Table ronde du 5 juin 2003
Tout d'abord, je tiens à dire avec quel bonheur j'ai participé aux travaux de ce colloque et quelle richesse j'y ai trouvé. À bien des moments, j'ai éprouvé cette jubilation de penser si caractéristique des participants à une discussion philosophique et je ne peux que répéter ce que disait Gunther Goran ce matin dans sa contribution. Alors qu'il citait Marc Sautet, un des pionniers des cafés-philos dans la cité, il évoquait la " visible jubilation qui se lisait sur leur visage, ce plaisir intense qui fait ressembler les participants à des rescapés... "
À travers la multiplicité des contributions et leur incroyable diversité, j'ai pu observer que ces nouvelles pratiques philosophiques s'adressaient effectivement à des publics extrêmement diversifiés : des ateliers dans des classes maternelles aux échanges des adultes dans les cafés-philo, on se trouve face à un large éventail de discutants :
- enfants de classes maternelle ou élémentaires dans des écoles publiques ou privés ;
- enfants de tous âges en dehors de l'école ;
- adolescents en collège, en SEGPA ;
- élèves aux portes de l'exclusion du système scolaire, dans les classes-relais, les chantiers de réinsertion ;
- jeunes délinquants ;
- prisonniers ;
- infirmières en formation ;
Comme je suis sûr d'en oublier, je ne vais pas viser l'exhaustivité.
Et pour un public donné, encore une grande diversité, une formidable multiplicité d'approches et de sensibilités. De l'atelier de type " Lévine " où l'animateur est en dehors du cercle et s'interdit formellement d'intervenir dans la discussion à celui animé par Oscar Brenifier où le participant va être sans cesse sollicité, confronté à ses contradictions, aux fausses évidences, et très fortement guidé vers l'accomplissement de sa pensée, vers l'accouchement de son idée, il y a une large palette de nuances. Chacun va partir d'un " modèle " et peu à peu adapter la démarche de base, celle qui l'a sécurisé au début, au temps où il lui fallait se jeter à l'eau, et peu à peu s'en affranchir, trouver sa propre méthode, sa propre façon de faire et qui finalement n'appartiendra qu'à lui.
Au-delà de ce foisonnement d'apparences multiples et de formes diverses, il y a une idée forte qui nous réunit tous ici : retrouver le plaisir de penser et le désir d'apprendre. Comme je l'ai mentionné au début, nous sommes nombreux ici à avoir éprouvé cette fantastique jubilation de sentir notre pensée se mettre en mouvement et, peu à peu, s'élaborer en s'appuyant sur les idées des autres pour aboutir à une construction collective. Faire jaillir la source comme dit Gunther, se retrouver un peu à la place de l'enfant au moment où, comme disait Jacques Lévine hier matin, il ouvre les yeux sur le monde qui l'entoure et se demande ce qui se passe.
Nombreux sont les enseignants qui ne songent pas à faire philosopher des enfants, pensant que c'est un domaine réservé à des intellectuels aboutis, maîtrisant déjà un large savoir ainsi que des capacités de raisonnement très fines. Beaucoup ne se sont d'ailleurs jamais posés la question et si nous la leur posons, ils répondraient volontiers :
" - De la philo pour les enfants ? Moi déjà, j'y comprends rien à la philo ! J'en n'ai fait qu'un an, de la philo, en terminale comme tout le monde, et, vous savez, je n'ai eu aucune envie de continuer. J'en garde pas un très bon souvenir... Alors, des enfants, vous pensez... ".
Parmi ceux qui se sont déjà posés la question ou plutôt ceux à qui l'on a déjà posé la question et qui ont pris un peu le temps d'y réfléchir, nombreux sont ceux qui considèrent que l'enfant est incapable de philosopher et que l'idée même de l'association enfant et philo est totalement incongrue.
Si vous participez à ce colloque, c'est que vous êtes sans doute moins catégoriques. Beaucoup d'entre nous se demandent si l'enfant est vraiment capable de philosopher et si les discussions qu'il peut produire dans un atelier philo méritent réellement l'appellation fortement contrôlée de philosophie. Je suis même sûr que certains, ici, en doutaient encore fortement mercredi matin. Je suis convaincu qu'après tous les travaux que nous avons menés, l'immense majorité d'entre nous est persuadée qu'il ne fait guère de doute que l'enfant est tout à fait capable de philosopher. Il a même été mentionné hier par un des participants à la première table ronde que plus l'enfant est jeune, plus ses questions sont métaphysiques et ce n'est pas une vaine formule : nous sommes nombreux à l'avoir expérimenté. D'ailleurs, en philosophie, personne n'est expert puisque la philosophie n'a pas d'objet.
L'élève qui a accumulé les échecs depuis ses tout premiers pas dans l'institution scolaire, qui se retrouve au bout de quelques années en situation de blocage total face au savoir et face à l'autorité est relégué à la marge, aux portes de l'exclusion et de la misère sociale. Eh bien, cet élève est fort capable de philosopher et il peut même découvrir à cette occasion qu'après tout penser peut procurer du plaisir, du bonheur, et on ne peut que songer alors aux travaux de Boris Cyrulnik sur la résilience. Voilà pourquoi Bruno Magret et bien d'autres utilisent les ateliers-philo avec des publics de jeunes en grande difficulté. Elèves en difficulté, exclusions générées par un système scolaire qui semble parfois tenté, confronté ces dernières années à la violence, aux dérives communautaristes, de se crisper sur d'anciennes valeurs qui avaient fait leurs preuves en d'autres temps... Cela nous ramène au malaise profond qui traverse aujourd'hui le système éducatif en particulier et toute la société en général. Que l'école connaisse une crise profonde depuis une bonne quinzaine d'années, une crise d'identité majeure, plus grand monde à l'heure actuelle ne songe à le nier.
En revanche, ce sont d'une part les raisons de cette crise profonde et d'autre part les remèdes que l'on devrait appliquer qui font l'objet de profonds désaccords. Bernard Defrance disait hier qu'il n'aimait guère le terme de débat car dans ce mot il y a l'idée de " se battre "... C'est bien dans ce sens-là du terme que l'on peut parler de débats en ce moment au sein du système éducatif !
La plupart des élèves aujourd'hui se demandent ce qu'ils viennent faire à l'école... Si elle n'était plus obligatoire, combien choisiraient de continuer à y aller ? Question cruciale d'ailleurs de cette obligation : l'école n'est plus vécue par la majorité de ceux qui la fréquentent comme une chance mais bien, plutôt, comme une corvée nécessaire.
Retrouver le désir d'apprendre. Retrouver la soif de savoir, le plaisir de dire un poème, le plaisir d'aligner des mots sur une feuille blanche ou même, pourquoi pas, des formules mathématiques sur un tableau noir... Revenir à la source et la faire jaillir : retrouver le désir. Retrouver le sens de l'école.
Car à quoi bon aligner des dizaines et des dizaines de pages d'exercices pour maîtriser les codes complexes de l'écrit (orthographe, grammaire et conjugaison) si l'on n'écrit jamais vraiment, faire des milliers de gammes pour se préparer à être un bon musicien si jamais l'on ne joue vraiment de musique ... Trop souvent les exercices formels occultent la finalité, la forme étouffe le fonds... Et que dire encore d'un apprentissage de la philo en terminale où jamais l'on ne s'exercerait à penser par soi-même ?
Les dieux Moloch étaient des divinités de l'antiquité auxquelles les fidèles n'hésitaient pas à sacrifier leurs enfants pour apaiser leur supposée colère. C'est Jacques Lévine, hier soir au cours de son atelier de mise en situation avec Geneviève Chambard qui a fait cette comparaison : n'aurions-nous pas, nous aussi des dieux Moloch, auquel nous sacrifierions nos enfants ? Je vous laisse y réfléchir...
Au cours de ce même atelier, absolument foisonnant, il nous est apparu, avec, si je puis dire, une lumineuse évidence, que tout être humain a un besoin fondamental, fondateur, de reconnaissance. Jacques Lévine disait encore que si l'on n'est qu'apprenant, on ne peut pas être reconnu : pour être reconnu, il faut aussi être apportant. L'enfant est un être humain à part entière, et comme tout être humain, il a besoin d'appartenir à un groupe qui soit réuni pour réfléchir ensemble à une façon d'aller vers un mieux collectif, et pourquoi pas, de s'efforcer à améliorer un tant soit peu l'humanité, à la faire progresser, même modestement, même d'un tout petit pas, mais ne dit-on pas que le plus grand voyage commence par un petit pas ?
Nous sommes ici dans ce palais des congrès à Nanterre, juste en dessous de l'hôtel de ville et plus particulièrement de cette fameuse salle de délibération du conseil où il y a à peine plus d'un an un certain Richard Durn a tiré sur les conseillers municipaux et huit des élus de cette ville sont tombés sous ses balles... Une affreuse tragédie qui a défrayé la chronique à la fin du mois de mars de l'année dernière, tragédie que l'on a évoquée ce matin dans l'atelier de Michel Tozzi où il s'agissait de recueillir des questions d'enfants. Pas gratuitement, mais tout simplement parce que dans cet atelier se trouvaient des enseignants de Nanterre qui avaient vécu les évènements avec leur classe et traversé l'extraordinaire tapage médiatique qui s'en était suivi... Ces enseignants avaient été confrontés à une question lancinante émanant de leurs élèves, toujours la même, insistante jusqu'à l'obsession : pourquoi ? Pourquoi cet homme a-t-il tué ainsi d'autres hommes ? Sans mobile apparent... Était-il si malheureux, au point d'envisager de supprimer ses semblables qui l'étaient moins ? Vivait-il dans un dénuement tel qu'il avait accumulé autant de rancoeur vis-à-vis de ses frères humains ? Toutes ces hypothèses et bien d'autres avaient été formulées par les gamins au cours des groupes de parole et des cellules de soutien psychologiques mises en place à ce moment-là... En fait, comme nous le disions ce matin dans l'atelier, Richard Durn n'était pas pauvre, au sens matériel du terme en tout cas. Non, même pas au sens intellectuel. Mais, sans doute, il souffrait de façon paroxystique d'une non reconnaissance chronique et radicale, d'un puissant et destructeur sentiment de non-existence...
Comme disait Bernard Defrance hier dans la table ronde d'ouverture du colloque, grande est l'humiliation de celui qui ne se croit pas capable de parler, de celui qui ne se croit pas capable d'émettre la moindre idée intéressante parce qu'il n'a jamais été vraiment écouté. De celui à qui l'on a toujours dit : " tais-toi ! ce qui est en toi, au plus intime de toi, eh bien, cela ne nous intéresse pas... Cela ne nous regarde pas ! "
Ce sont la place de l'enfant et le statut de l'élève dans le système éducatif qui sont au coeur de nos préoccupations. On peut regretter aujourd'hui une école républicaine un peu mythique, qui fonctionnait plutôt bien, au fond, dans un contexte donné. En cela, je suis d'accord avec Fabrice Guého : il ne peut qu'être reconnaissant à l'égard de l'école de la République de lui avoir donné un statut social enviable alors qu'il était issu de famille modeste et de surcroît diminué par un sérieux handicap visuel. Bien sûr ; comment pourrait-il en être autrement ? Et je l'approuve lorsqu'il précise que l'école traditionnelle (pour faire vite, l'école qu'ont connue lorsqu'ils étaient enfants ceux qui, aujourd'hui, ont atteint ou dépassé le milieu de leur vie) était souvent capable de permettre aux élèves dont elle avait la charge de se transcender. Mais, pour cela, elle comptait énormément sur le génie du maître, il en a parlé. Aujourd'hui, ce qui vient encore complexifier le problème, c'est qu'on a massifié l'école. Cela devient presque banal de le souligner mais c'est en tout cas un fait patent et incontestable. Les élèves et leur professeur ne forment plus aujourd'hui cette communauté un peu fermée, qui deviendra l'élite intellectuelle du pays, la reproduction de la classe dirigeante. Car, finalement, à l'époque, bien peu d'élèves accédaient au lycée et pour le coup, oui, la philosophie en classe terminale était une pratique élitiste...
Aujourd'hui les classes sont hétérogènes ; tous les élèves d'une classe d'âge entrent dans l'enseignement secondaire. On persuade moins facilement nos publics scolaires en ce début de troisième millénaire, surtout dans le " 9-3 ", entre tours et barres, de la beauté de la versification en alexandrins. Auparavant, l'élève qui s'était hissé au niveau du lycée avait un sens assez aigu du sacrilège, du blasphème, des choses qu'il fallait taire dans un esprit de corps. Il ne lui serait jamais venu à l'idée de dire à l'un de ses professeurs : " mais pourquoi pensez-vous que nous puissions en avoir quelque chose à faire de vos alexandrins ? " (Même s'il le pensait parfois très fort ; cela était intégré comme faisant partie des sacrifices nécessaires pour rejoindre l'élite pensante) On peut rapprocher cela d'autres phénomènes caractéristiques de notre époque. Il eût été impensable, il y a cinquante ans, qu'un patient demande à son médecin : " Mais, docteur, pourquoi diable me prescrivez-vous ce médicament ? La dernière enquête publiée l'a classé dans la liste des produits peu ou pas efficaces ?... " De la même façon qu'on ne remettait pas en cause la parole de son médecin, on ne remettait pas non plus en cause celle de son professeur. Aujourd'hui les élèves ne reçoivent plus la parole du maître comme parole d'évangile. Je ne peux en disant cela que me remémorer les paroles de Bernard Defrance hier : " l'école fonctionne aujourd'hui encore selon des structures institutionnelles de type religieux. Comment accoucher d'une démocratie dans une institution où le pouvoir est organisé sur le modèle de structures pré-juridiques ? Comment confondre obéissance et soumission au maître avec apprentissage des savoirs ? Comment accepter que le professeur forme l'élève, lui permette d'accéder aux apprentissages et le juge en même temps... Alors qu'il existe un principe de droit fondamental qui a présidé à l'écriture de tous les codes juridiques de toutes les constitutions démocratiques du monde entier : nul ne peut être juge et partie...
Oui, on a beau dire, on a beau faire, on ne reviendra pas à l'école d'hier. On peut, peut-être, le regretter, mais c'est ainsi : l'école est toujours le miroir d'une société. On ne peut faire revivre l'école d'hier dans la société d'aujourd'hui : c'est tout simplement du domaine de l'impossible. A quoi bon se crisper sur des attitudes de repli qui sont inexorablement vouées à l'échec ?
La ligne de fracture qui se matérialise parfois entre nous, c'est au fond cette différence entre une école qui vise en priorité une transmission de connaissances à un individu dont seule la dimension de fonctionnalité intéresse l'institution, ou bien une école qui tende vers l'éducation d'un être humain dans son infinie complexité et son extraordinaire et fondamental besoin de transcendance. Fabrice Guého disait qu'il fallait sortir de la pensée binaire : il a entièrement raison ; ces débats entre les tenants de chaque pôle sont voués à rester des débats stériles, à rester des débats au sens où l'on se bat et où chacun défend sa propre position sans écouter celle de l'autre.
Ici, dans ce colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques, ce qui nous réunit encore, c'est la volonté de pouvoir dépasser le stade de ces joutes où chacun vise à déstabiliser l'autre et, de façon primordiale, à rester bien campé sur ses appuis, sur ses certitudes. Ici, Nous voulons, au contraire, construire une pensée collective, riche de chacune des positions déployées, en s'appuyant sur la pensée de l'autre, et, au fond, nous visons davantage à
" Mener des conversations plus que des débats... "
Tant que l'on ne sortira pas de cette dualité " Instruction, Education ", on demeurera dans une situation de blocage. Pour prendre un exemple extrêmement concret, c'est comme si l'on s'affrontait sur la nécessité de boire ou plutôt celle de manger pour vivre. Voici le genre de débat qui pourrait avoir lieu :
- Il faut manger pour vivre, c'est essentiel !
- Ah, je vous demande pardon, monsieur, il est bien plus capital de boire pour vivre !
- Mais, pas du tout,enfin, soyons sérieux, si vous ne mangez pas, vos cellules ne bénéficieront plus des nutriments qui leur sont indispensables...
- Arrêtez, enfin, c'est ridicule ! C'est bien de l'eau que nos cellules demandent en priorité : on meurt bien plus vite de soif que de faim, chacun sait cela !
...
...
C'est ridicule en effet...
Pour sortir de ses oppositions duelles et stériles, il faut que l'élève retrouve à l'école le désir d'apprendre, que cette école soit capable de susciter ce désir.
La formation est l'objet principal de ce colloque : il y a quelque temps, les discussions à visée philosophique ont fait leur apparition dans le système scolaire mais d'une manière pour beaucoup marginale, avec des pratiques semi-clandestines, plus ou moins avouées, plus ou moins reconnues. Et puis, peu à peu, les choses se sont précisées, le lien avec les instructions officielles s'est affirmé ( Mener une discussion à visée philosophique en classe, c'est avant tout travailler la maîtrise de la langue, et en particulier la langue orale, objet de toutes les recommandations ministérielles, langue orale pour laquelle tant d'enseignants sont démunis, désorientés, la plupart de leur vécu étant tourné vers l'apprentissage de la langue écrite... Mener une discussion à visée philosophique, c'est apprendre à structurer sa pensée... C'est remettre de la cohérence entre toutes les disciplines enseignées... C'est aussi apprendre à écouter la parole de l'autre, à la respecter, etc.)
Aujourd'hui, bien peu oseraient prétendre que lorsqu'on passe du temps dans une classe à mener ce type d'activité, l'on soit " hors programme ". Autre difficulté qu'il fallait affronter, c'était l'hostilité des philosophes patentés par l'institution, et notamment la majorité du corps professoral de terminale et de l'enseignement supérieur. Aujourd'hui il semblerait que l'on dépasse ces conflits. Beaucoup de signes sont encourageants. On sent comme un frémissement d'intérêt absolument certain qui traverse toutes les couches du système éducatif. On se trouve au moment où il est opportun de se demander s'il faut étendre l'expérience... Étendre, généraliser, doit-on le faire ? Philosopher doit-il rester une pratique élitiste ou devenir un objet de formation ? Faut-il réserver la tenue d'ateliers philo aux professeurs patentés, possédant une solide culture philosophique, c'est à dire continuer comme aujourd'hui dans un cercle un peu fermé ? Faut-il que les professeurs des écoles au cours de leur formation initiale découvrent les ateliers philo à l'école en même temps que la façon de bâtir une programmation en EPS ou un sujet d'étude en sciences ?
Il serait intéressant en tout cas qu'ils découvrent cette philosophie pour enfants comme un moyen de redonner du sens à l'école, un moyen de redonner aux élèves ce fameux désir qui leur manque tant et qui sera déterminant dans la façon dont ils abordent les apprentissages. La philo pour enfants ne doit surtout pas devenir une nouvelle matière à enseigner, une nouvelle discipline. Si certains étaient amenés à la considérer ainsi, ce serait catastrophique. Si c'est un moyen, parmi d'autres d'ailleurs, pour redonner du sens, pour redonner à l'ensemble des apprentissages une colonne vertébrale, en aucun cas elle ne doit être considérée comme une fin en soi.
Pour que l'institution la reconnaisse, il faut qu'elle se présente comme un bon outil pour travailler des compétences qui sont détaillées dans les instructions officielles. Le domaine de la maîtrise de la langue et en particulier celui de la langue orale comme je l'ai déjà souligné est particulièrement bien travaillé dans la mise en place d'ateliers-philo. Bien entendu, ce n'est pas le seul moyen de concourir à la maîtrise de la langue orale mais c'en est un solide et intéressant. Ce n'est pas le seul moyen non plus de redonner du sens aux apprentissages, mais cela peut devenir un axe fort...
Ainsi pour reparler de la formation des professeurs débutants, il serait nécessaire qu'ils soient conscients déjà de cette toute première nécessité :
Les élèves doivent comprendre l'intérêt qu'ils ont à apprendre tel ou tel sujet ; et l'argument traditionnel " c'est pour avoir un bon métier plus tard et gagner beaucoup d'argent... " est non seulement très insatisfaisant intellectuellement mais, de plus, sur un plan de rentabilité strictement pragmatique, totalement inefficace.
La philosophie pour enfants devrait constituer une réponse envisageable dans un éventail le plus large possible. Il n'est pas question d'imposer la philo à tout le monde mais plutôt savoir qu'elle existe et qu'elle peut apporter des éléments extrêmement précieux.
Geneviève Guilpain avait tout à fait raison de rappeler les dangers d'une " institutionnalisation " d'un objet d'enseignement, les dangers du passage de l'innovation à la généralisation... Au fur et à mesure que ce dernier s'officialise dans les instructions, il se stérilise souvent dans un mouvement d'ampleur proportionnelle, s'assèche, se vide de sa substance, de son intérêt. C'est le travers dans lequel risque de s'enliser toute innovation à l'école que l'on tente de généraliser. Et soyons encore plus méfiant si l'on va jusqu'à proposer dans quelque domaine que ce soit des modules parfaitement ficelés et facilement évaluables ! Combien de contenus avons-nous sacrifiés sur l'autel de l'évaluation !
Comme nous, et encore plus que nous, car le temps qui passe ne joue pas en notre faveur, les enseignants qui font leurs premières armes dans les classes aujourd'hui vont connaître de grands moments de désarroi. Ils doivent y être préparés et il est de notre devoir de leur donner de solides éléments d'analyse afin qu'ils soient un peu plus efficaces face à leur public et qu'ils soient aussi capables de se protéger eux-même. Formation donc, mais dans la perspective que l'école ne soit plus essentiellement inscrite dans le monde de l'écrit et qu'elle puisse fournir quelques éléments de réponse à la démotivation croissante des élèves. Il faut renverser les perspectives : Pratiquer la discussion à visée philosophique dans sa classe, c'est d'abord cultiver une attitude qui dépasse largement le cadre des ateliers philo eux-mêmes. Ce mot " attitude " est revenu souvent dans l'atelier de Claire Rioux et des enseignants de Nanterre qui avaient travaillé sur le projet " Construire son regard " avec Oscar Brenifier...
Si l'on admet qu'il y ait un grand intérêt à installer des ateliers de discussion à visée philosophique, si l'on a déterminé et analysé les objectifs que l'on poursuit, si l'on est convaincu que c'est une activité qui doit démarrer dans sa classe, dans le groupe que l'on a en charge, il reste encore à se jeter à l'eau... Ce n'est pas le plus facile.
Les enseignants participant au projet " Construire son regard " ont tout d'abord été en situation d'observateurs. Ils ont regardé Oscar Brenifier faire. Puis, dans un deuxième temps, ils ont participé eux-mêmes à des discussions philosophiques entre adultes, de manière à éprouver de l'intérieur la position de discutant. Le fait de se soumettre soi-même à la discussion philosophique semble revêtir une importance capitale aux dires de ceux qui présentaient leurs pratiques. Et enfin, dans un troisième temps, ils se sont essayés à animer eux-mêmes un moment de discussion avec leurs élèves, mais sous le regard de leur formateur, qui a pu ensuite recadrer, préciser, etc. Quand on se lance, de l'avis unanime de ceux qui l'avaient fait, il est important d'avoir le regard d'un tiers. Bien entendu, il faut être vigilant sur le phénomène " gourou " : le formateur à l'animation de discussion à visée philosophique doit présenter toutes les garanties de sérieux, d'honnêteté intellectuelle et de compétence. Mais, en fait, ni plus ni moins que n'importe quel formateur : il s'agit d'une éthique de base.
C'est en questionnant, de toutes façons, que l'on devient un questionneur. Enfin lorsqu'on a réussi à installer une pratique régulière de la discussion philosophique dans le groupe que l'on a en charge, il est très important d'avoir des rencontres avec d'autres animateurs de discussion pour avoir des moments de mutualisation, d'échanges de pratiques. Confronter les expériences, analyser les difficultés au travers de la diversité des groupes qui seront alors évoqués... Mutualiser et échanger, des moments clés pour la réussite de telles activités mais, plus généralement sans doute pour la plupart des objets de l'école et pour parvenir à adopter face à ses élèves cette fameuse attitude où le maître arrive à se départir du rôle de celui qui sait tout face aux élèves qui ne savent rien. Le maître parle souvent beaucoup trop. Il faut dans ce renversement de perspective qu'il apprenne à écouter.
Nous bénéficions actuellement d'une vague d'intérêt de la part des acteurs du système éducatif dans son ensemble et d'une certaine bienveillance de la part de l'institution. Alors pourquoi demeurer dans des cercles fermés, à la marge, dans un esprit élitiste ? Faisons largement connaître ces nouvelles pratiques philosophiques en dehors de la classe de terminale tout en restant vigilant sur les risques de dessèchement propres à la généralisation. En effet, si nous n'y prenions garde, nos prémices de victoires pourraient assez facilement se transformer en défaites avérées...
(1) Centre Local de Documentation Pédagogique