Revue

Prof de philo, ancien instit..

Je ne regrette pas d'avoir été instituteur et je ne recherche pas pour elle-même la promotion sociale; mais devenir professeur de philosophie était un moyen de changer, de grandir peut-être en m'éloignant de l'enfant que je suis, de démontrer une capacité à encore passer des concours, d'essayer de recentrer mon travail sur une discipline précise.

Si l'instituteur est encore appelé " maître " par ses élèves, disons-le, il ne maîtrise plus grand-chose. Il est le véritable soutier de l'éducation nationale. Celui à qui on peut tout demander et qui n'ose jamais protester au nom de la grandeur de son travail. En particulier dans les petites écoles que j'ai connues, sa polyvalence n'est pas un vain mot - et si elle s'exerce durant les heures de classe au bénéfice du suivi pédagogique des élèves - elle s'exalte véritablement lorsque, la classe terminée, l'école n'est pas finie! Le surveillant des récréations, le vigile des entrées et des sorties, la cible ou le conseiller des parents, l'organisateur des fêtes et des sorties, l'animateur des réunions de concertation avec les collègues, le quémandeur de subvention auprès du conseil municipal, l'ouaille résigné des réunions pédagogiques du mercredi matin, le rédacteur du projet d'école, au besoin le directeur d'école, c'est-à-dire, standardiste, comptable et secrétaire administratif, c'est lui.

Ne noircissons pas le tableau; il a conscience de faire un métier complet! Mais la multiplicité des tâches le laisse parfois un peu étourdi et surtout, au matin en entrant dans sa salle de classe, il a rarement, pour ne pas dire jamais, le sentiment d'avoir réussi à préparer sa classe aussi précisément et complètement qu'il l'aurait voulu. Les années d'expérience n'ont rien fait à l'affaire, bien au contraire.

C'est donc véritablement pour sauver sa santé mentale et se construire une image d'individu ordinaire, moins écartelé par les multiples enjeux de son travail qu'il lorgne du côté de l'enseignement en lycée. Et là, effectivement, il constate que les choses ont changé de face. D'abord, il enseigne moins longtemps, en se concentrant sur sa discipline; il a une boîte aux lettres dans laquelle le courrier, trié, lui parvient quotidiennement; et puis l'administration du lycée s'occupe de ses petits papiers. Bien sûr, il a conscience de n'être pour les élèves qu'un parmi les autres; il a quitté la tunique magique du dieu omniscient et polymorphe (sportif, artiste-peintre, poète, mathématicien...) pour s'aligner avec d'autres dans le Panthéon du savoir, appelé aujourd'hui " salle des professeurs ". Là, il goûte égoïstement à la détente des récréations et il laisse sans crainte, après la sonnerie, les élèves quitter son rayonnement protecteur. L'éducation nationale, bonne mère, lui verse maintenant pour prix de quelques heures en conseil de classe, une indemnité de suivi pédagogique. Ce qui est rare est cher! Mais n'ajoutons rien à ce tableau qui mérite pourtant d'être connu et qui laisse songeur sur la capacité de la puissance publique à évaluer de manière juste le travail de chacun. J'ai conscience d'insister lourdement, naïvement, sur les conditions matérielles du travail. Mais peut-on séparer la pratique de cet environnement social qui lui donne une place, un relief, une reconnaissance et donc une utilité et un sens à la fois personnel et social?

PROFESSEUR... DE PHILOSOPHIE

Donc, le professeur de lycée entre dans sa classe. Il ne s'est pas frotté à la mise en rang, à la prise des inscriptions, à l'ouverture des portes. Il débarque littéralement, ouvre sa mallette, expédie l'appel, se branche sur sa discipline. Cette manière, il l'incarne, a fortiori quand il s'agit de philosophie. L'année de philosophie, c'est un professeur, un homme, une voix, une présence. Il en perçoit fortement le poids et le prix. Ne pas se tromper, ne pas caricaturer; mais ne pas rendre trop abstrait, trop scolaire, trop loin des réalités que vivent les élèves. Ce que ce professeur ressent tout d'abord, c'est le poids de sa parole: car tout le cours passe par là. Ce poids lui pèse, tout d'abord, puisqu'il a dû construire " sa leçon " autour de son verbe. Ce flot, qu'il doit organiser pour le rendre fructueux, il a du mal à en mesurer l'effet. Il en redoute l'excès, l'emphase, la monotonie, l'insignifiance finalement, s'il ne peut être capté par ses auditeurs. L'élève aussi, habitué à des exercices, à des lectures, à des médias divers, ne peut pas ne pas être dérouté par le caractère outrageusement verbal de cette matière. Seuls, les plus vaillants, ceux qui ont accepté déjà le discours, peuvent en suivre les méandres; les autres attendent ce qui se note, l'écrit qu'ils reportent sur leur cahier, la partie émergé de l'iceberg, celle dont ils conserveront une trace!

C'est une gageure, dans cette discipline si hautement abstraite, de s'en tenir au verbe. Il y faut soit un exceptionnel talent d'orateur (de séducteur!), soit des élèves étrangement soumis au rituel.

Mais ce que je ressens, c'est l'impossibilité de s'en tenir là. On n'apprend pas à philosopher sous ce déluge oratoire. Il y faut d'autres outils; des lectures, des études de textes; des analyses de raisonnement; des éléments de logique; des travaux sur le vocabulaire, etc. La " leçon ", ne peut parler qu'à ceux qui sont prêts à l'accepter; pourquoi faire comme si elle seule était possible; pourquoi faire l'économie des " à côtés " de la philosophie, qui bien souvent ont constitué la réalité de sa pratique. Il semble, qu'à vouloir trop bien faire, on n'ait conservé que l'esprit d'une discipline, son essence, accessible seulement à ceux qui peuvent en humer les subtils arômes. Faut-il s'étonner alors que tant d'élèves n'en conservent rien?

Mon expérience d'instituteur m'apporte donc la certitude que le professeur doit être extrêmement attentif à ce qui " passe ". C'est-à-dire à ce que les élèves peuvent retenir et comprendre. Car il s'agit bien d'initier des élèves à cette discipline et non de les éblouir, au sens littéral du terme. Et le travail à effectuer est grand. Pour que l'étude d'une notion ait du sens et une résonance, il me paraît nécessaire de procéder avec une application assez semblable à celle qui est requise dans l'enseignement élémentaire. Il paraît en tout cas nécessaire de jouer sur les facteurs suivants: déblayer les problèmes de vocabulaire, déjouer les représentations premières des élèves, relier les interrogations philosophiques aux problèmes actuels (sans que ce soit pour autant systématique), rythmer la séance, la nourrir d'exemples et de situations.

Un autre écueil qui me surprend porte sur la prise de notes du cours. Car ma courte expérience m'a mise en présence de trois attitudes: les élèves qui notent le plus de choses possibles, ceux qui écrivent le moins possible, et ceux qui attendent le signal pour écrire, comme sous la dictée. Dans ces trois cas, l'exercice est fastidieux et il s'articule mal avec une écoute active du cours. Il y a donc, là aussi, un problème à résoudre; les lycéens ne sont pas des étudiants, et l'équilibre est difficile à trouver. Pour l'heure, et malgré la difficulté, je prends plaisir à ce travail; d'autant qu'il oblige à un cheminement philosophique réel. Car la réflexion ne sort pas amoindrie de cette épreuve du feu, au contraire. La nécessité d'expliquer, d'éclaircir, de justifier, oblige à un effort de clarté bénéfique. Elle empêche tout recours au jargon et à l'autosatisfaction. Car le censeur est impitoyable, et s'il a quelques préjugés sur la matière, il n'a pas de connivences non plus; et c'est assez sain. J'espère que cela continuera ainsi!

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