Revue

Belgique : les dilemmes moraux dans le cours de morale

Les apports de la théorie de L. Kohlberg, ses critiques et ses développements pédagogiques dans l'enseignement de la morale en Communauté française de Belgique.

Depuis mon premier article écrit pour Entre-Vues (Entre-Vues n° 1, 11 pages, 1989), de nombreux articles et développements ont été consacrés aux dilemmes moraux dans Entre-vues. C'est dire la richesse de ce dispositif particulier, véritable gamme de la didactique en morale.

Tout d'abord, il faut signaler que cet intérêt pour les dilemmes moraux s'est nourri des travaux québecois de J-M. Debunne et de la revue Arrimages où nous avons pris connaissance des premières utilisations pédagogiques des dilemmes moraux (cfr. Numéro spécial d'Entre-vues, " Dilemmes moraux ", 1990).

Depuis, nous avons avancé tant sur le plan théorique que méthodologique, grâce notamment aux remarques des professeurs praticiens et grâce aux travaux de Claudine Leleux (Cf. " Apports et critiques de la théorie de Kohlberg ", Entre-Vues n° 23, pp. 29-64, 1994), grâce également au dispositif Ethica décrit dans Entre-Vues n° 15, 1992 par Cathy Legros et Michel Bastien.

Ce dernier dispositif de discussion pose une sorte de dilemme (Doit-on pratiquer l'euthanasie dans tel cas particulier, doit-on recourir à la fécondation in vitro ?) à un comité d'éthique. L'intérêt méthodologique de ce dispositif est de permettre de passer d'une réflexion individuelle à une réflexion collective et donc de préparer les élèves au débat de la société civile.

Ensuite, j'ai tenté moi-même de développer en classe deux dispositifs permettant de clarifier des critères de validation (critères techniques, éthique, moral, juridique) pour les normes, pour classer, hiérarchiser ces critères lors d'une discussion collective à propos de cas particuliers et de dilemmes.

BREF HISTORIQUE DE NOTRE PRATIQUE

Comme Cathy Legros le soulignait dans son article " Histoire d'une révolution copernicienne et d'une recherche dans l'enseignement du cours de morale de Belgique " (Entre-vues n° 39/40, décembre 1998, pp. 10 à 43), nous sommes passés d'un modèle cartésien où l'on considérait qu'il suffit de bien argumenter pour bien agir, à un modèle où il s'est agi de " travailler en priorité les structures affectives de la personnalité : construire le sentiment d'identité, l'image positive de soi par une sensorialité épanouie et par une capacité de se relier aux autres grâce aux dispositifs de clarification des valeurs inspirés du courant de pédagogie humaniste ".

Très rapidement, disons que ce courant de pédagogie humaniste, centré sur les valeurs, considère que pour se forger des valeurs authentiques et agir conformément à celles-ci, l'homme doit nécessairement passer par trois étapes : choisir (librement, parmi des alternatives, examiner les conséquences du choix), s'attacher (être fier de ses choix), agir (les affirmer publiquement, agir de manière répétée). Cette approche ne privilégie aucune valeur en particulier, elle apprend à choisir de manière authentique et réfléchie, c'est une méthode pédagogique du développement personnel.

Toutefois, cet ancrage dans l'affectif et le développement de la personne, pour primordial qu'il soit, ne suffit pas à l'éducation morale.

Il fallait bien sûr poser la question normative : " Que devrais-je faire pour respecter les autres tout autant que moi ? " et " À quelles normes devrais-je librement consentir pour vivre avec les autres ? ". Sans cette dimension, il y aurait eu grand risque de tomber dans le relativisme absolu des valeurs (" tous les choix/valeurs sont bons, dès lors qu'ils sont librement choisis, dès lors qu'ils sont passés par les trois étapes : choisir - s'attacher - agir "). " Cette option relativiste ou sceptique, qui fait prévaloir l'indépendance de manière absolue et ne reconnaît la validité d'aucune valeur, si ce n'est à titre subjectif, ne correspond pas au programme de morale puisque celui-ci est structuré autour d'un choix de valeurs qui, même si elles n'ont pas de contenu prédéterminé, se réfèrent néanmoins aux acquis humanistes de la Déclaration des droits de l'homme " (Cf. Claudine Leleux, Entre-Vues n° 23, p. 31).

THÉORIE DU DÉVELOPPEMENT MORAL CHEZ KOHLBERG1

Kohlberg poursuit les travaux de Piaget et met à jour une théorie du développement moral. Selon lui, un raisonnement véritablement moral implique des caractéristiques telles que l'impartialité, la capacité d'universaliser, la réversibilité (réciprocité des obligations morales), la reconnaissance des normes en usage. Pour mettre à jour la croissance morale, Kohlberg place des enfants d'âges variés devant des dilemmes moraux (adaptés à leur niveau de développement). Il observe les réactions des enfants en situation de choix moral restreint (deux possibilités qui s'excluent : que devrait faire... ?) et pour lequel il n'existe pas de " bonne solution toute faite ". Ce n'est pas l'issue choisie pour sortir du dilemme qui compte, mais la façon de raisonner, les motifs invoqués par l'enfant pour justifier son choix. Car c'est à ce niveau que Kohlberg constatera des différences significatives selon les âges. C'est à partir d'observations d'enfants d'âges différents face au dilemme de Heinz qu'il va dégager sa théorie des stades moraux2 (1964, 1973, 1981, 1984), en l'adaptant à plusieurs reprises (dernière version en 1984).

Exemple classique de dilemme : le dilemme moral de Heinz.

La femme de Heinz est très malade. Elle peut mourir d'un instant à l'autre si elle ne prend pas un médicament X. Celui-ci est hors de prix et Heinz ne peut le payer. Il se rend néanmoins chez le pharmacien et lui demande le médicament, ne fût-ce qu'à crédit. Le pharmacien refuse. Que devrait faire Heinz ? Laisser mourir sa femme ou voler le médicament ?

L'enfant peut choisir une même issue au dilemme pour des raisons différentes : " Heinz doit voler le pharmacien pour éviter que sa femme ne meure et qu'il n'ait plus personne pour lui faire à manger. " ; ou " Heinz doit laisser mourir sa femme pour éviter que les gendarmes ne le mettent en prison. "

On pourrait classer ainsi les motifs invoqués d'après les stades du développement moral dégagés par Kohlberg.

Heinz doit laisser mourir sa femme :

Stade 1 : parce que sinon les gendarmes vont le mettre en prison.

Stade 2 : parce que ainsi il pourra se trouver une autre femme.

Stade 3 : parce que ses collègues ne l'accepteraient pas comme voleur.

Stade 4 : parce que le vol est interdit par la loi.

Stade 5 : parce que le droit de propriété est à la base des législations démocratiques.

Stade 6 : parce que le droit de propriété est un principe universel.

Ou Heinz doit voler le pharmacien :

Stade 1 : parce que sinon Dieu le punirait de laisser mourir sa femme.

Stade 2 : parce qu'il veut que sa femme puisse encore lui faire à manger.

Stade 3 : parce que ses collègues n'accepteraient pas son manque d'égard vis-à-vis de sa femme.

Stade 4 : parce que la non-assistance à personne en danger est punissable par la loi.

Stade 5 : parce que la santé est un principe de bien-être.

Stade 6 : parce que le droit à la vie est un principe universel.

" La justification prend la forme " X doit faire ou choisir ceci ou cela parce que... ", elle constitue l'énoncé des raisons du choix. La croissance morale est évaluée en fonction de la capacité de l'individu à se décentrer par rapport à sa particularité, à s'en abstraire, pour finalement mobiliser librement des principes, des règles de jugement et d'action qui sont valables pour le plus grand nombre, puis pour tous. Kohlberg parle d'une " logique du développement ", ce qui signifie qu'il s'agit d'une séquence invariable de six stades selon les justifications apportées au choix d'une alternative dans un dilemme moral3.

L'INTÉRÊT PÉDAGOGIQUE

Ce qui est intéressant ici d'un point de vue pédagogique est le fait que Kohlberg et son équipe observent un parallèle entre la maturité morale et l'âge, même si cela ne signifie pas qu'un progrès de la pensée logique entraîne ipso facto un progrès dans le jugement moral.

Autre constat important : l'échange des justifications morales peut faire progresser un individu d'un stade ! Cette échelle du développement moral selon l'âge, ainsi que le type de progression possible par la discussion, comporte des conséquences importantes, souvent rapportées par des enseignants ne connaissant pas la théorie de Kohlberg. Il est quasi inutile avec de jeunes enfants d'invoquer des principes moraux, de recourir au prescriptivisme en éducation morale (Cf. H. Ofstad cité dans Entre-Vues n° 1, 1989), puisque le développement moral est le résultat d'un processus de développement où la croissance et l'interaction sociale sont décisifs.

Il semble plus efficace pour faire évoluer le jugement moral de faire appel à l'empathie, au modèle, à la conformité aux attentes du groupe ou à la loi. Ceci nous conforte dans l'idée que le recours à l'échange des justifications entre pairs, ou encore à des stratégies d'interventions didactiques partant du niveau où se positionne l'enfant, sont plus efficaces pour l'amener à se décentrer.

Une première application pédagogique mise au point par J-M. Debunne (Cf. Entre-Vues n° 7, 1990) consiste en un jeu de cartes reprenant des situations problématiques à classer par stade.

Son utilisation poursuit trois objectifs :

- repérer, parmi les cartes, l'alternative du dilemme et la raison invoquée pour en sortir. Cet exercice demande à l'élève de se décentrer, de saisir le point de vue de l'autre indépendamment de ce que le joueur (élève) pense ; il demande également à l'élève de pouvoir discerner cause et conséquence, ce qui relève du ressenti de ce qui relève de la justification rationnelle. Le jeu fait apparaître les différents registres de justifications élaborés par Kohlberg dans son échelle du développement moral (préconventionnel, conventionnel, postconventionnel) ;

- permettre un développement sur le plan moral en prolongeant le jeu par une discussion en équipe autour d'un nouveau dilemme choisi davantage par les élèves. On leur demande d'énoncer en équipe des justifications pour choisir une issue. Un dispositif rigoureux de discussion collective permet de faire le pari que le conflit socio-cognitif de la discussion en groupe permettra la croissance morale de certains élèves (à condition de répéter régulièrement ce type de discussion)4 ;

- permettre de reconstituer les stades moraux élaborés par Kohlberg en posant quelques questions simples aux élèves : pouvez-vous classer ces cartes/situations en fonction du degré d'autonomie (du - vers le +), des arguments invoqués, ou encore en fonction de la façon de tenir compte ou pas d'autrui ?

Il est possible d'organiser une discussion à partir des classements opérés par les équipes d'élèves et de reconstituer ainsi l'échelle de Kohlberg.

CRITIQUES DE LA THÉORIE DE KOHLBERG

Plusieurs critiques ont été adressées à cette théorie. Je ne retiendrai que les principales d'entre elles, celles qui ont des conséquences directes sur le plan méthodologique pour des enseignants5.

J. Habermas considère que les principes du stade cinq (stade des droits premiers, du contrat social, de l'utilité sociale) définis par Kohlberg renvoient à des éthiques différentes (utilitariste, kantienne...) sans que l'une vaille a priori plus qu'une autre, sans que l'une soit a priori plus morale qu'une autre. Ce qui importe dans cette critique, c'est qu'Habermas réfute l'universalité a priori des principes moraux. Il démontre qu'un principe a tout au plus une prétention à la validité universelle par la discussion de tous les concernés.

Cela renforce la nécessité de mettre en place des dispositifs de discussion adéquats afin d'éprouver la validité universelle des principes mis en évidence lors d'exercices du jugement moral.

Habermas reproche également à Kohlberg le fait d'isoler le fait moral des perspectives socio-cognitives. " L'acteur est aussi le produit de l'histoire et il agit sur fond d'une provision d'évidences provisoirement fondées et susceptibles d'être critiquées ". Si les normes ne sont plus garanties par les évidences, il faut alors les justifier à l'aide de principes (Kohlberg aurait une orientation en fonction des principes de justice et Habermas une orientation en fonction du principe de la justification des normes par la discussion). Habermas fait l'hypothèse d'une théorie du développement moral en six stades d'interaction qui permettrait d'intégrer les perspectives du locuteur et des perspectives sur le monde, le sixième stade correspondant à une perspective procédurale.

Autre critique : " Ni Piaget, ni Kohlberg ne semblent envisager que la bonne justification puisse être utilisée à des fins stratégiques, autrement dit que le bon usage de la raison puisse mener tant à instrumentaliser autrui qu'à s'entendre avec lui ". On voit d'emblée les implications pédagogiques de pareil constat : suffirait-il d'enseigner l'échelle du développement moral de Kohlberg dans les écoles pour avoir des sujets moraux ? Non, bien entendu. " L'expérience quotidienne nous conduit régulièrement à repérer des attitudes de sollicitude qui ne se fondent pas nécessairement sur des principes et des raisonnements moraux fondés sur la justice non suivis d'effets ". Ceci nous incite à tenir compte de l'ancrage affectif dans le développement de la personnalité.

CRITIQUE DE C. GILLIGAN

C. Gilligan considère, contrairement à Kohlberg, que le jugement moral doit être relativisé par le contexte : " Il n'y a pas que l'égalité. Il faut prendre en considération la façon dont les gens vont pouvoir mener leur vie ". Il affirme que ce ne sont pas les principes de justice mais le " bien " (bonheur personnel, choix de vie : éthique) qui guident les choix d'une personne, et si ce " bien " lui-même est relatif au contexte historique et au projet de vie personnel, alors son objection est recevable pour Habermas. C. Gilligan propose une morale de la sollicitude qui fait intervenir des catégories psychologiques (besoin de sécurité...) " qui ne permettent pas - selon Leleux (op. cit., p. 54) - de séparer les questions morales (ce qu'on devrait faire) de leur application (ce qu'on fait), les normes de l'action et les compétences de la performance ".

Ces critiques de la théorie du développement moral de Kohlberg ne sont pas sans conséquence sur le plan méthodologique pour le professeur de morale.

Il convient donc - comme le dit Leleux - " d'utiliser la théorie de Kohlberg avec prudence ". En particulier, pour les stades cinq et six, il conviendrait de considérer que les principes auxquels ces stades se réfèrent (stade cinq : orientation en fonction des principes de justice, de contrat social, d'utilité sociale, et stade six : orientation en fonction de principes éthiques universels : égalité des droits de l'homme et respect des êtres humains en tant qu'individus) ne sont pas universels en soi, mais qu'ils prétendent à l'être et que " leur universalité provisoire ne tient qu'à l'assentiment de tous les concernés ". Au plan méthodologique, il s'agit de proposer des dispositifs de discussion permettant d'éprouver l'universalité des principes invoqués au cours d'une discussion d'ordre pratico-moral qui vise à recueillir l'assentiment universel (de tous les concernés) sans contrainte pour déterminer si une norme est juste/bonne ou non.

DISPOSITIFS PRATIQUES DE DISCUSSION EN CLASSE

Il est parfois difficile de justifier rationnellement les " bonnes raisons " invoquées pour accepter un énoncé prescriptif qui a force d'obligation (sphère logique de la validité), au contraire de la valeur qui a juste un caractère de préférence personnelle. Il est encore plus difficile de distinguer les hiérarchies d'obligation dans le cas de situations morales complexes (comme le dilemme) et particulièrement si l'on est concerné personnellement. Il semble donc intéressant, sur le plan de la discussion, de distinguer différents critères de validation pour les normes (ce que font les élèves la plupart du temps mais sans en avoir réellement conscience).

Depuis Kant, on distingue dans le champ de la moralité des normes techniques, éthiques, morales et juridiques. Ce que reprend et complète Habermas dans son Éthique de la discussion (cité par Leleux dans Entre-Vues n° 18, 1993, pp. 69-70). Une norme pragmatique a une force d'obligation liée à l'efficacité, une norme éthique a une force d'obligation liée à la fidélité à ses convictions de vie, une norme morale a une force d'obligation liée au fait qu'en m'obligeant, elle oblige aussi tout homme dans le monde. Une norme juridique a une force d'obligation liée à son caractère sociétal, au fait que toute personne a délégué son pouvoir dans ce domaine à la puissance publique.

En cas de conflit entre des obligations/normes, il semble intéressant et possible de pouvoir vérifier par la discussion organisée (selon des dispositifs particuliers et précis) ce qu'il serait plus rationnel de faire : faire valoir des normes techniques, ou des normes éthiques, ou des normes morales, ou encore des normes juridiques.

Voici un premier exemple d'application pédagogique de ce dispositif visant à trouver des critères de validation pour les normes. La théorie et les exemples sont repris de Cl. Leleux : (Éducation à la citoyenneté, De Boeck, 2000, pp. 94-95), le dispositif de découverte des critères de validation est de mon chef.

Exemples :

1. Je dois me laver chaque jour parce que...

2. Je dois étudier régulièrement mes leçons parce que...

3. Je dois respecter tout être humain parce que...

4. Je dois respecter le code de la route parce que...

5. Je dois porter assistance à personne en danger parce que...

Il est demandé aux élèves de fournir individuellement un maximum de X bonnes raisons " pour justifier ces normes.

Par exemple :

- l'obligation de se laver peut se justifier comme le moyen de préserver sa santé en fonction de l'idée que la personne se fait d'une vie bonne ou que la santé est une valeur de premier plan pour elle (éthique) ;

- cette obligation peut aussi se justifier comme une règle de savoir vivre, une convention de la communauté à laquelle j'appartiens (morale) ;

- ou comme un moyen pratique pour ne pas être malade (technique).

Pour chacun des exemples donnés, on trouvera des justifications d'ordre technique/pragmatique, éthique, moral et juridique (pour les exemples 4 et 5). À l'aide des réponses fournies par les élèves de la classe, le professeur constitue un tableau à quatre colonnes et classe l'ensemble des réponses dans ce tableau selon le type de justification donnée. Ensuite, le professeur fait comparer, trouver les ressemblances, les différences entre les différentes " bonnes raisons " fournies, ce qui permet de découvrir les critères de classement implicitement opérés (je leur demande d'en trouver d'autres). Cela permet aussi de se rendre compte qu'il y a souvent plusieurs facettes pour une même norme et que par la discussion, on peut arriver à vérifier ce qui serait plus rationnel, par exemple subordonner des normes techniques, éthiques, juridiques aux normes morales dans des situations problématiques précises. Ce type de discussion permet donc de se donner des critères pour hiérarchiser les types d'obligation entre elles.

Par exemple, je dois payer mes impôts :

- car les impôts assurent un revenu à l'Etat qui peut ainsi mieux servir les besoins de la population (morale) ;

- car je considère la solidarité comme une valeur importante (éthique) ;

- car si je ne le fais pas, je serai pénalisé (pragmatique) ;

- car c'est la loi (juridique).

Dans un monde qui change rapidement, l'évidence de la norme apparaît de plus en plus problématique, c'est pourquoi il semble nécessaire de continuellement faire redécouvrir à l'enfant les raisons de la norme, sa légitimité ; c'est une étape nécessaire pour que l'enfant puisse développer un jugement moral post-conventionnel au sens de Kohlberg.

Un second dispositif de discussion m'a été suggéré par la difficulté rencontrée pour faire comprendre la différence entre des justifications à caractère éthique (principe de vie bonne pour moi) et des justifications à caractère moral (principe qui, en m'obligeant, oblige tout homme), et par la difficulté d'établir une hiérarchie entre ces deux types de normes dans certaines situations problématiques de la vie.

Voici deux dilemmes portant sur la vie courante et qui présentent des conflits d'obligation qui se situent à plusieurs niveaux.

Dilemme 1 :

pratiquement chaque jour, M. rencontre des personnes d'origine étrangère, certaines parlant à peine français, mendiant aux carrefours ou à la sortie des grandes surfaces. M. est tiraillé entre l'envie et la pitié de leur donner un peu d'argent étant donné que ces personnes vivent probablement dans des conditions fort difficiles, et en même temps, il éprouve un sentiment d'agacement vis-à-vis du côté systématique de cette mendicité bien organisée aux allures quasi professionnelles qu'il risque d'entretenir en leur donnant de l'argent. Que devrait faire M. ?

Dilemme 2 :

Hubert fait partie de la majorité au Conseil Communal. Un collègue de la majorité propose de mettre aux voix un règlement interdisant la mendicité dans la rue. Ce règlement permettrait d'arrêter les mendiants et d'empêcher les SDF de stationner toute la journée dans les métros et les gares du centre ville afin de sécuriser la population qui se plaint du nombre croissant de mendiants. D'un côté, Hubert trouve qu'il a raison car on ne peut plus faire un pas en ville sans être sollicité à chaque carrefour, à chaque sortie de grand magasin, et d'un autre côté, il pense que voter ce règlement priverait ces personnes d'une source de revenus quasi vitale pour eux. Que devrait faire Hubert : voter ce règlement ou s'y opposer ?

Il est demandé aux élèves de se positionner individuellement sur ce que chacun des personnages " devrait faire " en justifiant leur réponse. Un échange oral a lieu ensuite et des questions de clarification peuvent être posées. On leur demande ensuite de se repositionner en répondant (individuellement) aux trois questions suivantes :

Dilemme n° 1 : M. a-t-il une décision à prendre qui se situe uniquement

- sur le plan pratique (devoir en jeu : stratégique, utilitaire) ?

- Ou bien M. a-t-il une décision à prendre qui le concerne dans sa conception de vie, même si d'autres entrent en jeu (devoir en jeu : fidélité à ses choix de vie) ?

- Ou bien M. a-t-il une décision à prendre qui ne le concerne pas lui-même principalement (devoir en jeu : vivre ensemble) ?

L'avantage de cette façon de procéder consiste à examiner plus précisément les justifications émises et permet aux élèves de changer d'avis plus facilement sans renoncer à des valeurs auxquelles ils tiennent puisqu'il s'agit ici d'examiner le caractère formel des justifications émises : on peut arriver à se mettre d'accord.

Les dilemmes moraux, s'ils sont utiles au développement du jugement moral, n'en sont pas moins difficiles à vivre et peuvent devenir une source de déséquilibre, voire de névrose. Il n'est pas toujours facile, quand on est concerné par une situation problématique, de discerner les bonnes raisons, ni surtout de hiérarchiser les obligations. C'est une raison fondamentale pour apprendre à le faire le plus correctement possible, d'autant plus que la vie moderne contemporaine crée davantage de conflits d'obligation au niveau individuel et des conflits de droit au niveau socio-politique.


(1) Telle que je l'ai exposée dans le n° 1 d'Entre-Vues, 1989, et telle que Claudine Leleux l'a analysée dans Entre-Vues n° 23, 1994.

(2) Échelle de Kohlberg.

(3) Leleux : E-v, op. cit. p35.

(4) Pour la démarche pédagogique complète de l'utilisation du jeu, v. Entre-vues n° 23, op. cit. pp 45-47.

(5) Je résume ici le texte de Claudine Leleux (Entre-vues n° 23, op. cit. p. 49).

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