Il y a un aspect paradoxal dans l'intérêt pour la philosophie. L'accueil et les réactions suscités par Le monde de Sophie de Gaarder Jostein aux Éditions du Seuil ou l'Éthique à mon fils de l'auteur philosophe espagnol Savater, en témoignent. D'une part le succès des romans a été tel qu'il a engendré l'apparition de collections spécifiques pour adolescents (Philo Seuil - collection Qui suis-je ? aux éditions La joie de lire). D'autre part ils ont été critiqués en raison de leur aspect tout public.
À côté de la parution de nombreux ouvrages de philosophie, essais, pour adolescents et jeunes adultes, sont apparues des collections comme " les contes philosophiques " chez Actes Sud, " paroles de sagesse " chez Albin Michel, " les goûters-philo " chez Milan, Collection " Pourquoi ? Parce " que chez Thierry Magnier. Plusieurs albums plus difficilement repérables dans l'édition illustrent des sujets comme le bien et le mal, le libre arbitre, la justice, le beau, le langage, le bonheur, la liberté, l'amour.
Par ailleurs, l'enseignement de la philosophie semble avoir fait sauter le vieux préjugé âge, maturité, niveau. Diverses expériences avec des jeunes de l'école élémentaire, de SEGPA, sont relatées, faisant même oublier " ces éducations prématurées qui font tant de bruit. " (in Qui a peur de la philosophie, GREPH, Flammarion 1977). La philosophie a parfois rapproché bibliothécaires, enseignants, emplois-jeunes pour constituer et animer des réseaux de livres sur des questions philosophiques. De nouveaux intervenants ont été sollicités pour les débats dans les établissements scolaires et les médiathèques. Il n'existe pas encore de charte des philosophes comme il en existe pour les auteurs, mais c'est ce qui se dessine.
Alors pourquoi cet intérêt nouveau ? Des explications sont à rechercher dans l'évolution même de la production littéraire pour la jeunesse, dans les usages qui en sont faits en milieu scolaire et à l'extérieur, dans les demandes des jeunes eux-mêmes qui posent très tôt des questions existentielles. Nous nous appuierons sur le vécu de trois bibliothèques qui, accueillant des étudiants de l'IUP du livre, ont construit des projets " littérature de jeunesse et philosophie ", en coopération avec les BCD et les CDI des établissements.
Pour peu qu'on s'y intéresse vraiment, il est facile de reconnaître que les livres et les productions pour la jeunesse sont un miroir de notre société ainsi que celui des considérations que nos autorités politiques, religieuses, intellectuelles et familiales lui accordent. Il est indéniable que dans l'évolution de cette littérature, l'enfant est aux yeux de l'adulte " créateur ", celui qui relie au mystère du temps qui passe. Il est l'occasion d'exprimer, soit une nostalgie d'un passé, paradis perdu, soit un point d'interrogation sur un destin à venir. La caractéristique du héros enfantin qui va s'imposer par son illustration est aussi d'avoir un nom qui appelle une image avec son halo de signification teinté ou non d'affectivité. Aujourd'hui, innombrables sont les enfants qui effectivement sont personnages témoins de l'état d'enfance vécu au quotidien. Sans faire abstraction de la déréalisation que provoque désormais l'ambiance des médias visuels, des auteurs illustrateurs ont la préoccupation de faire prendre conscience à leurs jeunes lecteurs de la nécessaire sociabilité de notre vie quotidienne. Ils évoquent dans leurs livres illustrés les heurs et les malheurs, les moments de tension et les moments heureux des rapports réciproques adultes-enfants à la maison, à l'école, dans les transports, dans les loisirs.
Les auteurs, au coeur de notre société, sélectionnent avec une intention plus ou moins affichée, des réalités sociales, des réalités politiques, des réalités géographiques qui leur paraissent significatives. De nombreux romans sont centrés sur cette réalité sociale. La fiction, en donnant une image du monde, donne un modèle pour penser ce dernier. La perception du monde par l'enfant ou le pré-adolescent est mise en forme par les romans qu'il lit et qui lui proposent une manière de saisir l'univers, naturel et social, sous une forme organisée. Cette image du monde, qui s'élabore dans la fiction, n'est pas coupée de la vie quotidienne, car toute histoire redistribue les aspects essentiels de l'organisation de la société dont elle est issue. Comme le mythe, au-delà de l'explicitation des réalités sociales, le roman fonde une éthique en prescrivant ou en interdisant des conduites. C'est en quelque sorte la mise en action d'une idéologie qui échappe le plus souvent à la conscience des auteurs eux-mêmes.
Si la dominante dans l'édition est bien constituée par des romans psychologiques, les romans miroirs, il faut noter dans la production de ces dernières années des collections et des ouvrages qui affichent des intentions philosophiques. Les directeurs de collection répondent aussi à une demande d'ouvrages accompagnant un renouveau de l'éducation civique et morale. À côté et pour l'accompagner, des prix littéraires sont lancés comme le prix UNESCO 2003 de littérature pour enfants et adolescents au service de la tolérance..
Les livres donnent à penser, passent par des mots dont on contrôle le défilement, et c'est déjà un pas vers la possibilité de devenir critique. Les histoires écoutées font aussi réfléchir. Mais ne faut-il pas bien maîtriser le langage pour penser ? Y a-t-il un âge minimum pour aborder des questions philosophiques ? Pour une information sur les possibilités de raisonnement et d'abstraction des jeunes, les adultes se sont reportés aux théories de Wallon qui considère que la personnalité de l'enfant se développe, par une succession de six stades et au travers de deux fonctions principales : l'intelligence et l'affectivité. Ils ont relu les travaux d'Erik Erikson, de Jean Piaget de Lev Vygotsky. Tous ces éclairages psychologiques les ont aidés à revoir leur conception et à oser la philosophie par tous et pour tous. Notons aussi que ces éducateurs, marqués par les maux de notre société au quotidien, voient dans la philosophie un laboratoire d'une future démocratie participative, qu'ils veulent contribuer à ouvrir des espaces de dialogue et de tolérance. Bibliothécaires en zone d'éducation prioritaire, ils ont aussi à fidéliser des adolescents qui se situent mal entre la section jeunesse et la section adulte et qui viennent surtout pour faire leurs devoirs. Le débat philosophique au coeur de la cité est une manière de les séduire. La pratique collective, conviviale de cet exercice intellectuel n'est pas seulement un jeu, mais une respiration sociale.
Marqués par ces nouvelles tendances, les médiateurs du livre puisent dans les collections à caractère philosophique, y ajoutent des ouvrages plus isolés pour construire des réseaux de livres et des projets. Ainsi le débat, lancé à partir des lectures suggérées ou alimentées par elles, remplace le comité de lecture où s'échangeaient les remarques et critiques sur les ouvrages. Pour ces équipes, la philosophie n'a pas pour objectif d'inculquer des savoirs, mais de modifier les comportements et d'apprendre à penser. C'est donc la réception des textes qui est privilégiée en favorisant un accès à une parole authentique, à des relations sociales élaborées au cours des rencontres. L'exercice de la pensée critique s'appuie sur des critères rigoureux, des raisons valides et doit conduire à l'autocorrection.
Les travaux du CIRADE sont connus mais les médiateurs ont ici puisé uniquement dans la littérature de jeunesse et plus particulièrement chez des éditeurs comme : Syros, Rue du monde, Le Rouergue, Thierry Magnier, Actes Sud, Seuil, Albin Michel. Ils se sont appuyés sur les citations de Lévinas et de Deleuze dans les ouvrages : Le visage de l'autre et l'oiseau philosophie au Seuil. Le livre n'est toutefois pas qu'un lanceur ou qu'un support car la sélection conduit à retenir des récits philosophiques, des récits construits autour d'une question ou se clôturant sur une question.
Pour les plus jeunes (GS, CP, CE1, CE2), quelques ouvrages comme celui de Piquemal, Michel, Lagautrière Philippe, Mon premier livre de sagesse (Albin Michel), servent de fil conducteur et font passer d'un album à un autre. Les réseaux constitués contiennent surtout des albums mais aussi différents genres littéraires (contes, poésies, BD, petits romans )
Pour les jeunes adolescents, les livres proposés sont souvent des romans d'apprentissage car que désirent les apprentis ? Sortir de leur condition, vivre des amours illicites, réussir socialement. La tâche que s'assignent les héros est immense, car elle entend toujours excéder ce que la société impartit à la naissance ou se détourner de ce qu'elle proscrit et prescrit. L'apprentissage de la vie par le héros est à la fois découverte d'autres mondes, mais aussi de ses propres racines ; la découverte de soi-même en même temps que de l'autre. Des auteurs (exemple : Y. Heurté) sont choisis parce qu'ils proposent un réel questionnement politique par le livre. S'agissant de démonter des conditionnements, un livre vraiment politique doit commencer par casser l'image qu'on se fait de soi-même dans sa propre société, ce qui est devenu difficile. Sa finalité serait de questionner et d'entraîner à une gymnastique du doute et non de remplacer un modèle par un autre.
Le choix des ouvrages est important ainsi que la constitution du réseau qui va circuler dans le groupe de lecteurs. Les textes se complètent, s'opposent autour d'une ou plusieurs idées. Les niveaux de lecture sont équilibrés pour que chacun puisse entrer en lecture longue. Le réseau est présenté au cours d'une première rencontre et les livres sont prêtés. Trois semaines après, les échanges sont organisés autour des conflits vécus par les personnages. Un même groupe se retrouve six fois deux heures.
Pour aller jusqu'au débat philosophique il faut que se fasse l'interaction texte-lecteur qui fait de la lecture un vécu qui s'organise autour des personnages, avec des effets de persuasion, de séduction, de tentation. C'est l'imitation de personnages reçus comme exemplaires qui fait de la lecture un vécu. Mais à l'origine il y a le désir, car lire est d'abord une promesse de plaisir. La jouissance comme fait est incontournable et c'est elle qui fonde et autorise l'aventure du sujet. Le lecteur avec le texte comme support produit une figure, donnant ainsi une partie de lui-même. Les personnages l'aident à se désengager, à se libérer et cette prise de distance est principalement due aux émotions. Les effets personnages qui servent à établir des réseaux de livres, s'ils se complètent harmonieusement, font de la lecture une expérience enrichissante sur les plans intellectuel, affectif et fantasmatique, expérience qui vient s'ajouter et réveiller celle du lecteur, alimenter les débats.
Pour prendre ici un exemple, voici comment a été abordé le thème de l'art avec des CM2/6e au cours de rencontres qui préparaient l'entrée au collège. Une séance a été réservée au prêt des ouvrages à la suite de la visite d'une exposition de peinture à la bibliothèque. Six heures ont été consacrées aux débats. Les classes par deux étaient mixées à la bibliothèque pour composer quatre groupes. La sélection étudiée par les adultes offrait diverses pistes : le beau et le laid semble précéder l'activité artistique ; la beauté naturelle et la beauté artistique, la beauté de l'oeuvre n'est pas celle de la nature ; l'art est une transposition et non pas un reflet du réel ; le secret de la création artistique est dans l'élan mystérieux qui emporte matériaux, sources et les métamorphose en oeuvres ; l'oeuvre d'art a une finalité parce qu'elle est une harmonie ; l'artiste a une fonction sociale. Le questionnement des enfants a privilégié la place de l'artiste comme veilleur et éveilleur, comme passeur.