Un enfant de grande section de maternelle (5/6 ans) conceptualise difficilement, sa pensée se développe de façon fragmentaire, il lui est difficile de comprendre pourquoi deux termes se rencontrent. Cependant, la liaison de deux termes constitue le début d'une règle ultérieure de classement : comme l'écrit Wallon, " une agrafe de la connaissance sur l'objet dédoublé de l'intuition sensible ou intellectuelle ". Quand l'enfant tente de justifier ou d'argumenter ses choix, le voilà confronté aux difficultés de la langue : les connecteurs logiques. Lorsqu'il essaie de questionner (problématiser) le thème de la discussion, le trouble et la confusion obscurcissent son entendement. La discussion philosophique avec les enfants m'a profondément étonné : d'une façon générale ils confondent la question et la réponse. Or dans un dialogue, cette distinction est cruciale pour faire préciser à un interlocuteur une notion ou un point de vue. Questionner implique décentration, relation à l'autre, transformation du langage en objet, et émergence d'une pensée critique.
L'ATELIER DE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE
La discussion avec les enfants est hebdomadaire et se déroule en classe. L'enseignant encadre deux élèves animateurs : un président de séance et un élève qui reformule. Complétant le cercle, six élèves discuteront la question abordée lors de la séance. Au centre, un élève est responsable du micro. À l'extérieur, deux enfants font un dessin à partir de ce qu'ils entendent. L'enseignant introduit rapidement le thème (Qu'est-ce qu'une table ? Ou peut-on être ami avec une fourmi ?...). Pendant quinze minutes, les enfants essayent de répondre ; puis on change d'animateurs et pendant quinze minutes les enfants vont questionner le dessin et l'enfant qui a produit ce " concept iconique ".
Tableau 1 : Introduction de la discussion
L'enseignant : " Vous nous expliquez votre rôle ". Loïc : " Le président ça veut dire qu'il donne la parole et aussi il regarde s'il y en a qui font les bêtes un peu ". Morgane (reformulateur) : " C'est quand quelqu'un parle, je répète ce qu'il dit pour que les autres écoutent bien ce qu'il dit ". Eléa : " Ça sert à parler, ça sert à passer le micro, c'est moi le chef du micro. ". David : " Nous on recopie ce qu'ils disent les enfants, on fait un dessin et il faut faire la même chose qu'ils disent les autres. On va écouter les autres pour faire le dessin ".
Cette phase de rappel est importante, si on choisit comme principe éducatif que le sujet se manifeste à la fois dans l'autonomie et dans l'hétéronomie. L'enfant est autonome car il est libre d'intervenir ou non dans la discussion. Il est hétéronome parce que des limites lui sont imposées par le cadre du dispositif. Celles-ci peuvent lui permettre de s'accommoder aux contraintes ou d'assimiler une clarté cognitive suffisante pour s'y opposer.
Tableau 2 : Début de la discussion " Qu'est-ce que l'amitié ? "
Kévin : " Un ami c'est un copain, sauf que c'est les adultes qu'on appelle des amis, les petits ils s'appellent des copains ". Julien P. : " Quand on joue avec un copain, c'est un ami et après on se rencontre c'est un ami ". Julien B. : " Un ami c'est comme un ami, par exemple mon père, il avait un copain et bien ça pourrait être un ami. " Morgane tente de reformuler : " Kévin, il a dit que les parents c'est des amis et les petits c'est des copains. Julien P. je m'en souviens plus et Julien B. non plus ".
Les enfants distinguent " ami " de " copain " en opposant adulte et enfant, puis en référence au sexe " copain c'est les garçons, copines c'est les filles ", enfin ils associent les deux mots " copain et amis " pour désigner des personnes qui jouent ensemble.
Lors de la deuxième partie de la séance, le dessin de David devient l'objet de la discussion et de la réflexion des élèves. David a dessiné une maison qui repose sur un rocher, à gauche de celle-ci il y a un arbre. Il y a deux personnages avec des pistolets.
Tableau 3 : David répond à la question de Kévin
Arthur (président de séance) : " Qui veut parler ? Le groupe de Kévin " Kévin s'adresse à David : " Pourquoi ils ont des pistolets ? Parce que c'est pas des amis s'ils ont des pistolets ". David : " Ils jouent aux gendarmes, ils sont amis. Le copain est celui qui est devant la porte, et l'autre il se cache pour ne pas montrer qu'il vient chez lui. Il a tiré une balle pour faire signe, et l'autre a tiré parce qu'il l'a vu ". Julien B. (reformulateur) : " La question de Kévin, c'est pourquoi les bonshommes ont des pistolets, ils ne sont pas amis. Et puis la question... (remarque de l'enseignant) euh, non... La réponse de David c'est, je sais plus ".
Apprentis " dialogueurs " ces enfants construisent leur système syntaxique en conversant ; apprentis " philosophes ", ils élaborent leur pensée réflexive en questionnant la pertinence de la trace écrite (le dessin), censée représenter l'amitié. L'intervention de Kévin dénote qu'il a conceptualisé le mot " amitié " qu'il oppose aux pistolets. C'est l'argument qu'il utilise pour critiquer l'intention du dessinateur. La réponse de David lève le malentendu, il s'agit d'enfants qui jouent aux gendarmes : ce détail souligne qu'il a bien écouté en rattachant le terme " amitié " à celui de " jeu ". L'acte de reformuler ne consiste pas uniquement à répéter ce qui vient d'être dit. C'est un moteur d'apprentissage fondamental pour l'écoute et le respect de la parole d'autrui. Le reformulateur doit mettre en oeuvre une série d'habiletés cognitives comme l'attention, la mémorisation, la compréhension. Avec l'aide de l'adulte, il stabilise du métalangage " question de/réponse de ", et tisse du sens en répétant ce qu'il fallait retenir. L'exemple ci-dessus montre que cette tâche est difficile, puisque Julien B n'a retenu qu'une partie du dialogue.
Tableau 4 : le reformulateur est plus attentif
Arthur (président) : " Qui veut parler ? Le groupe de Clémentine. " Clémentine : " La maison, elle se lève dans le vide, tu aurais pu mettre de la terre. " (L'enseignant demande au président de bien écouter s'il s'agit d'une question). Arthur reprend Clémentine : " Ce n'est pas une question ce que tu viens de dire ". Clémentine réfléchit et reprend : " Est-ce que l'arbre ça représente l'amitié ? " David : " Pour la maison, elle n'est pas déterrée, elle est sur une grosse pierre [...] et l'amitié c'est les deux petits garçons ". Julien B. reformule : " La question de Clémentine c'est, est-ce que l'arbre représente l'amitié, et la... La réponse de David c'est pas l'arbre, l'arbre c'est pour faire joli ".
Clémentine produit vraisemblablement son énoncé sans tenir compte des contraintes de cette séance, c'est-à-dire produire une question selon une structure linguistique formelle. Il ne s'agit pas d'un simple exercice linguistique, mais d'amener l'enfant vers une relation dialogique. Le second énoncé est pertinent. Par ailleurs, le rôle du président de séance s'élargit, l'enseignant lui demande d'être attentif à ce que disent les élèves, donc au fonctionnement de la communication. Julien B. dévoile une fois de plus la difficulté pour écouter et comprendre les autres. Il ne restitue qu'une partie du dialogue, et oublie ce qui est essentiel dans la réponse " l'amitié, c'est les deux petits garçons ".
Les enfants sont capables d'apprendre le rôle social du langage. Cependant, je ne pense pas qu'il suffise de les mettre en situation de parler pour qu'ils acquièrent une maîtrise du langage et de la réflexion. Pour développer leur pensée réflexive, l'enseignant institue les enfants dans des rôles qu'il accompagne durant l'atelier. Les faire verbaliser sur le fonctionnement du dispositif a la même importance que le contenu de la discussion. En effet, le choix éducatif retenu est celui d'un sujet qui se construit dans l'autonomie mais aussi dans l'hétéronomie. L'enfant conserve son potentiel créatif, il peut choisir de participer à la discussion, il a l'initiative pour donner son point de vue ou ne rien dire, il reste interprète quand il dessine et quand il joue un rôle d'animateur. Mais, il est aussi soumis à la dépendance des règles du dispositif ainsi qu'aux exigences réclamées par l'enseignant, ici, la construction du dialogue au travers du questionnement.
N.B. : Pour plus de détails sur le dispositif mis en oeuvre, voir Alain Delsol, " La pensée provisoire chez l'enfant de maternelle ", Les activités à visée philosophique en classe : l'émergence d'un genre ?, CRDP de Bretagne, p.111 à 119.