Introduction au débat : " Est-il souhaitable d'introduire le débat dans un café-philo? ", au 5e festival Philo des champs à Durfort (juillet 2003)
De quel débat s'agit-il ? Le titre ne le précise pas, considérant la notion comme générale. Vers le XIe s., l'étymologie du mot dé-battre veut dire battre deux fois, c'est-à-dire battre fortement. Notons donc la violence originelle du débat. Les synonymes du mot débat sont : dispute, querelle, altercation, polémique, démêlée, contestation, différent, examen, débat judiciaire, explication, discussion, table ronde, discussion organisée et dirigée. Notons qu'au fil du temps le débat devient civil.
Celui-ci a des objets variés : rationnels tels que philosophique, scientifique, créatif, technique, fonctionnel ; irrationnels tels que littéraire, esthétique, politique, religieux, civil, amical, sentimental. Pourtant, le débat peut-il être purement rationnel ? Est-il possible de ne jamais y engager son affect ?
Nous proposons ici de restreindre le débat au débat de philosophie. Alors, faut-il introduire ce débat? Je suis moi-même en train d'introduire notre discussion ! Mon acceptation d'introduire semblerait ipso facto présupposer ma réponse. Car, dans le cas contraire, je me trouverais en situation paradoxale ! Remarquons cependant qu'introduire un débat sur le débat de philosophie n'est pas introduire un débat de philosophie (différence entre l'objet et le sujet, entre la forme et le fond). Il m'est donc alors possible d'agir d'une sorte et d'alléguer d'une autre. C'est ainsi que mon introduction demeurerait ouverte à la discussion.
Je viens de dire précédemment : " faut-il introduire le débat de philosophie ? ", alors que le titre de notre sujet précise : " est-il souhaitable ? ". C'est à dessein que j'ai dit " falloir ", parce que ce verbe est plus neutre que " souhaiter ". D'autant qu'à la question, nous aurions à répondre " oui, il est souhaitable " ou " non, il n'est pas souhaitable ", ou encore " cela dépend ". Mais de quoi cela dépendrait-il : du contexte, des moyens ou de la fin ? Encore faudrait-il aussi nous questionner sur : non seulement " ce serait, oui ou non, souhaitable ? ", mais " serait-ce, oui ou non, nécessaire " ? En d'autres termes, y a-t-il de l'animation, désir ou obligation ?
La question sous-entend deux thèses opposées.
À sa fondation, le café-philo improvise le débat de philosophie hors de toute institution, tout dogme. C'est un moment où tout est possible. Aucune structure, aucun cadre, aucun sujet, aucune pédagogie, aucun compte-rendu ne viennent contraindre la réflexion collective éphémère. Il s'agit dans l'instant de dépasser les opinions pour accéder aux idées. Il s'agit, entre toutes les personnes s'étant invitées à réfléchir, de parler, certes, mais aussi d'écouter pour échanger des concepts, voire d'en créer ensemble de nouveaux. Le fondateur est là (Marc Sautet), il préside au débat : il écoute, demande des précisions, exige des arguments, réfute, interroge, s'interroge.
Évidemment, pour un tel concept du débat de philosophie, annoncer un sujet à l'avance, le préparer, voire l'introduire, seraient pure hérésie. Le café-philo n'est ni un amphithéâtre, ni une salle de conférence, encore moins une salle de spectacle. Personne n'a à se mettre en scène, ni l'animateur, ni les débatteurs. Alors, qu'aurait-on à faire d'un introducteur et de son introduction ?
Au café-philo, la philosophie se veut désacralisée ; populaire (sans pour autant être populiste). Alors, en quoi un historien des idées, un critique de la pensée seraient-ils plus compétents pour produire des concepts philosophiques, qu'un amateur qui prétendrait à la réflexion ? À quel titre, un animateur ou un débatteur introduirait-il le sujet du débat ?
Ici, ce sont les principes égalitaire et libertaire qui prévalent. Nul ne pourrait donc se prévaloir de quelque savoir ou fonction pour s'arroger le droit d'introduire dans un cadre, de faire entrer dans une pensée, fût-elle originale ou pertinente. C'est le penser par soi-même qui fait catalyseur.
Cependant, en l'occurrence, la théorie se heurte ici à la praxis. Il suffit d'avoir fréquenté ces discussions pour constater que le meilleur (un instant de grâce, où une idée fugitive se construit collectivement dans l'éphémère) côtoie le pire (un débat qui se cherche vainement un sujet et des propos philosophiques). Et dans la plupart des cas, les participants s'estiment satisfaits quand ils ont vécu une agréable convivialité !
ANTITHÈSE, LA RÉPONSE EMPIRIQUE
Qu'est-ce qu'un sujet de débat de philosophie ? Question récurrente qui se pose inévitablement au moment de choisir un sujet de débat et qui se poursuit souvent pendant le débat lui-même ! D'autant que la personne, qui est parfois chargée de justifier ce choix, s'interroge au fond : qu'est-ce que la philosophie ? Les uns répondent que la philosophie traiterait de questions universelles et intemporelles. Elle serait un exercice spéculatif pour former son esprit à la pensée logique, sans avoir à l'impliquer au quotidien. Le sujet devrait donc rester abstrait. Les autres répondent que la philosophie traiterait non seulement de questions universelles et intemporelles, mais aussi de questions actuelles. La philosophie devrait nous permettre de savoir agir au quotidien avec d'autres motifs que l'obligation de survie. Au contraire, elle engagerait notre vie. Le sujet devrait donc interroger concrètement nos valeurs.
Peut-on philosopher sans penser ni réfléchir ? Force est de constater qu'au café-philo, peu de débatteurs avaient pensé rationnellement le sujet avant qu'il ne soit choisi. Certes, beaucoup ont réfléchi, mais ils renvoient la parole de l'autre au filtre de leur opinion. C'est au nom de l'irrationnel et de l'affect que l'authenticité s'affirmerait et que la vérité se révèlerait.
Tout au long du débat, nous devrions alors au talent de l'animateur la réfutation des allégations pour que croyances et poncifs s'effondrent. Le challenge du café-philo consisterait donc, non pas à philosopher, mais à ne plus prendre la doxa pour le logos. Afin de prétendre philosopher, au cours du débat, l'introducteur du sujet l'ayant connu à l'avance pourrait clarifier les notions impliquées par la problématique philosophique proposée. L'introduction pourrait alors servir le débat de philosophie en permettant aux débatteurs de dépasser leur opinion première, avant la fin de la discussion !
Celle-ci pourrait être à la charge soit de l'animateur du café-philo, soit d'un débatteur. Dans le deuxième cas, ce débatteur, en clarifiant les concepts impliqués dans la problématique philosophique du jour, pourrait soulager la tâche de l'animateur. Car ce dernier doit non seulement distribuer la parole, mais aussi l'interroger, susciter des arguments, éventuellement les réfuter, reformuler parfois les propos, voire les synthétiser. Cet appui pourrait donc étayer les animateurs qui n'ont pas pour vocation d'être homme-orchestre, et être profitable au débat de philosophie, donc à tous les participants, qu'ils soient animateurs, débatteurs ou écoutants. Si le sujet est préparé à l'avance, autant l'annoncer pour permettre à d'autres débatteurs d'y réfléchir aussi et ainsi créer une synergie productrice d'idées pour le débat.
Les organisateurs des cafés-philo qui alternent les deux formules (un sujet improvisé sans introduction préparée et un sujet annoncé, préparé et introduit avant le débat), remarquent une différence de fréquentation notable (du simple au double). Ceci parce que nombre de participants ne se déplacent que parce que le sujet programmé les intéresse, ou que la notoriété de l'animateur ou de l'introducteur annoncé les stimule ; ils ne viennent donc qu'occasionnellement. Quelques-uns, moins nombreux, viennent au café-philo systématiquement. Malgré le fait que ces derniers préfèrent souvent travailler à l'avance le sujet proposé, ils se déplacent cependant dans les deux cas.
L'annonce du sujet du débat de philosophie, parce qu'il a la faveur des participants, favorise notablement la fréquentation du café-philo. Pourtant l'effet pervers, dénoncé dans la thèse, se produit ici fréquemment. À la place prépondérante de l'animateur, s'ajoute alors celle de l'introducteur qui, à elles deux, finissent par envahir le débat, ne laissant que la portion congrue aux débatteurs. Il n'est donc pas rare que ce dispositif d'animation monopolise, à lui seul, plus de la moitié du temps de parole. Ce serait alors la conférence-débat au café ! D'ailleurs, cela fait déjà dix minutes que j'ai commencé cette introduction...
Un tel dispositif exigerait donc de l'animation une abnégation vigilante pour éviter cette dérive. D'autant que thèse et antithèse auraient des exigences différentes.
- Est-ce une exigence politique ? La thèse résumée précédemment ferait du café-philo une philosophie en soi. Il s'agit d'y apprendre à réfléchir ensemble dans un dispositif régulé le moins possible. L'animation, peu directive, tenterait de susciter une réflexion collective. Peu importerait donc que le sujet du débat soit bien choisi et bien introduit, il serait plutôt prétexte pour apprendre à s'écouter, à se comprendre, à élaborer une pensée collective, indépendante de toute institution. En quelque sorte, le café-philo serait un lieu où le groupe apprendrait à autogérer ses idées, sans la supervision ni la délégation de quiconque.
En d'autres termes, il aurait pour vocation politique l'apprentissage de la démocratie directe.
- Est-ce une exigence philosophique ? L'antithèse résumée précédemment ferait du café-philo une nouvelle méthode pour philosopher, ouverte au plus grand nombre. Le débat de philosophie ne s'opposerait donc pas à l'institution, il constituerait un moyen innovant, permettant d'accéder, en groupes, à la construction d'idées collectives. Il importerait donc de mettre au point un dispositif au service du débat, qui constituerait une nouveauté historique. L'introduction du sujet, dans le débat, pourrait alors servir cette ambition.
En d'autres termes, le café-philo serait le laboratoire d'une nouvelle méthode philosophique dont tous pourraient se saisir pour penser ensemble leur vie, la société.
- Politique et philosophie ont-elles la même finalité ? La politique a pour objet de gérer la cité pour le bien commun. Mais, qu'est-ce que le bien ? C'est à partir de cette question que la politique a besoin de la philosophie. La philosophie a pour objet de donner sens à notre vie, à l'humanité, au monde, à l'univers : elle traite de la morale. C'est une discipline qui concerne les arts, les sciences physiques, biologiques, humaines, l'histoire, la technique et la politique. La politique est donc une spécificité de la philosophie et non l'inverse.
À propos de l'introduction du sujet dans un débat au café-philo, voici ainsi esquissée une problématique avec des pratiques qui visent des finalités différentes : sont-elles contradictoires, ou pourraient-elles être complémentaires ?