Revue

Le devenir philosophique du café

APPROCHE PSYCHANALYTIQUE

" Devenir n'est pas atteindre à une forme (identification, imitation, mimésis), mais trouver la zone de voisinage, d'indiscernabilité ou d'indifférenciation telle qu'on ne peut plus se distinguer d'une femme, d'un animal: non pas imprécis ni généraux, mais imprévus, ou préexistants, d'autant moins déterminés dans une forme qu'ils se singularisent dans une population1".

Du café au devenir philosophique de ce dernier, qu'a-t-il fallu introduire pour qu'il se transforme? Par l'introduction du langage, d'un lent gage, d'un engagement et de l'adjectif philosophique, la métamorphose s'opère. D'établissement de consommation de boissons, voilà que le café devient éventuellement un lieu de rencontre pour des petits groupes de personnes ayant un questionnement philosophique. Cet espace permet de contenir et de rassembler des interrogations sur un thème prévu à l'avance. Il donne un cadre aux discussions, une unité autour de laquelle la parole va circuler. Les rencontres, les discussions, la parole permettent à l'opinion d'accéder à la philosophie.

Ce type de métamorphose vient ici questionner et interroger la philosophie, mais aussi la psychanalyse sur la demande d'un nouveau lieu. Demande entendue comme la forme ordinaire que prend l'expression d'un souhait et à partir de laquelle le désir se distingue du besoin. Comme l'écrit le psychanalyste J. Lacan à propos de la demande dans la cure psychanalytique: " C'est aussi passions de l'être, ce qui évoque toutes demandes au-delà du besoin qui s'y articule, et c'est bien ce dont le sujet reste d'autant plus privé que le besoin articulé dans la demande est satisfait2".

En établissant un lien entre café et philosophie, entre psychanalyse et philosophie, on obtient un troisième lieu à l'orée de la psychanalyse et de la philosophie. Ce lieu permet un lien qui cependant ne semble guère aller de soi. Effectivement dans les lieux spécifiques à la philosophie et à la psychanalyse aucune enclave n'est permise. L'émergence d'un troisième lieu, le café-philo, autorise l'interconnexion de ces deux disciplines qui s'interrogent et s'interpellent sur la question d'une nouvelle parole qui pourrait être accessible à tous. Du paradoxe, chose contraire à l'opinion commune, naît une étrange et énigmatique liaison. Notre but sera ici de travailler au plus près de ce lieu où la rencontre existe. Quel est donc ce discours philosophique, cette parole se tenant dans un café, quel est cet agencement?

UNE NOUVELLE PAROLE

À la frontière du langage philosophique et psychanalytique, le café-philo inaugure une nouvelle parole. Actuellement, nous pouvons constater l'effondrement des religions monothéistes et la disparition des maîtres à penser. Cet état des choses génère l'absence d'espaces de réflexion. Dans une société fragmentée et désorientée, le café-philo offre un lieu où l'on peut s'attaquer au problème des bases et fondements.

La connexion existant entre café et philosophie peut nous faire entrevoir le rapport qui existe entre philosophie et psychanalyse. Pour cela, rappelons que toutes deux étudient le langage mais sous un angle différent. La philosophie peut prendre comme objet d'étude le langage tandis que la psychanalyse est sujet et objet du langage. L'homme est un " Parlêtre " (J. Lacan). Il revient à celui-ci d'avoir mis en évidence la correspondance de structure de l'inconscient et du langage. Si la philosophie crée des concepts, l'association café-philosophie produit des interrogations, elle autorise la discussion. L'étude de la psychanalyse ne doit en aucun cas, du moins je m'autorise à le penser, nous empêcher d'aller discuter au café philo. Il offre un lieu de rencontres (lieu de pas-sage), où une parole est possible.

Il offre un espace, un réceptacle, un lieu où se trouvent rassemblées des choses, des personnes venues de différents lieux. Il y a plusieurs choses dans la chose, de l'aveu même de J. Lacan. Si les différentes questions permettent de faire avancer le das Ding, au café-philo on passe son temps à tourner autour de la chose. Le fait de tourner autour de la chose peut paraître insensé et futile, cependant cela peut également, par mouvement, faire apparaître l'esthétique de la chose. C'est à ce propos que J. Oury écrit dans Création et schizophrénie que le comportement est " peut-être aussi dans le style3".

Ce café, lorsqu'il devient philosophique, prend une forme inhabituelle. Cette nouvelle allure permet l'usage symbolique qui ouvre à l'échange de paroles et au débat d'idées. Il donne à l'être son mode d'entrée en présence du symbolique.

En psychanalyse, est par définition symbolique ce qui manque à sa place. " La parole est cette dimension par où le désir du sujet est authentiquement intégré sur le plan symbolique4". Sans doute, la psychanalyse exprime-t-elle sa pertinence dans son approche de la parole en venant relayer la philosophie dans ce qui la préoccupe, à savoir le langage. Cependant Il ne faudrait pas confondre deux acceptions distinctes: le langage qui désigne la faculté (symbolique) de constituer et d'utiliser une langue quelle qu'elle soit, et la parole qui désigne l'émission vocale individuelle d'un langage. Il est intéressant de constater, comme le dit Descartes dans la Lettre au Marquis de Newcastle que " la parole ne convient qu'à l'homme seul5".

L'accueil au café-philo propose un espace de réflexion, de réverbération, pour que le sujet se fasse entendre. L'identité du sujet se construit du lieu de l'Autre. Si la référence à une instance Autre se réalise dans la parole, l'Autre, à la limite, se confond avec l'ordre du langage. C'est dans et par le langage que se distinguent café et philosophie, mais c'est également grâce à lui que l'agencement est possible. Par l'écriture de Mille plateaux, l'association G. Deleuze (philosophe) et F. Guattari (psychanalyste) nous éclaire sur la légitimité d'existence de l'alliance philosophie et psychanalyse.

" Il n'y a pas d'énoncé individuel, mais des agencements machiniques producteurs d'énoncés. Nous disons que l'agencement est fondamentalement libidinal et inconscient6". Le café-philo devient philosophique grâce à la parole. Par et grâce à cette dernière, c'est la problématique du langage, commune à la philosophie et à la psychanalyse, qui apparaît. L'énigme de la parole au café-philo sera difficile à dévoiler, l'espoir d'en entendre quelque chose n'est pas pour autant vain.

La philosophie étant fille du logos, ou plus exactement du dialogue, elle offre au sujet humain la capacité de penser, de parler. La parole au café-philo semble être pensée comme responsabilité intersubjective. " La question, c'est de produire de l'inconscient, et, avec lui de nouveaux énoncés, d'autres désirs le rhizome est cette production d'inconscient même7".

Notons tout de même que la production d'inconscient au café-philo n'est pas interprétable au sens où la psychanalyse entend l'acte d'interpréter. La parole échangée à cet égard peut servir de révélateur de l'inconscient. Ce dernier décrit par la psychanalyse apparaît comme un langage à déchiffrer: " L' inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient8".

On peut néanmoins se demander quel désir nous pousse à aller parler au café-philo. De la difficulté de dire je, de s'ouvrir à la discussion, non pas pour créer des concepts, non pas pour effectuer une psychanalyse, mais peut-être pour s'apercevoir que la parole, ça a des effets. Peut-être pour s'apercevoir également que la philosophie et la psychanalyse peuvent s'entretenir sur la question du langage et de l'inconscient, au café, et ce grâce à la parole. Au café-philo émerge un sujet de l'inconscient pas comme les autres, peut-être même un inconscient Autre, un inconscient plus productif que représentatif.

La fonction contenante du café est de réunir des sujets venus de n'importe où, venant exposer une parole (philosophique ou non). Le café -philo, espace public, permet une forme de partage qui est la condition pour qu'une parole émerge. Il relance sans complaisance le manque pour les sujets et par eux-mêmes. Cet espace de liberté nous a permis de découvrir l' interrogation suivante: " comment devient-on philosophe sur fond d'être parlant? ". " Le sens ne fait pas signe sinon du côté de l'énigme9".

Faire un pont entre philosophie et psychanalyse est tout aussi possible que l'agencement café et philosophie. " Nous éclatons de rire rien qu'à voir l'homme et le monde placés l'un à coté de l'autre, et séparés par la sublime prétention du petit mot et "10.

Le pont entre des choses aussi différentes que la philosophie et le café est tout aussi pertinent que cet agencement entre psychanalyse et philosophie, ceci évidemment pour qui s'intéresse à la question du devenir (deux-venir). Le café est un lieu neutre et pour la philosophie et pour la psychanalyse, il permet et autorise une rencontre. Cette dernière vient pointer, éclairer et peut-être même esquisser ce qu'il en est du rapport entre philosophie et psychanalyse.


(1) G. Deleuze, Critique et clinique, Édition de Minuit, 1993, p. 11.

(2) J. Lacan, Écrits, Le Seuil, 1966, p. 627.

(3) J. Oury, Création et schizophrénie, coll. Débat, Éd. Galilée, 1989.

(4) J. Lacan, " Le séminaire, Livre I ", Les écrits techniques de Freud, 1975, p. 207.

(5) R. Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle.

(6) G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, 1980, Éd. de Minuit, p. 50.

(7) G. Deleuze & F. Guattari, " Rhizome " in Mille Plateaux, Éd de Minuit, 1980, p. 27.

(8) J. Lacan, Les Écrits, Éd. Le Seuil, 1966, p. 258.

(9) B. Salignon, La cité n'appartient à personne, Éd. Théétète, 1997, p. 99.

(10) F. Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, § 346, trad. Klossowski, club français du livre, 10/18, p. 342.

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