Revue

L'éclairage de la discussion à visée philosophique par Habermas

Dans quelle mesure les concepts de la philosophie de Habermas (éthique discussionnelle dans un agir communicationnel) permettent d'éclairer les finalités et la mise en place d'une discussion à visée philosophique à l'école primaire (DVP) ?

Enseignant en classe de CM2, j'ai instauré la discussion à visée philosophique (DVP) dans ma classe depuis deux ans, et ce en relation très étroite avec une formation universitaire en philosophie qui m'a conduit à travailler sur un philosophe héritier de l'École de Francfort, Jürgen Habermas.

Prenant acte de nombreuses réticences à ce que la maïeutique platonicienne soit le seul référent philosophique convoqué pour aborder une telle innovation, il me semble que les concepts-clés de la philosophie habermassienne sont de véritables entrées opérantes pour arriver à lire, voire à relire, les différents enjeux qui se nouent dans cette pratique de la DVP.

Je voudrais donner corps à mon propos, en m'arrêtant particulièrement sur quatre points communs que présentent les différents protocoles de DVP (la communauté de recherche, la discussion, l'éthique discussionnelle et l'engagement dans le monde), pour montrer que chacun reprend à son compte des positions philosophiques de ce penseur, et qu'inversement, celles-ci permettent de savoir de quoi il en retourne quand nous proposons ce genre de discussions à nos élèves.

COMMUNAUTÉ DE RECHERCHE ET PRAGMATIQUE UNIVERSELLE

Le premier lieu de rencontre des protocoles de DVP, est la notion de communauté de recherche. Par là, il nous faut entendre une pluralité de participants engagés dans une recherche coopérative, qui repose sur la dialectique bien rôdée du conflit cognitif intra-individuel provoqué par des conflits socio-cognitifs inter-individuels, résultant de la dévolution au groupe d'élèves concernés d'une question philosophique à forte connotation existentielle. L'effort et l'exigence réflexive qu'elle mobilise cherchent à développer et structurer la pensée des élèves par le canal de la langue orale, c'est-à-dire par la forme de la discussion entre pairs qu'elle veut rendre capables en même temps d'accéder au statut de sujet (à comprendre comme personne pouvant dire " je ") au coeur des interactions qu'elle suscite. Or, à bien y regarder nous retrouvons ici un des axes fondamentaux de la théorie du langage de Habermas qu'il appelle pragmatique universelle. Pour lui, individuation et socialisation sont deux processus solidaires et complémentaires qui se réalisent dans le creuset de l'interaction avec autrui. Et Habermas trouve le fondement de cette force socialisante de l'interaction ouvrant chacun à son individuation dans la structure du langage ordinaire. En affirmant que " la signification d'une phrase est déterminée par les conditions de sa vérité "2, Habermas pose que toute émission et production de signes créent un espace d'interlocution dans lequel cela fait sens. Autrement dit, la langue est performative puisque toute proposition d'énoncé est un dire et un faire, elle produit dans le même temps le sens et l'usage. Il va aller encore plus loin en posant que tout acte de langage instaure une relation intersubjective dans laquelle les participants s'engagent à respecter la situation d'interlocution nécessaire à la réception adéquate du sens de la phrase, à la compréhension réciproque. C'est ce qu'il appellera la dimensionillocutoire de la langue, en entendant par là la dimension fondamentale du langage puisque par " leurs actes illocutoires les intéressés émettent des prétentions à la validité et en exigent la reconnaissance "3. À ses yeux, elles sont universelles et incontournables et consistent dans le fait de s'entendre avec quelqu'un, sur quelque chose, en se rendant soi-même compréhensible. Dès lors, à suivre Habermas, nous en arrivons à poser que, constitutivement, tout acte de langage donne à autrui quelque chose à entendre de façon compréhensible, et ce en visant l'entente. Et c'est précisément en cela que la communication langagière revêt une fonction normative pour l'interaction sociale, puisqu'elle est équivalente à une exigence d'intercompréhension, à une exigence d'honorer l'engagement illocutoire. Le parallèle avec la DVP devient alors évident. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à reprendre les propos de A.-M. Sharp dans l'ouvrage de Michel Sasseville intitulé La pratique de la philosophie avec les enfants (Les Presses de l'Université Laval 2000, Québec, 2003) : " par (la communauté de recherche) nos mots sont autant fabriqués que trouvés (...). On n'acquiert pas une langue pour, ensuite, s'en servir. Posséder une langue c'est s'en servir et, nous en servant, nous devenons des personnes en relation avec d'autres "4.

DISCUSSION ET PRATIQUE ARGUMENTATIVE

Par la dynamique propre de la communauté de recherche, la DVP essaie de rendre accessibles à l'enfant des habiletés cognitives de mieux en mieux maîtrisées. En effet, elle a pour objectif, quelle que soit " l'école " dont on se réclame, de donner l'occasion aux élèves de dépasser le flou des perceptions, émotions, sentiments et opinions du moment, pour construire des compétences réflexives comme la problématisation, la conceptualisation ou encore l'argumentation, c'est-à-dire la production de bonnes raisons, afin de dépasser l'affrontement des positions en vue d'obtenir un consensus, et ce au travers d'échanges langagiers prenant la forme de discussions.

Là encore Habermas nous apporte des éclairages précieux sur ce qu'est la DVP à l'école : " sous la forme de " discussion ", j'introduis la forme de communication caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification "5. Habermas nous éveille donc à ce que la communication et la discussion, bien qu'entretenant des liens étroits, ne doivent pas être confondues ! La discussion, de fait, n'intervient que lorsque les prétentions à la validité sont érigées en objets de controverse (alors que dans le cas contraire nous sommes encore dans le champ de la communication), et ce pour faire entrer les participants dans une pratique argumentative, où chacun cherche à convaincre (de façon non coercitive puisque le meilleur argument recherché ne l'est pas absolument mais en l'espèce), mais aussi à apprendre de l'autre. Pour lui, la limite entre l'activité communicationnelle et la discussion se situe dès lors au niveau de l'argumentation, quand dans la dimension illocutoire des actes de langage se fait jour la contestation. Or, c'est bien à cela que les élèves sont conduits par la DVP puisque, dans la communauté de recherche, " s'expriment simultanément plusieurs actions, plusieurs solutions, et plusieurs perspectives "6. Fort des références habermassiennes, cela revient à dire qu'en elle les prétentions à la validité vont être remises en question, parce que toute pensée humaine est faillible et qu'aucune thèse n'est à l'abri de la controverse. Il y est alors rendu possible " d'apprendre à comparer les opinions et les expériences, reconnaître les points de vue différents, justifier les énoncés, concevoir et émettre des idées personnelles, sans peur et sans gêne, donner des raisons qui appuient l'idée d'un autre même lorsqu'on est en désaccord "7, c'est-à-dire, reformulé en termes habermassiens, de poursuivre l'activité communicationnelle au niveau du discours argumenté, afin d'examiner la prétention qui pose problème, pour restaurer l'entente et le consensus.

ÉTHIQUE DISCUSSIONNELLE ET SITUATION IDÉALE DE PAROLE

Tout dispositif de DVP cherche à promouvoir une éthique communicationnelle, et ce en faisant entrer les élèves dans une démarche qui ne consiste pas seulement à travailler sur le pôle réflexif de leur pensée, mais qui leur permet d'intérioriser des valeurs comme l'écoute, le respect d'autrui et la curiosité pour l'altérité. Elle offre à tous les participants un climat dans lequel ils se sentent autorisés à proposer leur pensée librement, en même temps qu'ils saisissent l'importance d'écouter ce qu'autrui a à dire.

À ce stade de nos propos, nous retrouvons ce que Habermas dit de la situation idéale de parole comme trame de cette éthique communicationnelle. En effet, et nous l'avons déjà mentionné précédemment, chaque fois que nous énonçons une assertion, nous ne nous bornons pas à proférer une suite de mots, mais nous nous efforçons de satisfaire à des obligations pragmatiques. De ce fait, nous engendrons une situation idéale de parole qui accompagne tous nos actes de langage et qui " n'est ni un phénomène empirique ni une construction pure et simple, mais une supposition inévitable que nous faisons réciproquement dans des discussions "8. Cette dernière se différencie des prétentions à la validité en ce qu'elle explicite les propriétés formelles et organisatrices que les communications, et les argumentations discursives, doivent honorer si le consensus qu'elles incarnent, ou poursuivent, doit être plus, et autre chose, qu'un simple compromis. Elle se réalise donc dans des conditions qui entretiennent un lien étroit avec la recherche du meilleur argument, et stipule que " tous les participants disposent d'un même accès à la discussion (comme) toutes les personnes concernées peuvent voir leur position défendue et loyalement critiquée "9. Ainsi, il est clair que la situation idéale de parole implique une symétrie des échanges garantissant l'égalité des chances dans le choix et la mise en oeuvre des actes de parole, mais aussi la réciprocité dans l'interlocution qui assure la sincérité et l'absence de privilèges, voire de pouvoirs particuliers. Elle se rapproche alors de normes ayant le visage de valeurs incontournables, parmi lesquelles nous comptons la justice (car comment prétendre à la validité du meilleur argument si nous refusons que certains puissent participer à la discussion ?), la solidarité (car comment atteindre le consensus sans en passer par une coopération et une collaboration dans la recherche ?), la co-responsabilité (car comment ne pas considérer que chacun porte une part égale de responsabilité si l'engagement dans la discussion est solidairement partagé ?).

L'écho de cette situation idéale de parole dans l'éthique communicationnelle générée par la DVP devient ainsi très fort, puisque dans la DVP les élèves " acceptent, de plein gré, d'être corrigés par les autres ; ils sont capables d'écouter attentivement les autres, ils sont capables de prendre au sérieux les idées des autres, ils respectent les personnes dans la communauté de recherche "10. Cependant, n'oublions pas le caractère idéal de la situation de parole, tenant au fait que toute discussion est soumise à des restrictions majeures qui empêchent sa réalisation parfaite. Certes, mais comme le dit très justement Frédéric Vandenberghe " ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de communication idéale qu'il n'y a pas d'idéal de la communication "11. Aussi pour la DVP, comme pour toute discussion, cette situation idéale de parole constitue bien une présupposition nécessaire, régulatrice et constitutive.

ENGAGEMENT DANS LE MONDE ET AGIR COMMUNICATIONNEL

Il nous faut remarquer que faire communauté de recherche, c'est s'inscrire dans le monde, en entendant par là une organisation sociale à tendance très nettement démocratique, redynamisée par un acte créateur toujours nouveau, par un retravail permanent, où l'enfant est préparé à risquer le changement en ne s'enfermant pas dans l'immobilisme d'un état acquis, mais en s'engageant par ses actions. Cela n'est d'ailleurs possible qu'à la condition d'accepter que parler et communiquer dans la communauté de recherche soient certes nécessaires à l'individu pour qu'il puisse accéder à son statut de sujet, mais soient surtout le creuset d'un lien social continuellement réassumé bien plus que reproduit.

Et cette remarque doit être lue en regard d'un problème que Habermas s'est posé et qui consiste à se demander comment la société est possible. Comment pouvons-nous prolonger l'interaction avec autrui dans le sens désiré en évitant la rupture ? Comment préservons-nous la continuité dans l'action en évitant la rupture par le conflit ? Habermas, après avoir distingué cinq types d'action susceptibles de rentrer dans le cadre de cette réflexion, ne va en retenir que deux, à savoir l'action stratégique et l'action communicationnelle. L'action stratégique intervient " lorsque l'acteur fait intervenir dans son calcul de conséquences l'attente de décision d'au moins un acteur supplémentaire qui agit en vue d'un objectif à atteindre "12, alors que l'action communicationnelle concerne " deux sujets engage(ant) une relation interpersonnelle en recherchant une entente sur une situation pratique afin de coordonner leurs plans d'action et de là même leurs actions "13. Ainsi, la première repose sur une coordination entre acteurs au niveau de l'engrenage de calculs égocentriques visant le succès, quand la seconde se fonde sur l'entente prise au sens de procès coopératif.

Pour mieux le comprendre arrêtons-nous plus longuement sur ce qu'est l'action communicationnelle chez Habermas. Différente de l'activité stratégique des sciences de la communication qui, sur un projet ou un objet, cherchent à en optimiser la recevabilité tout en en occultant les inconvénients, pour Habermas " le concept de l'agir communicationnel concerne l'interaction d'au moins deux sujets capables de parler et d'agir qui engagent une relation interpersonnelle. Le concept d'intercompréhension intéresse au premier chef la négociation de définition de situation, susceptibles de consensus "14. Et l'intercompréhension dont il s'agit ici n'est rien d'autre qu'un accord rationnellement motivé, reposant uniquement sur la reconnaissance intersubjective de prétentions à la validité, sur ce qui existe ou devrait exister. Toutefois, l'activité communicationnelle ne se réduit pas uniquement à cela car elle possède par ailleurs une structure téléologique, c'est-à-dire organisée par une fin à atteindre. En effet, " le modèle communicationnel d'action n'assimile pas action et communication. Le langage est un médium de la communication, qui sert à l'entente entre les gens qui veulent communiquer, tandis que les acteurs, en s'entendant mutuellement pour coordonner leurs actions, poursuivent chacun des objectifs déterminés "15.

Dès lors, quand bien même Habermas se refuse à accorder un rôle prépondérant à l'agir communicationnel dans la réalité du lien social, puisque celui-ci peut aussi et surtout être réalisé par la force, la ruse et la contrainte, il n'en demeure pas moins qu'il nous permet de comprendre que dans l'acte de parole qu'engage l'ensemble des protagonistes, condensant la compréhension de ce qui se dit, l'acceptation de sa validité, et, éventuellement, l'engagement à agir voire la volonté de poursuivre sur le plan de la discussion et de l'argumentation, se joue la cellule de base du lien social : " La société n'est pas que communication, mais tout le social doit emprunter à un moment ou à un autre le canal de la communication intersubjective, et c'est précisément ce qui assure sa continuité "16.

Habermas répond donc aux questions que nous posions précédemment en élaborant une théorie de la société dans laquelle il refuse de ne voir à l'oeuvre qu'une raison instrumentale, tout simplement pour pouvoir justifier du lien social qui perdure, tout comme dans la DVP, sans ignorer les procédés sophistiques, démagogiques ou doxologiques qui peuvent s'y exprimer, coexiste une exigence de consensus à atteindre, étayée par de bonnes raisons, pour ancrer la communauté de recherche dans une coordination des actions, évitant la rupture de communication et la dissolution des interactions dans le pouvoir, le privilège etc. Nous pouvons alors reprendre à notre compte les propos d'Oscar Brenifier : " en cet apprentissage, parmi d'autres, se met en oeuvre la citoyenneté, non comme donné théorique mais comme pratique. Apprendre à se respecter soi-même, à respecter l'autre, à être respecté par l'autre. Redonner au terme de respect un véritable sens. La parole est alors plus que des mots : elle fait être. L'esprit critique n'est plus une menace pour l'apprentissage : il fait naître le citoyen, ou le fait grandir "17.

En conclusion, nous voyons donc que pensée critique et individuation, valeurs et éthique communicationnelle, lien social et engagement dans le monde, tout cela se trouve condensé par la communauté de recherche dans la DVP, et rencontre bien en contrepoint comme nous venons de le voir, et pourquoi pas en son fondement, les axes majeurs de la pensée de Jürgen Habermas.


(1) Maîtrise en philosophie sur Du métier de professeur d'école à l'agir communicationnel chez Habermas, Université de Provence, 2003 ; DEA Le problème du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique en cycle 3, et la question de sa participation (oct. 2004, Montpellier 3)

(2) Habermas J., Théorie de l'agir communicationnel, tome 1, Fayard, Paris, 1973, p. 287.

(3) Habermas J., Logique des sciences sociales et autres essais, PUF, Paris, 1987, p. 40.

(4) Sharp A.-M., "Quelques présuppositions sur la notion de " communauté de recherche " ", in SASSEVILLE M., La pratique de la philosophie avec les enfants, Les Presses de l'Université Laval 2000, Québec, 2003, pp. 56-57.

(5) Propos de Habermas J., extraits du livre de Vandenberghe F., Une histoire critique de la sociologie allemande, La Découverte et Syros, Paris, 1998, p. 228.

(6) Daniel M.F., La philosophie et les enfants, Les Éditions Logiques, Montréal, 1998, p. 52.

(7) Schidlowsky H., " La philosophie pour enfants : une éducation au bonheur et à la démocratie ", in Diotime l'agora, n°3, http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/ag_f_03.htm

(8) Habermas J., Logique des sciences sociales et autres essais, op. cit., p. 326.

(9) Bouchindhomme C., Le vocabulaire de Habermas, Ellipse, Paris 2002, p. 11.

(10) Sharp A.-M., "Quelques présuppositions sur la notion de " communauté de recherche " ", in Sasseville M., op.cit., p. 54.

(11) Vandenberghe F., op.cit, p. 231.

(12) Habermas J., Théorie de l'agir communicationnel, op.cit., p. 101.

(13) Ibid., p. 102.

(14) Ibid., page 102.

(15) Ibid., page 117.

(16) Haber S., Jürgen Habermas, une introduction, Pocket, La Découverte, Paris, 2001, p. 136.

(17) Brenifier O., Enseigner par le débat, CRDP de Bretagne, 2002, p. 30.

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