Revue

Maroc : philosophie de la réforme et réforme de la philosophie

Une nouvelle réforme de l'enseignement se met en place au Maroc. Réaction d'un acteur engagé.

La réforme de l'enseignement et la nécessité de la philosophie

La réforme en général, et particulièrement dans l'enseignement, ce n'est pas une simple procédure et des exécutions purement techniques. Ce n'est pas seulement l'ensemble des solutions ciblées pour résoudre les problèmes de notre présent. En revanche la réforme doit contenir une conception qui sert à résoudre les questions suivantes :

- Qu'est-ce que la réforme ?

- Quelle est sa philosophie ?

Sans doute, la réforme actuelle de l'enseignement au Maroc vise à implanter solidement l'enseignement professionnel et technique, mais nous pouvons resserrer cette orientation en nous demandant : qu'est-ce que la science ? Qu'est-ce que la technique ?

Pour justifier cette orientation, la nouvelle réforme prétend que l'enseignement professionnel et technique va résoudre le problème du chômage, et permettre aux élèves de s'intégrer dans notre présent, et dans un demain mondial. Mais qu'est-ce que le travail ? Et quelle conception a la réforme à propos de demain, et de l'homme de demain ?

Bref, toute réforme suppose une conception globale de l'enseignement et de l'apprentissage, de l'homme et de la connaissance, de la vie et de la valeur. Ainsi nous ne pouvons imaginer une philosophie de la réforme loin de la philosophie et de la réforme de son enseignement.

Or, jusqu'à présent, la généralisation de l'enseignement de la philosophie dans toutes les sections de l'enseignement secondaire n'a pas vu encore la lumière. Avons-nous manqué à notre devoir philosophique ? Pourquoi n'y a-t-il pas une conscience accrue de la nécessité de la philosophie ? Que faire pour reconnaître le droit à la philosophie ? Que faire pour qu'elle devienne une cause pour l'intellectuel, le politicien et le juriste ?

C'est vrai, la charte de la réforme esquisse des objectifs, nous citons à titre d'exemple : la formation d'un citoyen conscient de ses droits et de ses devoirs, et qui s'attache à sa dignité et son identité arabo-musulmane, mais qui soit aussi tolérant et ouvert vis-à-vis de la civilisation humaine... Ce sont des valeurs philosophiques, et cela suppose la nécessité de l'enseignement de la philosophie en général. Mais on doit se méfier de toute instrumentalisation de la philosophie ! On doit se demander si la réforme de l'enseignement ne risque pas de réduire la philosophie à l'axiologie !

Le rôle de la philosophie, comme je le conçois, est de participer à la formation du citoyen universel, et pas seulement du citoyen marocain. Son rôle est principal : si la charte est concentrée sur l'orientation professionnelle, technique et scientifique, c'est la philosophie qui doit mettre en question cette orientation, en critiquant cette violente confrontation que nous avons avec le monde de la technique, comme si celui-ci était évident.

Les possibilités de réforme

1. Au niveau stratégique

Fortifier la position de la philosophie, c'est fortifier la présence de la culture, et émanciper le système d'enseignement de la misère, et de toute sorte de réduction, du monde vécu, et de la lutte pour l'instinct de conservation.

Toute réforme de l'enseignement de la philosophie risque d'être restreinte dans une réforme sectorielle qui n'a que des effets secondaires, si l'enseignement de la philosophie est décontextualisé de la position que doit avoir la philosophie au sein du tissu de la société et dans les débats intellectuels. Or, nous remarquons que le discours (et la pensée) philosophique(s) occupe (nt) une petite place dans l'espace public et dans les mass-media. La philosophie au Maroc se trouve isolée dans l'institution officielle. Son enseignement est un privilège et non un droit, il est conçu comme superflu et non comme une nécessité.

En outre, on ne peut pas envisager une réforme de l'enseignement de la philosophie en dehors de la globalité du système d'enseignement. C'est ainsi que le déploiement de l'enseignement de la philosophie est limité à cause de deux obstacles : d'une part, son enseignement n'est pas (encore) généralisé, et d'autre part l'accès à son enseignement ne se fait qu'à la fin du secondaire et n'est présent que dans trois universités marocaines !

2. Au niveau pédagogique

La réforme de l'enseignement de la philosophie est dépendante du curriculum. Jusqu'à présent, on constate d'après les expériences précédentes qu'il y avait toujours un écart entre les contenus et les objectifs déclarés. Notre pratique pédagogique a connu deux approches : l'approche techniciste (qui fait de la technique une fin en soi), et l'approche de la connaissance pure (la connaissance pour la connaissance). En effet les deux approches aboutissent à séparer la philosophie de la vie, l'élève de l'espace public et la philosophie de son enseignement. Pour éviter la reproduction de ces deux approches, il faut esquisser une stratégie de l'enseignement de la philosophie qui contient :

a. la complémentarité, qui prend en considération les principes de l'échelonnement, de la continuité et de la spécificité dans le curriculum.

b. L'harmonisation entre l'enseignement de la philosophie et l'enseignement des autres disciplines ; par exemple, on ne peut pas envisager une formation de l'esprit critique (en philosophie) séparée de la pratique du critique littéraire et historique, on ne peut pas aussi consolider la compétence de la problématisation dans un système d'enseignement qui enracine une formation religieuse, scientifique et technique dogmatique.

c. La réforme de l'enseignement de la philosophie ne serait que formelle si elle ne prenait pas en compte les dispositifs pédagogiques suivants :

- la leçon de la philosophie est un exercice philosophique à propos du sens, du discours et de la lecture/écriture, il s'agit ici de la pédagogie du " philosopher ".

- On ne peut pas réformer l'enseignement de la philosophie sans réformer les méthodes d'évaluation actuelles, il faut désacraliser l'évaluation en la libérant du " monisme " et de " l'uniformisme ". Bref, on doit réconcilier l'évaluation et la liberté, puisque le système actuel d'évaluation ne donne pas aux élèves le droit de choisir.

- Il faut se libérer du manuel scolaire unique et officiel, en adoptant le principe de la pluralité.

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