(24 et 25 octobre 2002)
Le succès des stages de formation de l'Éducation nationale est souvent inégal, certains sont même désertés avant la fin de leur session. Les professeurs n'auraient-ils donc ni besoins ni attentes en la matière ? Certainement pas ! Preuve en est que cent vingt professeurs de philosophie, venus de toute la France, et des lycées français à l'étranger, du nord, du sud et de l'est de l'Europe, se sont réunis au début des vacances de la Toussaint pour assister au quatrième Colloque de l'Acireph.
Le thème en était cette année "Les connaissances et la pensée : quelle place faire aux savoirs dans l'enseignement de la philosophie ? ". Sous ce titre, il s'agissait d'examiner jusqu'à quel point la philosophie doit se laisser affecter par l'évolution des savoirs, si elle peut être indifférente aux connaissances contemporaines, mais aussi de réfléchir plus généralement à l'articulation des connaissances et de la pensée. Dans cette perspective, tous les participants se sont montrés convaincus qu'un enseignement de philosophie devait trouver les moyens d'enseigner à penser de façon philosophique à partir de savoirs établis.
Pour un tel programme, deux jours de débats intenses n'étaient pas de trop. On peut distinguer quatre grandes sortes d'exposés et d'échanges.
1) En premier lieu, les interventions qui portaient sur des recherches scientifiques contemporaines qui obligent les professeurs de philosophie à reconsidérer les repères et les clivages traditionnels de leur discipline : citons l'anthropologie, les sciences cognitives et l'éthologie.
Le colloque a passionnément suivi en séance plénière l'exposé de Philippe Descola, anthropologue, professeur au Collège de France, (chaire d'anthropologie de la nature) qui traitait de la question " Quels peuvent être les apports de l'anthropologie contemporaine au cours de philosophie?". Partant des données de l'anthropologie contemporaine et de son propre travail sur le terrain, Philippe Descola a montré qu'il existait quatre grands systèmes d'identification permettant de penser les différences et les similitudes entre soi et un alter indéterminé (qu'ils soient hommes, animaux ou choses selon nos catégories) et que la coupure nature/culture, loin d'être universelle, est une configuration intellectuelle particulière à l'un de ces systèmes. Il faut donc saisir les " schèmes " qui sous-tendent ces systèmes, si l'on veut comprendre un tant soit peu les façons de voir des autres peuples, leur ontologie, mais aussi la manière dont ils conçoivent le rapport à " autrui " (l'alter dont le sens varie précisément selon chaque système d'identification). La discussion qui a suivi a porté sur les conséquences que les professeurs du secondaire pouvaient tirer d'un tel savoir pour leur travail en classe, en particulier pour envisager les problèmes du relativisme culturel, mais également sur la frontière variable voire inexistante, suivant les systèmes, entre nature et culture.
Une écoute de même intensité s'est retrouvée pour l'exposé de Daniel Andler, professeur à Paris IV, responsable du département d'études cognitives à l'ENS-Ulm, qui abordait la question "Peut-on faire un cours sur la conscience sans passer par les sciences cognitives?". Après le rappel historique de l'origine de ces sciences, l'exposé de leur état d'avancement, la discussion s'est engagée sur les problèmes philosophiques qu'éclaire d'un nouveau jour la "philosophie de l'esprit" et des phénomènes mentaux ; et les expériences rapportées (selon beaucoup de participants impressionnantes) ont stimulé la réflexion sur ce qu'on appelle " la conscience " mais aussi les processus mentaux " inconscients ".
2) En deuxième lieu, le colloque a abordé la question du rapport entre l'apprentissage de la pensée philosophique et les savoirs philosophiques eux-mêmes. Notre collègue Cécile Victorri a posé la question du savoir interne à la philosophie sous un angle éclairant en se demandant - à propos de l'acquisition du vocabulaire philosophique - si "faire de la philosophie " c'était " comme apprendre une langue étrangère? ". Notre collègue Mathieu Potte-Bonneville, en référence à Michel Foucault, a critiqué le postulat d'une différence entre " connaissances " et " pensée ", en retraçant l'histoire mouvementée des rapports de la philosophie et les savoirs depuis le programme canguilhemo-althussérien de 1973, qui faisait la part belle aux savoirs, dirigés contre l'opinion, c'est-à-dire à l'époque, l'idéologie. Jean-Jacques Rosat a abordé, lui, la question de la place des doctrines, des textes et de leur histoire, dans l'apprentissage de la réflexion. Sa conclusion a pris la forme d'une maxime à méditer :" Cessons de mettre partout de l'histoire de la philosophie sans le dire, cessons de faire en permanence un usage implicite de l'histoire de la philosophie ; mais quand nous pensons devoir faire de l'histoire de la philosophie, faisons-le explicitement et en sachant pourquoi . "
3) En troisième lieu, un exposé en séance plénière de notre collègue Loïc de Kérimel et de nombreux ateliers furent l'occasion d'examiner collectivement comment le cours de philosophie s'articule à des connaissances extérieures. Celles-ci peuvent avoir été acquises dans les autres disciplines scolaires (l'éthologie, la biologie, la physique,) ou n'avoir pas été acquises du tout (la psychanalyse). Les rapports de notre enseignement aux pratiques artistiques et à la culture religieuse furent également l'objet d'ateliers. Dans la table ronde autour d'Alain Marchal, il fut question, à propos du langage, de l'utilisation de documentaires scientifiques pour contourner certains " obstacles pédagogiques ", comme le réseau intellectuel et affectif d'associations d'idées, d'images et d'expériences qui forme, chez nos élèves, une sorte de connaissance première fortement résistante.
4) Il faut mentionner en dernier lieu des interventions plus globales, plus politiques aussi, à la condition de bien entendre cet adjectif. Notre collègue Gérard Malkassian nous exposa la situation et l'évolution de l'enseignement de la philosophie en Italie, et la place très originale, et récemment réaffirmée, de l'histoire de la philosophie dans cette tradition. Pour ce qui est de la France, nul n'était mieux placé que Claudine Tiercelin, professeur de philosophie à Paris XII, et présidente du jury de l'agrégation externe de philosophie, pour aborder les questions du colloque dans la perspective de la formation actuelle et future des professeurs de philosophie.
Enfin, dans son rapport, le président de l'Acireph, Serge Cospérec, a montré en quoi le thème de ce colloque illustrait la conception de la philosophie et de son enseignement défendue par l'Acireph. Dans son exposé, Michel Fichant, président du Groupe d'Experts chargé de rédiger un nouveau programme, fit, pour sa part, l'histoire de sa mission en rappelant les exigences et les forces entre lesquelles il s'efforçait de trouver un accord. À noter qu'il n'avait pas souhaité que son exposé fût suivi de questions ce qui nous a tous privé d'un dialogue que ce bulletin s'efforce malgré tout d'instaurer.
Ceux qui ont participé à ces journées ne le regrettent pas. Mais que les autres ne désespèrent pas : un ouvrage est maintenant paruaux éditions Bréal, à partir de ces riches matériaux.
N. B. : Pour en savoir plus, www.acireph.asso.fr
On y trouve en ligne les trois premiers numéros de la revue de l'Acireph (Association pour la Création d'Instituts de Recherche pour l'Enseignement de la Philosophie), "Côté philo"