Revue

Afrique du Sud : un café-philo aux antipodes

10 octobre 1999. Il est 20h30 et je démarre, ce soir, ce qui est certainement le premier café-philo en Afrique du Sud ! Nous sommes à peu près vingt-cinq à avoir surmonté les obstacles à la tenue de cette expérience et, quitte à inaugurer ce qui est une première dans la nouvelle Afrique du Sud, autant le faire franchement. Le thème que j'ai choisi ce soir est : " Inégalités et différences ". Bien sûr, nous aurions eu plus de mérites à proposer cette réflexion avant 1994, mais je viens juste d'arriver à Johannesburg et je ne boude pas mon plaisir d'être, comme il se doit, impertinent (n'oublions pas que la politique d'" affirmative action " ou " discrimination positive " mise en place par le nouveau pouvoir politique justifie, mais d'une autre façon, la réflexion de ce soir). Post ou pré-apartheid, le thème de ce soir permet bien à la philosophie d'être d'actualité.

Je voudrais ici revenir sur ces deux années d'animation d'un café-philo dans un environnement, pour partie, anglo-saxon (n'oublions pas les afrikaners), car il me semble que la comparaison avec ce que j'ai pu faire en France (Toulouse) n'est pas sans intérêt. Pour avoir lu les livres d'épistémologie de P. Feyerabend (ex. : Adieu la raison), je crois qu'il vient un moment (différent selon les individus et différent aussi selon les domaines de réflexion chez un même individu) où la comparaison doit remplacer l'analyse. Après une quinzaine d'années d'exercice de la philosophie (enseignant en philosophie ou animateur de café-philo) dans un contexte européen, le risque est grand que certaines certitudes ne se figent. L'Afrique du sud m'a permis de regarder différemment ce qui avait fini par devenir pour moi de solides habitudes.

Bien sûr, toute comparaison a ses limites et il me faut, à présent, resituer les conditions, oh ! combien différentes, qui ont présidé à ce café-philo des antipodes. La première précision qu'il me faut tout de suite souligner est que mon misérable niveau d'anglais ne me permettait pas ce café-philo dans la langue de Shakespeare. Les participants étaient donc tous francophones, si ce n'est français. Quelques sud africains ont néanmoins participé à nos rendez-vous mensuels (la comparaison est donc moins riche qu'il n'aurait été souhaitable). En outre nos réunions se tenaient dans les locaux de l'Alliance française de Johannesburg ; ce qui n'était pas sans conséquences sur la composition du public. En effet, celle-ci étant située dans un quartier " safe ", aucun sud-africain noir n'avait les moyens (absence de transports en commun dans cette ville) de participer à nos réunions. De toute façon, les difficultés d'accès à une scolarité leur proposant un enseignement de la langue française étaient bien autrement discriminantes.

Least but not last, Johannesburg est une des villes les plus dangereuses qui soit (il n'est pas recommander de s'arrêter aux feux la nuit, par exemple) et les participants étaient donc particulièrement motivés, ce qui fausse encore un peu plus la comparaison avec le public des cafés-philo français où l'on ne risque pas grand-chose à rejoindre le soir son bistrot favori ! Enfin, les Français qui participaient à cette expérience étaient, pour la plupart, des expatriés, c'est-à-dire des cadres supérieurs (en majorité), ce qui est assez différent de la composition sociologique des cafés-philo français, où mon expérience me permet de dire que l'on rencontre bien plus de " travailleurs sociaux de gauche " que de cadres supérieurs.

Reste que, toutes ces restrictions étant formulées, les quelques Sud-africains qui sont venus me permettent de souligner un point intéressant : la plupart ont toujours trouvé nos discussions extrêmement " exotiques ". Je me souviens notamment d'une Sud-africaine anglo-saxonne me disant à l'issue d'une de nos soirées : " Chez nous, on ne parle pas de ça !".

Certes, l'absence d'enseignement philosophique dans le cursus scolaire sud-africain ne prépare pas alors à ce qui pourrait sembler un " déballage " de ce qui est d'ordre privé. Cependant, il m'a paru que la remarque ressemblait à celle d'une maîtresse de maison soucieuse d'éviter à sa table des sujets de discussions trop peu consensuels pour être discutés. Mon hypothèse, compte tenu de toutes les restrictions que j'ai faites, est donc qu'une réflexion philosophique, dans un contexte anglo-saxon, n'est pas tout à fait convenable. Obstacle surmontable comme nous l'avons prouvé pendant deux ans ; encore faut-il le connaître...

DU CAFÉ-PHILO À L'ENSEIGNEMENT DE LA PHILO

Je voudrais maintenant poursuivre mes comparaisons feyerabendiennes en quittant le terrain des café-philo sans déserter toutefois celui de la philosophie. J'ai été pendant ces deux années professeur de philosophie au lycée français de Johannesburg. Le lycée accueillait trente-trois nationalités, peu de Sud-africains ( la scolarisation y était trop chère), mais beaucoup d'africains de l'Ouest (enfants de personnels diplomatiques, pour la plupart). J'ai ainsi découvert un autre obstacle épistémologique à l'enseignement de la philosophie.

Fréquemment, des élèves africains venaient me voir à la fin de certains cours et me posaient une question qu'ils n'osaient formuler en public. Je me souviens notamment d'élèves me disant, après la sonnerie, " Mais, monsieur, vous ne pouvez pas douter que Dieu existe ! ". J'avais beau leur dire que, justement, nous allions, sans préjuger du résultat, en douter, je voyais bien qu'ils étaient choqués. J'ai prêté alors un peu plus d'attention à ces élèves, et, en discutant avec des collègues qui avaient quelques années d'Afrique, j'ai compris le blocage pour un élève africain de remettre en question un des piliers de sa construction personnelle. Je parle ici d'élèves ayant eu une éducation réellement africaine et non pas occidentale. D'une éducation où la parole des anciens ne se discute pas. Où regarder un adulte dans les yeux est impertinent. J'ai compris alors que la réflexion philosophique, qui, par essence, s'est construite contre l'argument d'autorité, demandait une mise en confiance nécessaire pour ces élèves parfois choqués et même inquiets d'y perdre leur africanité.

Bien des choses pourraient être dites ici, mais je voudrais juste proposer ma pierre à une réflexion que les professeurs de philosophie se posent ces derniers temps (l'Acireph en a d'ailleurs fait le thème de colloque de 2002) : quels liens l'enseignement de la philosophie doit-il tisser avec les autres champs de la réflexion (scientifique, artistique, théologique...) ?

Pour ma part, mon séjour aux antipodes m'a permis de découvrir que l'on n'enseigne pas la philosophie sans se préoccuper d' " obstacles " qui peuvent, entre autres, être d'ordre ethnologique. La philosophie se voulant à elle-même son propre remède est, pour moi, définitivement une vue de l'esprit !

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