il s'agit de mettre en action afin d'orchestrer la discussion dans une démarche réflexive ouverte et rigoureuse et de favoriser ainsi, par la pratique de la délibération collective raisonnée, le développement du jugement.
Comment expliquer alors l'écart entre le projet initial de Lipman et l'application dont témoigne Brenifier? La question de la formation du personnel enseignant doit être examinée de près, car elle constitue la pierre angulaire de toute innovation pédagogique : les plus beaux projets de réforme du curriculum demeurent des vues de l'esprit sans la participation des artisans de l'action éducative au quotidien.
La formation du personnel enseignant par la pratique et la réflexion sur la pratique
Même si Brenifier nous laisse sur notre faim en matière de modalités de formation, la cause de l'écart entre le projet initial de Lipman et la pratique actuelle qu'il décrit semble se trouver, d'après ses commentaires, du côté de l'absence de culture philosophique chez les enseignants...
La question est de savoir jusqu'où doit aller la formation philosophique des personnes qui veulent mener une pratique philosophique au primaire. S'il faut une formation poussée, il faut d'emblée écarter les généralistes de l'enseignement, si bien que la possibilité pour les enfants d'être introduit dès leur plus jeune âge au domaine de la philosophie risque de se limiter à de très rares exceptions, dans les seuls milieux qui auront les moyens d'obtenir les services d'un philosophe patenté pour ce faire. Or la philosophie, comme art de penser, devrait être accessible à tous. Certains diront sans doute qu'il ne pourra pas s'agir alors de philosophie, si une formation poussée n'est pas exigée des praticiens. Louise Marcil-Lacoste propose une comparaison intéressante à ce propos : " Pour quelle raison l'ensemble de ces activités proposées aux enfants dans le but de les aider à s'approprier le fait même qu'ils pensent serait-il moins lié à la philosophie que l'ensemble des activités proposées aux enfants dans le contexte des autres disciplines n'est lié aux autres disciplines d'appui ? Pourquoi refuserait-on de dire qu'on "enseigne" ici de la philosophie aux enfants de la même manière qu'on dit leur enseigner des mathématiques, du français, de la géographie, de l'histoire, de la musique ou de la religion ? Personne ne songe, dans les autres disciplines, à invoquer les cimes comme autant d'interdits pour l'enseignement " (Marcil-Lacoste, 1990, p. 14). L'absence de culture philosophique chez les enseignants ne devrait pas constituer un de ces interdits pour l'enseignement de la philosophie aux enfants.
Comme je l'ai évoqué plus haut, la réponse de Lipman à la problématique de la formation du personnel enseignant est pratique et rappelle l'adage selon lequel c'est en forgeant qu'on devient forgeron : il s'agit prioritairement de s'engager soi-même dans une communauté de recherche philosophique pour savoir en quoi elle consiste en vue de pouvoir la mettre en oeuvre dans un autre contexte. Cette formation expérientielle d'apprentissage par la pratique (" learning by doing ") vise l'intégration des dimensions philosophiques et pédagogiques qui se trouvent à la base du programme. En priorisant une approche de formation qui consiste à faire de la philosophie entre adultes à la manière de ce qu'on fera avec les enfants, Lipman choisit une voie qui place au départ une expérience partagée sur laquelle il est possible de réfléchir par la suite, avant de la traduire dans un contexte éducatif, cherchant ainsi à éviter les dérives des considérations techno-pédagogiques des praticiens pédagogues et celles des envolées académiques des philosophes.
Est-ce que la participation à une communauté de recherche philosophique s'avère suffisante pour habiliter les enseignantes et les enseignants à l'animation de discussions philosophiques avec leur élèves? Certainement pas. Et cela, Lipman et ses proches collaborateurs l'ont rapidement compris, proposant que la formation de base soit complétée dans les milieux implantant le programme de Philosophie pour enfants par diverses formules d'encadrement faite de supervision (coaching) où alterneraient des démonstrations (modeling) et des observations.
À mon avis, une large part de l'explication relative à l'écart entre le projet philosophico-pédagogique initial de Lipman et l'application dont témoigne Brenifier tient au fait que les modalités de formation et de soutien du personnel enseignant ont été souvent négligées : dans trop de milieux où l'on a accepté d'implanter le programme, on s'est appuyé sur des praticiens volontaires sans que les autorités scolaires locales se soient préoccupées des conditions nécessaires à son implantation. Brenifier a raison de s'inquiéter du poids qui peut alors reposer sur les seules épaules des enseignants. Mais, il ne s'agit pas alors seulement d'un problème de culture philosophique, comme semble l'estimer Brenifier.
Dans le cadre scolaire actuel, quand des enseignants cherchent à introduire l'apprentissage de la pensée à l'école, ils se trouvent aux prises avec des paradigmes pédagogiques contradictoires et avec un champ disciplinaire réputé inaccessible aux enfants, la plupart des philosophes doutant de toute initiative en ce sens. Dans les projets de recherche auxquels j'ai été associé dans différents milieux scolaires, nous avons donc cherché à travailler sur les deux plans à la fois, en prévoyant des espaces où les enseignants pouvaient faire pour eux-mêmes l'apprentissage de la discussion philosophique et réfléchir ensemble sur cette expérience, et aussi, particulièrement quand il était impossible de mettre sur pied des modalités d'accompagnement des enseignantes directement dans les classes, en instaurant des moments pour réfléchir sur les pratiques en classe, à partir des récits des enseignants ou de données qui donnent accès à ces pratiques (enregistrements audio, vidéos, verbatims de séances, etc.).
Par là, il a été possible de problématiser la pratique en se questionnant sur le contenu philosophique des discussions, en s'interrogeant sur le développement des habiletés de penser des élèves, en se préoccupant de la nature des interactions sociales dans la classe, en étant attentif aux modalités de la délibération collective et à ses résultats en termes de construction du savoir, en examinant la diversité des rôles de l'enseignant dans l'animation d'une communauté de recherche, en analysant l'effet des interventions sous différents angles de manière à optimiser l'action. La formation du personnel enseignant s'est ainsi ancrée dans une pratique concrète et dans un travail de réflexion collective sur cette pratique, ouvrant la voie à une appropriation critique de l'approche de la Philosophie pour enfants et à une restructuration du savoir-enseigner, non seulement dans le contexte particulier de la période de philosophie, mais pour l'ensemble de la pratique éducative.
À la lumière de ce qui précède, on comprendra que ce qui m'a guidé dans mes commentaires sur ceux d'Oscar Brenifier, c'est la difficulté à reconnaître dans ses propos le projet initial de Lipman, du moins tel que je l'ai compris et cherché à le traduire dans différents projets en milieu scolaire québécois. Le point de départ du regard différencié que j'ai voulu apporter ici s'articule à la description de la " procédure " en Philosophie pour enfants dont la richesse et la complexité ne peuvent se réduire à un schéma simplifié, surtout si cette procédure est amputée de sa composante la plus fondamentale, le rapport à un texte qui présente sous un mode narratif la matière philosophique du programme.
Partant de là, puisqu'il s'agit de mettre en oeuvre un processus de recherche philosophique au sein du groupe en le constituant en communauté de recherche, je me suis arrêté au rôle de l'enseignant qui ne peut pas se réduire à donner la parole, laissant s'instaurer un climat de discussion libre qui deviendra un terreau fertile pour le relativisme, sans parler des risques de dérives dogmatiques et de conflits ouverts. L'enseignante est appelé à jouer un rôle différent de celui qui est attendu dans le cadre de la pédagogie traditionnelle : comme animateur de la discussion, il a le devoir de l'orchestrer en étant le gardien de la procédure du processus de recherche philosophique, ce qui exige de connaître les outils avec lesquels il travaille, d'apprendre à les utiliser et de faire appel à un répertoire d'interventions qui favorisent les interactions entre les individus dans une démarche de délibération collective dont le résultat devrait être de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et de juger raisonnablement diverses situations auxquelles nous sommes confrontés. La formation à ce type d'intervention, pour être optimale, requiert de faire soi-même l'expérience d'une communauté de recherche avec ses pairs, pour s'éprouver soi-même comme sujet pensant et réfléchir de façon critique, en référence à des expériences concrètes d'enseignement.
Dans ce contexte, l'expression " communauté de recherche ", qu'elle désigne un groupe d'enfants ou un groupe d'adultes, réfère à une pratique dialogique disciplinée, s'appuyant sur l'apport différencié des individus et faisant appel à leur créativité et à leur sens critique, pour mener une entreprise d'élucidation collective d'enjeux significatifs et offrir ainsi une expérience essentielle de vivre ensemble.
(1) Brenifier, O. (2004). Regard critique sur la méthode Lipman, Diotime, revue internationale de didactique de la philosophie, n° 21 (avril 2004).
(2) Au Québec, nous avons été quelques-uns à chercher à décrire cette procédure pour en préciser les modalités et en faire comprendre la teneur... Voir mon texte dans un ouvrage collectif sous la direction d'Anita Caron (Lebuis,1990), repris dans Entre-Vues (no 10, mai 1991, pp. 39-61). Et d'autres descriptions dans l'ouvrage de Pierre Laurendeau (1996, en particulier p. 77-81) et celui dirigé par Michel Sasseville (1999, en particulier le chapitre de Marcel Savard sur " les principaux moments de l'animation ", p. 65-83).
(3) C'est ce type de répertoire que j'ai cherché à présenter aux enseignants dès nos premières expériences en milieu scolaire, avec le texte, signalé dans la note précédente, portant sur l'animation d'une discussion philosophique (Lebuis, 1990). Dans une dernière section de ce texte traitant de " L'art de questionner ", je reprenais en partie des indications pratiques disponibles dans l'ouvrage classique de Lipman, Sharp et Oscanyan (1980) qui n'a jamais été traduit en français (Chapitre 7 - Guiding a Philosophical Discussion). On retrouve également de très brèves indications dans le manuel La recherche philosophique accompagnant le roman La découverte de Harry : une liste de vingt-cinq pratiques à éviter (ex. obliger les élèves à relever les idées directrices en fonction de ce que propose le guide d'accompagnement plutôt que de tenir compte de leur intérêt) et un peu plus de deux pages sur les pratiques à observer.