Quiconque est concerné par la philosophie dans l'enseignement et la recherche le sait d'expérience1 : la philosophie n'existe pas, tout comme n'existent pas le philosopher ou le philosophe. Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, philosophie et philosopher se composent d'une multituded'orientationsde pensée qui diffèrent les unes des autres et se contredisent partiellement aussi. Notamment au XXe siècle, les différents courants de la philosophie ont été cultivés et institutionnalisés. Aujourd'hui il n'y a pas d'autre solution que de se confronter à ce fait de la raison philosophique.
Manier avec discernement la pluralité des orientations philosophiques fait partie des pratiques courantes dans les universités et établissements d'enseignement supérieur. On sait pour chaque maître de conférences de quelle " écurie " il vient et quelles sont ses préférences théoriques. Celles-ci se manifestent à travers le choix des auteurs traités et les méthodes philosophiques privilégiées. Et les étudiants2 perçoivent à quel point ils sont formés - parfois imperceptiblement - par de tels styles de pensée. Ceci est le sel et l'assaisonnement spécifique du plat philosophique.
Jusqu'à présent on a peu tenu compte de ce fait dans la didactique de la philosophie et de l'éthique. Bien sûr, il y avait pour cela une série de bonnes raisons. Au début de la didactique de la philosophie on n'a formellement soutenu aucune des orientations philosophiques afin de faire preuve d'ouverture et de pluralisme3. En réaction à cela, on proposait surtout la théorie de la discussion qui devait garantir que l'enseignement de philosophie s'ouvre à des interlocuteurs ayant des points de vue et arguments différents4. Mais il faut garder à l'esprit que les théories de la communication de Karl-Otto Apel et de Jürgen Habermas aussi ne représentent qu'une catégorie de philosophie parmi beaucoup d'autres. Ainsi, l'attachement de la didactique de la philosophie à des courants déterminés est resté plus ou moins implicite.
Par ailleurs, pour des raisons de politique de l'éducation, on voulait tout de même ne risquer aucune querelle d'orientation dans la première phase de la mise en place de la discipline philosophie et de sa didactique. Bien entendu, ni l'enseignement ni la didactique de la philosophie ne doivent être globalement partiaux. Mais tant que le pluralisme est conservé, rien ne s'oppose à ce que les différentes méthodes de la philosophie constituent une base pour développer des didactiques spécifiques. Dans les didactiques d'autres disciplines, une telle spécialisation a été atteinte depuis longtemps. Après être sortie de l'enfance et être entrée dans une deuxième phase de professionnalisation, la didactique de la philosophie et de l'éthique devrait aussi accomplir ce passage. Pluralité suppose différenciation.
Le but est d'une part de donner plus de coloration philosophique à l'enseignement et de le lier ainsi plus solidement que c'est le cas actuellement à sa propre discipline de référence. Ce que récemment Gernot Böhme a exigé pour l'université, devrait être également valable pour l'enseignement général : " Si on prend au sérieux le fait que philosophie en tant que philosophie académique soit scientifique, il doit être exigé en ce qui concerne l'enseignement, que des méthodes philosophiques pluralistes, donc des méthodes d'analyses linguistiques, herméneutiques, phénoménologiques soient apprises, et que l'étudiant apprenne à les connaître et à les maîtriser comme étant coexistantes et également valables "5. Ici on peut supposer qu'un transfert réciproque entre didactique scolaire et didactique universitaire se mette en place. Il est donc possible de développer le pluralisme souhaité.
Du concept de méthode en philosophie
En philosophie les méthodes jouent un rôle fondamental. C'est connu, la philosophie ne dispose d'aucun objet en propre, c'est donc la manière qui valide une réflexion comme philosophique. Généralement les méthodes sont des moyens de pensée pour atteindre des buts théoriques déterminés, souvent sous forme de caractéristiques structurelles ou de normes de procédures permettant à l'activité du philosopher de s'orienter6. Et comme la philosophie se déploie en une multitude d'orientations de pensée et de courants, ces méthodes se différencient suivant l'orientation.
Si on tente maintenant de systématiser le concept de méthode une série de différenciations sont nécessaires. Quand on parle de méthodes du philosopher, on fait généralement appel à diverses manières de procéder. Parmi celles-ci : interprétation de textes philosophiques, dialogues et débats, analyse de concepts, argumentations. Rien que cet aperçu démontre que de telles méthodes agissent à des niveaux différents. S'entremêlent des techniques de travail, des formes sociales, des procédures et des méthodes de pensée. Afin d'accentuer encore plus les méthodes spécifiques du philosopher dans une perspective didactique, une délimitation est nécessaire7.
Tout d'abord le philosopher se réalise grâce à divers procédés, auxquels appartiennent avant tout la lecture de textes philosophiques, la discussion philosophique et l'écriture de textes personnels. De telles méthodes procédurales sont à distinguer de méthodes philosophiques qui à leur tour doivent être différenciées. Ici je distingue encore une fois entre des méthodes générales et celles qui sont spécifiques.
Les méthodes générales ne traversent pas seulement les procédures citées, mais sont aussi à la base de toutes les orientations philosophiques. En font partie notamment : formuler des problématiques et concevoir des solutions, former des concepts non-empiriques, définir ceux-ci d'une manière précise et les appliquer d'une manière appropriée, argumenter le plus logiquement possible et d'une manière pertinente, interpréter des textes et des faits, s'approprier des expériences de pensée et les construire d'une manière autonome, exercer des critiques et élaborer des alternatives, rendre des jugements argumentés. Souvent on a tenté d'appréhender la philosophie plus fondamentalement comme " fondement ultime ", " pensée en continu ", ou bien " réflexion ". La philosophie peut sans ambages être désigné comme science de la réflexion.
Cependant les diverses orientations ont chacune une façon particulière de procéder. Ainsi qu'il n'y a pas la philosophie, nous avons à faire à des méthodes philosophiques très variées, on les appellera les méthodes particulières des orientations philosophiques. Les courants actuels de la philosophie d'aujourd'hui sont notamment : la philosophie analytique, le constructivisme, la phénoménologie, la dialectique, l'herméneutique et la déconstruction.
Au fond il s'agit de méthodes qui sont pratiquées depuis longtemps dans la vie quotidienne comme dans les différentes sciences et qui sont systématisées dans les théories philosophiques. Si on radicalise cette perspective, on peut indiquer des démarches tout à fait élémentaires telles que : observer et comprendre, analyser et réfléchir, contredire et critiquer, expérimenter et modifier. Ces méthodes sont réfléchies et généralisées en philosophie, ce qui mène assez souvent à l'idée d'abstraction . Ainsi peut naître l'impression que ces procédures sont de nature exclusivement philosophique. Au contraire, il s'agit de ramener les orientations philosophiques à leurs sources, à savoir aux pratiques déjà familières.
Pour cela il y a un critère que je voudrais appeler la différence didactique. Dans les systèmes philosophiques, les méthodes de l'analyse, de l'interprétation ou de la critique se figent en de prétendus fondements ultimes parce que, chaque fois, elles sont déclarées comme base constituante. Ainsi elles sont stylisées en théories de constitution, souvent dans un méta langage détaché de la réalité et rebutant8. C'est en histoire de la philosophie que sont demandées et mutuellement contestées de telles exigences de validité. Par contre il est possible de favoriser la pratique vivante d'un philosopher conduit méthodiquement et de transformer celle-ci en des compétences qui peuvent être enseignées. Par conséquent, différence didactique signifie distinguer constitution et méthode.
L'idée fondamentale de la didactique consiste à transformer les orientations de la philosophie en méthodes philosophiques d'enseignement. Transformation signifie le transfert et la réorganisation de ces orientations en pratiques philosophiques, qui peuvent être apprises et appliquées d'une manière autonome par des étudiants et par des élèves9. Bien sûr, la philosophie n'est pas sa propre didactique, mais elle renferme certainement des potentialités didactiques qui justifient une élaboration spécifique. Ceci exige la sélection, la modification et le développement de ceux des potentiels qui se laissent particulièrement bien réaliser dans la pratique de l'enseignement. Ce qui va guider ce sont les compétences philosophiques qui doivent être enseignées aux apprenants.
Si on combine les méthodes philosophiques avec les procédures citées plus haut, il en résulte certaines méthodes d'enseignement. Inversement on voit que les formes d'actions déterminées par des procédures changent suivant l'orientation. Il existe une différence essentielle si par exemple l'écriture est étudiée dans le cadre d'une méthode d'analyse linguistique, phénoménologique, herméneutique ou déconstructiviste. Dans le premier cas ce qui importe va être une argumentation logique, dans le deuxième il s'agira d'observations exactes, dans le troisième et quatrième cas l'accent sera mis sur le commentaire approprié des textes proposés ou sur la transposition ludique de ceux-ci. Chemin faisant, dans certains cours universitaires, il est devenu pratique courante de laisser écrire aux étudiants leurs propres essais. Cet exercice plein de sens s'enrichit encore si on propose en même temps certaines méthodes philosophiques. Lie-t-on l'écriture créative à de telles méthodes spécifiques, elle ne s'épuise pas dans de simples formalités, mais reproduit d'authentiques conceptions philosophiques.
Dans le cadre d'une telle combinaison, un nouvel horizon de possibilités d'actions s'ouvre. D'un côté, on voit au niveau des orientations une certaine identité de styles de pensée comme argumenter, réfléchir, observer, exercer des critiques, interpréter ou transposer. De l'autre côté, on peut relever des différences assez nettes qui résultent du changement d'une procédure à une autre. Lorsqu'on organise l'écriture à la suite d'une séance de lecture, la forme d'action se transforme de manière significative. Ainsi, une certaine méthode de lecture donne son empreinte à l'écriture qui suit, mais l'écriture n'est pas seulement une autre réaction au texte, elle est également une réaction de caractère différent.
Cette perspective se laisse finalement aussi inverser. Si jusqu'à présent les potentiels didactiques des orientations philosophiques étaient thématisés, du point de vue de la didactique c'est l'enseignement de certaines compétences qui joue un rôle décisif. Chaque orientation de la philosophie a sa force particulière pour atteindre des compétences correspondantes. Et chaque style de pensée fait ressortir un certain aspect du philosopher, qui déclenche une activité correspondante. Ainsi la philosophie dans sa totalité renferme des potentiels didactiques, les courants particuliers renvoient à différentes possibilités de pratiques d'enseignement.
(1) Titre original : Didaktische Transformation : Denkrichtungen der Philosophie und Methoden des Unterritchts, traduit de l'allemand par Johanna Leroy-Treiber (doctorante en philosophie avec les enfants).
(2) N.D.T. : Dans le texte Studierenden , " ceux qui étudient ".
(3) Martens Ekkehard, Dialogisch-pragmatische Philosophiedidaktik, Hanovre, 1979, p. 17 ; Rehfus Wulff D., Didaktik der Philosophie, Düsseldorf, 1980, p. 9.
(4) Raupach-strey Gisela, " Philosophieunterricht als Interaction " in : Aufgaben und Wege des Philosophieunterrichts, 10/1977, p. 1 et s. ; Martens Ekkehard, Dialogisch-pragmatische Philosophie-didaktik, op. cit. p. 17.
(5) " Die Aufgaben der Philosophie. Ein Gespräch mit Gernot Böhme ", in : Information Philosophie, 5/ décembre 1999, p. 22.
(6) Kuno Lorenz, " Methode ", in : Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, vol. 2, Éd. Jürgen Mittelstrass, Mannheim, Vienne, Zurich, 1980 et s., p. 878.
(7) Cf. Johannes Rohbeck, " Fachdidaktik Philosophie und Ethik ", in Wege der Vernunft, Éd. Ingrid Weber entre autres, Frankfurt a. M , 1999, p. 224 et s. ; Johannes Rohbeck, " Methoden des Philosophie - und Ethikunterrichts ", in Methoden des Philosophierens - Jahrbuch für Didaktik der Philosophie une Ethik, vol. 1 ; Éd. Johannes Rohbeck, Dresde 2000, p. 146 et s.
(8) Thomas Rentsch et Johannes Rohbeck : " Essays schreiben - aber mit Methode ", in Information Philosophie, Cahier 1, février 2002.
(9) Cf. Johannes Rohbeck (Ed), " Transformationen : Denkrichtungen der Philosophie und Methoden des Unterrichts " in : Zeitschrift für Didaktik der Philosophie und Ethik, Cahier 2 (2000) ; Johannes Rohbeck (Ed), Denkrichtungen der Philosophie - Jahrbuch für Didaktik der Philosophie und Ethik 2, Dresde 2001 ; Johannes Rohbeck (Ed) : Denkstile der Philosophie - Jahrbuch für Didaktik der Philosophie und Ethik 3, Dresde 2002.