À l'éclairage de notre pratique de formation (des maîtres) et de recherche (analyse des discours), nous interrogeons les pratiques de discussions philosophiques au primaire. Nous déclinons quelques pièges susceptibles d'alimenter la réflexion sur leur définition possible en tant que conduite(s) langagière(s) reproductible(s). L'urgence s'assortit ici à la prudence, tant la formation précède à peine la diversité de ce qui se met en place. Patience et exigence, en contrepoint, alimentent ce qui selon nous doit inciter au suivi de ces pratiques en fonction des contextes de production.
La pratique de discussions philosophiques à l'école primaire peut concilier deux aspects opposés contenus dans l'expression même. D'un côté la notion de philosophie favorise ce que l'on peut identifier comme la facette centripète de l'activité. Cela correspond à ce qui la fonde et la finalise. De l'autre la discussion paraît plutôt diffuser sur un versant centrifuge. Cette fois, il s'agit essentiellement de ce qui l'enveloppe et la développe. Cependant, dans l'effervescence une urgence clignote. C'est de bien définir les mécanismes d'articulation de la force centrifuge du discuter à la force centripète du philosopher.
Si l'on suit, en référence à ces mouvements centripète et centrifuge, les repères de même nom fournis par le psychologue H. Wallon, on peut se demander deux choses. Est-ce que des enfants, qui alternent des phases centripète et centrifuge, peuvent réellement accueillir une activité qui articule ces deux dimensions ? Faute de quoi, il faut remarquer que l'activité n'aurait pas le fondement déclaré. Ce qui amène en second lieu à se demander de manière plus générique si l'on peut réellement fonder une activité qui parie sur des forces aussi divergentes ? Au total nous chercherons ici à montrer sous quelles conditions une discussion - et d'autant plus à l'école primaire - tient réellement de ce que l'on pourrait nommer philosophie.
Appropriation C1
Transformation C2
Création C3
Raisonnement C4
Jugement C5
Voir exemples du tableau ci-dessous
PHILOSOPHER : L'ASPECT CENTRIPÈTE
La philosophie est une discipline officiellement reconnue. La seule existence de la discipline nous permet de la désigner comme potentiellement caractérisable. Lorsqu'on fait des mathématiques la visée est nécessairement celle des mathématiques. Quand on fait de la philosophie les finalités en découlent aussi récursivement ! On retrouve l'aspect centripète. L'affaire s'est compliquée depuis qu'un américain, Matthew Lipman, s'est attaqué au crucial problème de définir la philosophie pour enfants. Le décalage qu'il impulse dérange les professionnels de la discipline comme ceux de l'éducation. Il propose un programme qui remet en cause la capacité de l'école à promouvoir un " bien penser ". Lipman remarque que cette ambition est en partie prise en charge par les familles jusqu'aux alentours des cinq ou six années de vie. Cela concerne notamment le développement des facultés de curiosité, d'imagination, de raisonnement, de pensée, de jugement, de langage. Alors, qu'est-ce que la philosophie : une affaire scolaire, une affaire de famille ?
Il s'avère que sur l'axe centripète, nul, mis à part des philosophes patentés, ne peut savoir ce que recouvre l'objectif de la philosophie. Tout promoteur, non formé, ne peut que se sentir légitimement fragilisé. Comment alors former des enseignants à un objectif qui reste assez flou ? Peut-on, et même, faut-il le faire ? Il nous semble que l'envie de pratiquer doit céder à la patience et à la prudence.
Plus encore, l'apprentissage du philosopher conduit selon M. Lipman à penser de manière autonome, critique et responsable. Ces trois derniers mots sont souvent apparentés à ce que l'on nomme l'éducation à la citoyenneté. Est-ce que philosopher revient simplement à former un citoyen ? Là, remarquons que l'objectif du développement de la citoyenneté se décline à tous les étages du scolaire, et présente l'avantage ou l'inconvénient de n'être attaché à aucune discipline particulière. Ou plutôt si, à presque toutes : l'histoire-géographie comme les arts plastiques occasionnent une ouverture sur le monde, les mathématiques forment au raisonnement logique, la lecture libère l'individu, le sport socialise... Nous sommes inévitablement conduits à considérer que la force centripète ne peut que se décliner sous un programme1 centrifuge puisant en maints lieux pour fonctionner. Serait-ce alors parce qu'elle est l'aboutissement d'une formation réticulaire que la philosophie ne s'enseigne qu'à compter de la terminale ?
DISCUTER : L'ASPECT CENTRIFUGE
Sur l'axe centrifuge, nous reconnaissons la caractéristique de toute activité sociale, en particulier celle de la discussion qui suppose de profiter de l'autre. Concernant le langage H. Wallon note que " son emploi, loin de supposer sa compréhension préalable, la précède très souvent et s'en fait l'artisan ". Le langage est un tremplin pour penser. La discussion renferme par essence cet aspect qui passe par le détour de l'autre, avant de pouvoir récupérer pour soi ce qui s'est passé dans l'inter-action. Il n'y a pas de planification de l'activité chez l'enfant. L'enfant agit, parle, pense... au présent. Il n'anticipe pas que parler va lui servir à se fixer de nouvelles idées par exemple, à intégrer de nouvelles conceptions... ce que nous pouvons supposer comme probable chez des étudiants de l'Université... Et pourtant ça marche ! Pourquoi ?
Parce que le langage n'est pas un outil anodin. Pas seulement la langue, mais l'activité même de converser renferme, dans sa structure, le résultat d'une activité culturelle qui n'est absolument pas aussi libre qu'on le croit. Converser2 est une activité hautement rationnelle, dans la mesure où simplement je ne peux enchaîner n'importe quoi sur ce qui est dit : ni de manière privée dans ma tête, ni de manière publique sans quoi ce serait vite censuré socialement. Mais en même temps, tous les jeux de langage ne sont pas équivalents ! Selon l'interlocuteur le jeu change. Et là, l'exigence entre en jeu. Toute parole ne sollicite pas de la même manière une activité de pensée.
Alors, est-ce que discuter philosophiquement peut se définir en contrepoint de parler, communiquer, bavarder, s'exprimer, dialoguer, converser3 ?
L'analyse critique de divers corpus enregistrés lors d'essayage et de pratiques plus approfondies de discussion chez des enseignants nous a permis de caractériser la discussion philosophique comme une conduite langagière spécifique. Celle-ci correspond à l'aménagement d'un polylogue, soit l'expérience renouvelée à chaque séance d'un espace fonctionnel où tous les participants mettent en jeu et en scène, soit risquent une parole qui est une voie. Tout polylogue est essentiellement centrifuge, en ce qu'il permet autant de libérer des voies divergentes qu'il favorise aussi leur organisation et transformation progressive pour coopérer à l'instruction d'un dossier. Or, l'instruction du dossier n'est pas innocente bien qu'elle ne soit jamais fondamentalement contrainte. À quelles conditions la discussion, centrifuge, peut-elle effectivement se repérer au final comme une activité centripète ?
L'ARTICULATION CENTRIFUGE-CENTRIPÈTE : PROPOSITION DE DÉFINITION DE L'ACTIVITÉ
Nous proposons une orientation. L'analyse comparative de discussions acquises en début et en fin de pratique de discussions a permis de valider une modélisation possible de l'activité. Le modèle est simple. Si le polylogue fonctionne, la parole d'autrui issue d'un espace appréhendé par le sujet comme centrifuge se commue en action graduellement centripète de la façon suivante. Nous considérons cinq degrés, sur le long terme, qui témoignent de l'appropriation croissante par les sujets de ce qui se dit pour pouvoir penser par eux-mêmes.
Le sujet dans un premier temps s'approprie ce que dit l'autre (répète, reformule en changeant quelques mots). Ensuite, il transforme plus radicalement ce qui s'est dit, en se mettant en scène. En troisième lieu, il se risque (acte de création), en proposant une nouvelle piste qu'elle soit gratuite ou reliée. Puis, il raisonne, reliant ce qui s'est dit explicitement à ce qu'il va dire ou pourrait dire, ou propose effectivement, ou encore fait des synthèses regroupant plusieurs paroles émises. Enfin, il se positionne et prend le risque de nuancer sa pensée de manière autonome, critique et responsable. Ces mouvements centrifuges orientés peu à peu centripètes se déploient bien évidemment de manière privée (intra-psychique). Et c'est le rôle, la fonction de la discussion vécue d'amener le sujet à mettre en place ces liens hiérarchiques qui optimisent le dit.
Une recherche en partenariat avec l'équipe du CIRADE (université de Montréal) met à l'épreuve ce modèle. Il semble bien, sur cette étude de cas, qu'en fin d'année les modes d'appropriation du dit soit hiérarchiquement coordonnés pour servir l'avènement de capacités aux positionnements responsables.
Apparemment des enfants jeunes, de 11 ans en moyenne, peuvent articuler les forces centrifuges et centripètes pour dominer rationnellement la discussion. Mais il reste encore à prouver, ou au moins à se demander, ce qu'une pratique étendue sur plusieurs années permettrait comme transfert en classe de terminale ? comme transfert sur l'axe du développement d'une citoyenneté ? N'est-on pas, par exemple, en présence d'un conditionnement réussi ?
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Peut-on actuellement se donner les moyens de dégager les caractéristiques permettant de définir cette conduite langagière que l'on nomme discussion philosophique ?
Sans définition de l'activité, on perd tout fil directeur. Pourtant nous sommes déjà dans l'urgence, les pratiques diverses sont là. Cela peut être une chance sous réserve d'établir des protocoles de recherches associés. Sans prise en compte de la dimension sociale, on ne peut faire fonctionner l'activité. Mais toute pratique sociale n'est pas productrice d'une pensée également structurante. Sans quoi la philosophie serait l'affaire des familles ! La prudence doit alors se frayer la voie pour une analyse patiente des différentes situations proposées. Le lien entre l'ancrage social de l'activité (axe centrifuge) et le produit de cette activité (axe centripète) doit être mesuré. Cela appelle à la plus grande rigueur et vaut pour chaque cas afin de vérifier quel est le jeu de langage effectivement à l'oeuvre. C'est une exigence qui lutte à la fois contre l'imposture intellectuelle et l'essoufflement possible.
C1 Appropriation |
C2 Transformation |
C3 Création |
C4 Raisonnement |
C5 Jugement |
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Récit rattaché Reformulation Expérience Rappel thématique |
Exemplification Reformulation différentielle Extension thématique |
Thématique connexe Extrapolation Nouvelle exploration Idée originale |
Recontextualisation Association Critique Connexion des idées Argumentation Contre-pied Réflexion |
Vérification Recherche de preuve Critères de validité Positionnement Critériologie Doute |
Exemples et marqueurs associés | ||||
" ben moi par exemple ça m'est arrivé la même chose " " moi je fais des grimaces comme ça " " je vais en vacances chez ma mémé des fois " " sur le tableau je vois une fleur " |
" ben comme exemple moi j'aurai " " ben communiquer c'est parler de près et puis de loin " " ce qu'il veut dire c'est... " " la fleur elle est rouge et bleu " |
" ben y a pas que le langage pour se nourrir aussi c'est différent " " ben les filles aussi " " moi en plus des animaux je me demande aussi pour les fleurs " " moi il me vient une idée, c'est par exemple " |
" ben oui mais si on te tire les cheveux après t'es pas content " " je ne sais pas " " oui mais ça c'est des méchancetés " " ben c'est quand tu pleures que tu vois que c'est une méchanceté " |
" ben c'est pas forcément vrai, ça dépend " " là, dans ce cas, c'est vrai " " je suis pas d'accord c'est pas ça communiquer " " non, tout le monde peut faire ça " " moi je pense que c'est mieux d'aller seul au cinéma " " c'est pas la même chose je trouve " " il y a des petites et des grandes bêtises " " c'est pareil pour les adultes " |
(1) Nous laisserons volontiers de côté les débats qui accompagnent la refonte des programmes en occasionnant un tumulte sans doute réellement symptomatique de ce que nous tentons d'éclairer.
(2) Nous entendons là le principe de la conversation, non ses diverses formes : conversation entre amis, conversation de café...
(3) Nous renvoyons ici à toutes les formes possibles de conversation ordinaire.