Le premier atelier que j'ai essayé d'animer, était en grande section de maternelle lors d'un stage en pratique accompagnée. La question était imposée. Le dispositif utilisé était le suivant : tous assis en cercle, par terre ou sur des chaises, J'ai rappelé les règles de fonctionnement, posé la question, et les enfants ont discuté. J'avais beaucoup de difficulté à écouter, comprendre ce qu'ils disaient, donner la parole, savoir si et quand il fallait que j'intervienne et comment. Plutôt que de m'imposer en étant exigeante sur la forme et sur le fond, ce qui m'obligeait à intervenir pour chaque enfant au risque de les faire taire par la peur de l'erreur, j'ai demandé à l'enseignante de la classe de continuer. Je ne voulais pas avoir une écoute sélective, manipulant les paroles des enfants pour leur faire dire ce qu'ils n'avaient pas dit... et les duper en leur faisant croire que c'étaient eux qui en étaient arrivés à cette conclusion.
Pour trouver des réponses sur la façon d'intervenir, j'ai dû recourir à des publications, puis je suis allée voir des ateliers philo chez d'autres enseignants, j'ai regardé des cassettes vidéo. C'est surtout l'analyse comparative de ce que j'ai vu et lors d'un parcours personnalisé à l'IUFM et d'une journée pédagogique, et le fait d'avoir fait une grille d'observation qui m'ont aidée à mettre en place mon premier atelier. J'ai mis un responsable du micro, un de la parole, un reformulateur et j'étais la présidente de séance. Ensuite, j'ai analysé chaque atelier en fonction des difficultés rencontrées.
Après cet essai en GS, je voulais laisser du temps aux enfants pour s'exprimer, accepter les silences et les hésitations pendant et entre les interventions. Ma surprise dans ce CE2-CM1 fut de voir à quel point ils pouvaient être silencieux et calmes, respectueux de la parole, du début jusqu'à la fin. J'avais peur qu'ils ne finissent par trouver ennuyeux de rester assis en train d'écouter et de discuter, qu'ils ne s'agitent à la moindre hésitation d'un des discutants ou si les propos d'un discutant ne les intéressaient pas. J'ai donc eu tendance à remplir les vides, à accaparer le micro à la moindre hésitation, à essayer d'attirer l'attention sur moi régulièrement, comme pour mieux les maîtriser. J'étais assez fière pourtant : d'une part, j'étais rassurée (j'avais " maîtrisé la situation "), d'autre part, vers la fin, j'arrivais à les laisser terminer de parler. J'ai ensuite réussi à accepter les moments où personne ne prenait la parole.
Comme ils étaient nombreux, ils ne pouvaient pas intervenir souvent : on a décidé de mettre un observateur par enfant qui, en plus d'observer, pouvait poser des questions. Le fait d'avoir des observateurs et un responsable de la parole m'a permis d'intervenir deux fois moins, aux discutants d'intervenir deux fois plus et aux observateurs de poser presque deux questions chacun. Je devais alors clarifier mes exigences intellectuelles afin que mes interventions les fassent progresser.
Pour cela, il fallait que j'arrive à intervenir sans induire la réponse dans la question, et pour conceptualiser à créer de la cohérence, du sens entre les différentes interventions. Libérée des diverses responsabilités et ayant réussi à les laisser parler, j'ai pu commencer à percevoir les conceptions et notions mises en jeu lors des discussions, mais cela demandait beaucoup de concentration. Comment intervenir ? Les élèves ont exprimé à la fin d'une séance l'importance du reformulateur. J'y ai vu alors un intérêt plus grand à reformuler leurs propos, sans chercher à rebondir. Par ailleurs, en intervenant moins souvent et grâce aux observateurs, ils interagissaient entre eux. Qu'apportent ces interactions ? Je découvrais (car ce n'était pas volontaire) que ce sont eux qui problématisaient. En comparant les scripts d'un atelier sans observateurs et d'un avec, j'ai découvert que sans observateur je suis la seule à poser des questions problématisantes (9) et qu'avec des observateurs j'en pose 3 et eux 13 !
Finalement, ce dispositif est " plus " philosophique, dans la mesure où il invite les élèves à poser des questions. Au départ, ce dispositif poursuivait un objectif surtout démocratique, maintenant je le vois aussi comme un outil facilitant les interactions entre élèves, par le questionnement des observateurs. Il me semble qu'il faudrait les faire intervenir davantage, et je me demande si leur rôle n'est pas plus formateur que celui des discutants...
LE SENS D'UN ATELIER PHILOSOPHIQUE
Mais si philosopher commence lorsqu'on se pose des questions philosophiques, un dispositif " philosophique " devrait laisser les enfants proposer et choisir la question philosophique.
C'est alors qu'un enfant m'a demandé s'il pouvait proposer une question. Cela m'a fait remettre en question ma démarche : un des intérêts de l'atelier-philo est de réfléchir aux questions que se posent les enfants, or, c'est moi qui choisissais et posais la question ! Je décidais donc, pour l'atelier suivant, de leur proposer trois questions au choix. Je ne me sentais pas encore à l'aise pour qu'il y ait un atelier sur une grande question existentielle. En effet, je ne savais pas si je pouvais tout laisser dire, même si le raisonnement était logique. Ce n'est que lorsque j'ai compris que l'on ne pouvait accepter des valeurs qui vont à l'encontre de celles des Droits de l'Homme, et de celles véhiculées par une République démocratique, que je les ai laissé faire des propositions et qu'ils ont choisi en votant.
Puisque les observateurs ont un rôle important, j'ai émis l'hypothèse qu'en intervenant le moins possible, les observateurs le feraient à ma place. Pour cela, ceux-ci ont eu priorité pour la prise de parole et j'ai débuté la formation du responsable de la parole en animateur : lui apprendre à exiger une plus grande clarté des interventions (" Plus fort ! ", " Peux-tu le redire s'il te plaît ? ", " Pourquoi ? "). Je ne voulais absolument pas guider la discussion en y mettant de la cohérence, et m'y contraindre n'a pas été facile. Par moment, je m'interrompais, prenant conscience que j'empêchais peut-être un enfant de le dire.
Exemple 1
8e intervention
- Maîtresse : Alors, pourquoi... (je m'interromps pour laisser la parole au responsable de la parole).
9e intervention
- Resp. de la parole : La question, c'est " Pourquoi aimer ? ", pas " Pourquoi on est né ? ".
Exemple 2
27e intervention
- Maîtresse : Tu dis qu'aimer, il y a deux sens. Peux-tu expliquer quels sont ces deux sens ? Ou, les discutants, essayez de trouver quels sont les deux sens d'aimer. Est-ce que c'est pareil, par exemple... (stop, je vais induire la réponse) Je ne vous donne pas d'indice !
42e intervention
- Myriam (obs.) : Moi, je me demande pourquoi, si on aime quelqu'un par amour ou par amitié ou si on aime, par exemple des bottes ? Je me demande comme ça...
Quelle surprise ! Les observateurs sont intervenus bien plus souvent que je ne l'avais pensé et les interventions se succédaient très rapidement. Je me suis sentie désemparée pendant tout l'atelier : je ne savais plus ce que je devais faire !
Je voulais voir si les observateurs pouvaient relever une incohérence dans le discours d'un discutant, et si leurs questions pouvaient être une problématisation d'un propos d'un discutant. La distribution de la parole se faisant selon un ordre d'inscription, il ne fallait pas s'attendre à ce que les réactions des observateurs s'expriment immédiatement après l'intervention qui en était à l'origine. Au contraire, cela pouvait se produire bien plus tard. C'est en partie pour cette raison que j'avais l'impression de ne plus rien maîtriser.
CONSÉQUENCES SUR L'IDENTITÉ PROFESSIONNELLE
C'est en stage que j'ai pris conscience que l'identité professionnelle que je pensais déjà avoir construite avec mon passé et mes lectures ne l'était pas encore. J'avais la certitude que je ne serais pas comme je ne voulais pas être... Il s'agissait en réalité d'une projection de l'enseignant que je m'imaginais devenir. Je ne savais pas qu'il y avait une phase intermédiaire, un entre-deux, où mes actes et mes idées, mes valeurs pouvaient être en désaccord. Je pense que c'est grâce à la mise en place des ateliers philo, que je suis parvenue à être plus cohérente entre mes pensées, mes paroles et mes actes :
- J'ai réussi à prendre plus de temps pour écouter les enfants jusqu'au bout.
- Ce sont eux qui ont " travaillé " et non moi à leur place.
En effet, lors de la dernière séance, j'ai été très déstabilisée, et le conflit cognitif que j'ai vécu m'a montré que mon identité professionnelle était en train d'évoluer. Le fait de vouloir déléguer mon pouvoir grâce à l'évolution du dispositif m'aidait peut-être à changer un peu, mais c'est à partir du moment où ce pouvoir m'a, en quelque sorte, " échappé " et que je me suis sentie " désemparée ", que j'avais enfin réussi à faire ce que je pensais. En prenant du recul, et en essayant d'analyser, j'ai émis l'hypothèse que ce qui m'avait dérangée et déstabilisée était que ce n'était plus moi qui faisais des liens entre les idées, qui conceptualisais, qui demandais des arguments, qui problématisais, mais eux ! Jusqu'alors, l'exigence intellectuelle qu'il me semblait poursuivre était peut-être MON exigence, alors que dans le dernier atelier, elle était peut-être devenue la LEUR. Serait-ce cela apprendre à penser par soi-même ? Serait-ce aussi cela les mettre en situation d'apprentissage, le maître veillant au bon déroulement des opérations, à la sécurité affective des enfants ? Suis-je en train d'idéaliser ? Ce qui est certain, c'est que cela m'interpelle...
LE RAPPORT AU SAVOIR ET AU POUVOIR
J'ai découvert que nous pouvions avoir un rapport non dogmatique au savoir. D'une culture de la réponse qui tue la question et l'envie de savoir, je suis passée à une culture de la question. Celui qui détient le savoir détient le pouvoir. Autoriser l'enfant à se construire lui-même ses savoirs implique le partage du pouvoir, et la transformation d'une relation duelle avec chaque enfant sous forme d'entretien philosophique en une discussion philosophique. Par ailleurs, l'enseignant peut ne pas être l'unique garant de la loi, mais peut déléguer une partie de ses pouvoirs aux enfants sans pour autant perdre son autorité : un rapport à la loi plus coopératif. Et puis, de quel pouvoir j'arme l'enfant au moment où je lui propose de philosopher ?
En caricaturant, mon rôle est passé de celui du maître induisant fortement la parole de l'enfant à celui d'animateur la guidant, puis à celui d'accompagnateur (Cahiers Pédagogiques, avril 2001), sécurisant l'enfant lors du conflit socio-cognitif. Apprendre à penser par soi-même nécessite, comme tout apprentissage, de faire bouger le système de représentations du sujet. Cette déstabilisation cognitive entraîne une déstabilisation affective qui, souvent, gêne l'apprentissage. L'accompagnateur est alors là pour veiller à la sécurité affective des enfants. J'ai aussi découvert qu'il y avait plusieurs manières d'écouter et d'entendre les questions des enfants : scientifiquement, philosophiquement et psychologiquement. Cette écoute permet de dénicher les questionnements des enfants, à condition d'en prendre le temps. C'est une des premières difficultés que j'ai dû surmonter (un peu de pouvoir en moins...) : apprendre à écouter vraiment, jusqu'au bout, la parole des élèves.
Il m'a paru important aussi de clarifier mes valeurs, de les définir. La discussion philosophique est un lieu où celles-ci sont discutées. Les définir clairement, nous permet d'ajuster nos actes à celles-ci et nous aide à construire notre identité professionnelle.
Pratiquer ces ateliers philo a développé en moi des compétences dans le domaine de la langue : prise de conscience de la difficulté à s'approprier la parole de l'autre et de l'intérêt de la reformulation pour y arriver (l'enseignant pour comprendre l'élève et l'élève pour comprendre la consigne et les explications de l'enseignant). Quel usage voulons-nous faire de la parole : parler pour soi, pour se faire entendre, ou pour communiquer ? La parole pourrait-elle ne pas être uniquement basée sur la confrontation, mais aussi sur l'écoute et la reformulation, dans le respect de la pensée de l'autre ? C'est en étant déchargée de certaines responsabilités que j'ai pu observer l'impact de la signification des mots. J'ai remarqué combien certains enfants se sentent agressés quand un camarade dit " je ne suis pas d'accord avec toi " alors qu'il pense " je ne suis pas d'accord avec ce que tu dis ". Cela m'a permis de distinguer ce que l'élève pense, ce qu'il dit, ce qu'il fait, et de le transférer dans ma pratique
Croire en l'éducabilité philosophique de l'enfant génère un effet pygmalion : croire en leur capacité à penser de façon autonome dans les ateliers-philo, c'est croire qu'ils peuvent le faire dans les autres matières. L'élève, sujet essentiellement apprenant, est devenu aussi un sujet pensant.