Revue

Les ateliers de philosophie et la pédagogie coopérative à l'école primaire

Une recherche témoignant de la rencontre féconde dans les pratiques de l'atelier philo de l'AGSAS (Jacques Lévine) avec le courant Freinet de la pédagogie coopérative.

Nous souhaitons rendre compte d'une action de recherche-accompagnement effectuée, à partir d'octobre 2000, auprès d'une dizaine de classes et d'écoles coopératives de la région Rhône-Alpes. Celle-ci a été mise en oeuvre dans le cadre d'un partenariat entre l'IUFM de l'Académie de Lyon, l'INRP et l'OCCE. Elle concourt également à la formation des enseignants : elle permet aux maîtres qui y participent de confronter et d'analyser leurs pratiques. D'autre part, ses résultats font l'objet d'actions de formation initiale et continue à l'IUFM.

Nous avons envisagé quels pouvaient être les effets de la coopération sur le développement du langage oral et l'éducation à la citoyenneté. Des questionnaires ont été soumis aux enseignants ainsi qu'aux parents, et des entretiens individuels et collectifs ont été conduits auprès des élèves. Les organisations de travail coopératives instituées dans les classes que nous avons accompagnées accordent un statut à l'élève et à sa parole. Reconnu comme sujet citoyen par la Convention internationale des droits de l'enfant, celui-ci dispose de la liberté d'expression, du droit d'exprimer son opinion et du droit d'être informé. Comme le souligne Philippe Meirieu, l'élève peut accéder à l'universel à l'école, dès lors qu'une structure de communication lui offre la possibilité de se dire, d'entendre l'autre et de se dépasser1. Le travail concernant l'élucidation des finalités de l'éducation constitue bien une priorité dès lors que l'on conçoit et met en oeuvre la formation des enseignants. À ce titre, le développement intellectuel et le développement socio-affectif de l'enfant sont indissociables : ceux-ci s'engagent donc à accomplir à la fois " une mission d'instruction, d'apprentissages disciplinaires et interdisciplinaires et une mission d'éducation, de socialisation, porteuse de valeurs citoyennes et éthiques ", selon Michel Tozzi2.

Dans le cadre des ateliers de philosophie, les élèves se trouvent confrontés, pendant une dizaine de minutes, à une énigme, par exemple : " Pourquoi y a-t-il des gens racistes ? L'univers a-t-il une fin ? ", etc. Ces situations leur permettent de découvrir les étapes conditionnant la formation rigoureuse des concepts et favorisent le développement des capacités d'argumentation. La pratique des ateliers de philosophie met l'accent sur l'aspect " construction de la pensée " : l'enfant s'y découvre porteur de cette dimension fondamentale de l'être qu'est la pensée dont on est soi-même la source, capable de penser sur les grandes questions concernant l'humanité qu'il n'a pas l'occasion d'aborder ailleurs. Les effets positifs de cette pratique, que ce soit dans le domaine des attitudes et comportements ou dans celui des apprentissages, doivent s'interpréter comme une étape nécessaire à la construction de l'individu dans la totalité de ses dimensions, un accompagnement indispensable dans le processus évolutif qui mène à la pensée philosophique définie classiquement. Elle permet corrélativement au maître de découvrir l'être humain et ses questions existentielles dans l'enfant-élève devenu capable d'émettre, dans un cadre collectif, des hypothèses sur des problèmes majeurs. Le statut qui est accordé aux enfants est celui de co-penseurs, d'habitants de la terre engagés dans l'aventure humaine. La façon dont on présente les ateliers de philosophie est fondamentale. Il est important de dire aux enfants, dans un langage simple, qu'on va faire de la " philosophie ", c'est-à-dire qu'on va apprendre à réfléchir sur les questions que se posent les hommes depuis très longtemps. Apprendre à réfléchir signifie que l'on va prendre son temps pour penser dans sa tête, avant de parler, que tout le monde n'est pas obligé de prendre la parole au cours d'une séance, et qu'il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses aux questions sur lesquelles on réfléchit. L'élaboration des questions donne lieu à un travail de recherche sur la nature des questions " proprement " philosophiques. Les enseignants reconnaissent que si les élèves sont à même de rechercher et de proposer des sujets, des thèmes, la formulation du questionnement leur incombe généralement, car c'est cette formulation qui aide à problématiser le sujet.

L'atelier se déroule de façon régulière, chaque semaine, au même moment. Il dure une dizaine de minutes. Certains enseignants du groupe l'ont étendu davantage pour les cours moyens. Dans tous les cas, sa durée est déterminée et ne peut varier. Il est attendu par les enfants et par le maître, sans pour autant faire l'objet d'une préparation spéciale : seuls la question ou le thème sont prévus à l'avance. Pour les plus jeunes, on répète les modalités de fonctionnement, on précise que ce qui va être dit est important. Pendant le temps de l'atelier, l'enseignant n'intervient pas. Cela ne signifie pas pour autant que sa présence n'est pas forte et importante ; au contraire, il garantit le bon fonctionnement du dispositif, le calme et le respect de la parole. Les règles ne peuvent être modifiées arbitrairement, ni par le maître, ni par les élèves. Cette organisation est toutefois susceptible d'évoluer.

UN MOMENT D'EXCEPTION

D'après les descriptions des enseignants et nos observations, l'atelier de philosophie devenu pour certains " le moment philo ", sans que son caractère d'atelier de travail et de réflexion disparaisse, a un caractère exceptionnel : c'est un moment privilégié, que tous attendent avec impatience et dont les élèves n'apprécient pas le report. Dès les premières séances, les enseignants sont étonnés, séduits par la qualité et l'intelligence de ce qui se dit et par l'impact de ce moment dans la vie de la classe.

La classe est aménagée différemment ou bien on s'installe à la bibliothèque : " on est en cercle; on n'a pas de bureau devant soi ". Chaque élève est libre de s'exprimer. Il n'y a ni " forts, ni faibles ", aucune note ne vient sanctionner l'activité; " on ne coupe pas la parole pour corriger une erreur dans la maîtrise de la langue orale. Les enfants n'interviennent pas quand un autre parle, s'interdisent toute discussion à voix basse avec le voisin. Ce qui est dit restera généralement interne à la classe et, en quelque sorte, secret ". D'une manière générale, les enseignants ont observé que les enfants sont à égalité dans ces débats, que " l'absence de prépondérance de l'écrit libère l'activité des enfants en difficulté, que le milieu culturel influe peu sur la profondeur des réflexions des élèves. Ce qui compte surtout, c'est ce que l'on a vécu et l'image que l'on a de ce que doit être la vie ". Ces constats, explicités par les enseignants, sont corroborés par les propos des élèves qui insistent sur l'importance prise par ces moments dans leur emploi du temps hebdomadaire, sur l'intérêt à trouver un lieu et un espace pour aborder ces questions dont " on ne parle jamais ailleurs ", questions pour lesquelles les réponses sont à construire, dont certaines demeurent des énigmes et qui engagent de ce fait, pour le maître comme pour les enfants, un nouveau rapport au savoir et à l'existence. Tous sont alors des interlocuteurs à part entière inscrits dans une communauté nouvelle, qui n'est ni celle de la classe " débattant " sur un sujet, ni celle de la famille ou du groupe d'amis...

LE RÔLE DU MAÎTRE

Grâce aux confrontations au sein du groupe INRP-OCCE, voire aux interrogations de leur hiérarchie, les enseignants ont très vite mesuré les enjeux, voire les risques liés au retrait du maître durant la discussion : dérives par rapport au thème ou à la question, ou au contraire enfermement du débat, émergence de la parole privée en milieu scolaire, " immersion dans l'affect ", discours et prises de position non conformes à la Loi. Les commentaires des enfants montrent d'ailleurs qu'ils sont sensibles à certains de ces aspects qu'ils n'hésitent pas à critiquer : " parfois on reste toujours le même sujet ", " on tourne en rond ", ou encore " on s'éloigne du sujet ". Les enseignants ont développé des stratégies pour prévenir ou assumer ces risques. Parmi ceux-ci, l'enregistrement des échanges (audio ou vidéo), qui donne lieu ensuite à un travail d'écoute et d'analyse, à un retour sur la discussion précédente, voire à des prolongements, nous semble pouvoir permette au maître de jouer a posteriori le rôle qui lui revient : travail d'étayage et de médiation indispensable pour d'une part, accompagner l'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant, et d'autre part ne pas laisser s'installer le libre discours des opinions. L'enseignant est alors plus actif, demandant des précisions, des éclaircissements, suscitant ou apportant des reformulations, proposant une synthèse. Les enseignants, quant à eux, ont une occasion supplémentaire d'écouter et d'observer leurs élèves, dans la prise en charge d'une parole individuelle, et sont convaincus du bien-fondé de ce retrait. Certains reconnaissent être naturellement " trop bavards en classe " et maintiennent ce protocole pour être sûr de laisser réellement laisser sa place à la parole des enfants, de ne pas vouloir combler les silences, révélateurs du groupe " pensant ". Les prolongements de l'atelier sont possibles mais non systématisés : texte synthétique rédigé par l'enseignant ou par les enfants, lectures complémentaires, et parfois travaux de longue haleine sur un sujet qui facilite le lien avec les disciplines au programme : histoire, sciences de la vie et de la terre plus spécialement.

Marjorie Blanchard, stagiaire au Centre IUFM de Bourg-en-Bresse, a mis en place des ateliers de philosophie dans le cadre de stages en responsabilité qu'elle a effectués. Elle envisage quel peut être le rôle du maître au cours de l'atelier3. " Il paraît en effet essentiel que les interventions du maître aient lieu uniquement dans une deuxième phase de réécoute. Elles consisteraient alors d'une part à synthétiser régulièrement la discussion et d'autre part à relancer les échanges en reformulant et en interrogeant la parole des enfants. Plutôt que de conceptualisation, il faudrait parler alors de problématisation. Le rôle du maître est peut-être aussi de savoir évoluer en fonction du comportement de l'élève face à l'atelier philo : induire la parole lors de la mise en place, puis la guider en l'orientant vers la problématisation, pour finalement simplement l'accompagner ". Marjorie Blanchard a proposé le thème de " l'amitié " dans une classe de moyenne section puis dans une classe de CP. Elle poursuit : la participation des enfants m'a fait prendre conscience de leurs capacités de réflexion :

- ainsi l'intervention d'Emma (élève de moyenne section) à ma question " Qui sont nos amis ? " : " ceux que les parents connaissent, ceux que les parents invitent ". Il est tellement vrai qu'en tant que parents, nous avons l'habitude d'imposer les enfants de nos amis à nos enfants...

- Emma, toujours : " si on n'a pas d'amis, on est triste ; car on veut jouer et les parents sont occupés... ". Les parents n'ont pas toujours conscience des besoins de leurs enfants.

- Lorsque Elie, en CP, explique que " les amis peuvent nous aider si on n'arrive pas un peu à quelque chose, Clément rajoute, lui qui est en grande difficulté pour l'apprentissage de la lecture, " nous aider à apprendre la lecture ".

Elle insiste sur " l'apport primordial que représente l'atelier philo dans la pratique quotidienne de la classe : la possibilité pour les élèves de découvrir des valeurs universelles, intemporelles et appartenant à toutes les cultures, celles du Bien et du Mal, de la Vérité, de la Beauté, de la Justice... L'atelier philo est à ce titre un moment irremplaçable. Il faut le penser comme un lieu qui réunit les conditions pour " oser penser ", les idées de chacun sont accueillies plutôt que critiquées, la parole des uns fait écho à la pensée des autres, ce qui permet à la pensée de chacun de progresser. "

Au terme de ces années d'expérimentation et de fonctionnement, il apparaît possible de synthétiser les apports des ateliers mis en avant par les enseignants sous quelques directions privilégiées, notamment la construction de soi et la construction de la pensée par le biais du langage intérieur et des interactions entre pairs, ainsi que l'éducation à la citoyenneté réflexive, capacités favorisées dans les classes pratiquant la pédagogie coopérative.


(1) Meirieu, P., Le choix d'éduquer. Éthique et pédagogie, ESF, 1991.

(2) Tozzi, M. ; Rochex, J.-Y. (coord.), Apprentissage et socialisation, CRDP du Languedoc-Roussillon, 2000.

(3) Blanchard, M., Quelle place pour les ateliers-philo à l'école primaire ? Mémoire professionnel, IUFM de l'Académie de Lyon, 2004 (directeur du mémoire : Dassin Jean).

Télécharger l'article