Revue

Dialectique

Suite des articles sur le concept, Diotime - L'Agora n° 9, mars 2001, et la problématique, Diotime - L'Agora n° 14.

Parmi les termes philosophiques bradés, qui veulent tout dire et ne rien dire, après concept et problématique, il en est un troisième qu'il paraît intéressant d'aborder: la dialectique. Terme ambigu s'il en est un, qui peut aussi bien être utilisé pour attester de la précision d'une argumentation que pour en dénoncer la nature vague ou sophistique. Dès l'aube de la philosophie, chez Platon, ce terme prend une connotation forte: il est le seul mode de connaissance supérieur à la géométrie, voie par excellence d'accession à la vérité et au divin. Ancienneté qui explique sans doute la banalisation ou la sclérose du terme. Toutefois, de manière plus précise, nous pouvons identifier deux écueils principaux au cheminement dialectique, délimitation qui nous permet de mieux cerner le problème. D'un côté, la tentation logique de la pensée, dogmatisme qui sous prétexte de vérité ou de scientificité refuse la remise en cause de ses propres présupposés. De l'autre côté, la tentation fusionnelle de la pensée, pour qui tout est dans tout et vice-versa, et en particulier la fameuse " complémentarité ", très en vogue ces jours-ci, qui ignore ou réfute d'emblée le concept même de contradiction.

Afin d'éclairer notre propos, nous prendrons comme hypothèse de départ la définition suivante de la dialectique: processus de pensée qui prend en charge des propositions apparemment contradictoires et se fonde sur ces contradictions afin de faire émerger de nouvelles propositions. Ces nouvelles propositions permettent de réduire, de résoudre ou d'expliciter les contradictions initiales. Cependant, sur le plan étymologique, la dialectique n'est rien d'autre que l'art de la discussion: en grec, dia signifie l'un avec l'autre, et legein signifie parler. Comment l'art de la discussion s'est-il donc transformé en un art de manipuler les contraires? Comme souvent, une fois la question clairement posée, la possibilité d'une réponse transparaît de manière plus nette. En effet, quelle est la caractéristique principale d'une discussion, sinon l'opposition? Opposition entre les termes, entre les présupposés, entre les jugements et les choix, entre les registres. Même dans ce soliloque silencieux, ce dialogue avec soi-même qu'est la pensée selon Platon, la pensée opère à travers des oppositions et des contraires, à travers et grâce aux contradictions. Or c'est de la parole, ou du verbe, de legein , donc de la contradiction, qu'émerge le concept de logos, la raison.

Héraclite

Nous reviendrons plus tard sur la tendance moderne, voire sur la pathologie, qui consiste à évacuer ou aplatir l'idée d'opposition ou de contradiction. Peut-être suffira-t-il au lecteur gêné par cette perspective de suspendre un court instant toute connotation négative de ces termes pour suivre plus confortablement le fil de notre pensée. Chez Héraclite, une des principales influences sur la pensée platonicienne, avec Parménide et Pythagore, nous trouvons les fragments suivants. " Le combat est père et roi de tout ". " Le monde est une harmonie de tensions tour à tour tendues et détendues, comme celle de la lyre et de l'arc ". " Le désaccordé s'accorde toujours ". Aristote relate que Héraclite blâme le poète qui a dit " Que périsse Conflit chez les dieux et les hommes, car il n'y aurait pas d'harmonie, s'il n'existait l'aigu et le grave, et pas de vivant sans la femelle et le mâle, qui sont contraires ". " Toutes choses sont engendrées par la discorde ", affirme le philosophe d'Éphèse. Ainsi, si l'unité n'est pas exclue, bien au contraire, cette unité s'exprime, existe et se découvre à travers la tension de ce qui s'oppose et se contrarie, à travers un conflit qui est vie du monde et de l'âme. Précisons d'ailleurs l'accès très restrictif de l'individu à l'unité avec les deux fragments suivants: " L'harmonie invisible plus belle que la visible ". " Le logos, ce qui est toujours ce que les hommes sont incapables de comprendre, aussi bien avant de l'entendre qu'après l'avoir entendu pour la première fois ". Ainsi, tâche infinie que celle de la raison humaine qui tente de percevoir la cohérence ou la cohésion de toutes choses, y compris celle de sa propre existence, mais qui se heurte en permanence à la réalité de l'opposition. Et pour ponctuer notre affaire, afin de montrer l'accord entre les pensées et le comportement du penseur éphésien, Diogène Laërce, antique historien de la philosophie antique, décrit ainsi Héraclite: " tel un oiseau braillard, injuriant le public et parlant par énigmes est apparu debout ".

Platon

Dans cette perspective, le meurtre de Socrate perd, espérons-le, son statut purement anecdotique et singulier, pour au contraire mettre au jour les enjeux d'un fonctionnement spécifique et sa dimension philosophique, geste tragique qui inaugure ce que l'on pourrait nommer la philosophie occidentale. En effet, Socrate est celui qui insupporte ses concitoyens avec son questionnement permanent. Mis à part une petite coterie d'amis et de disciples, soit il est incompris et ignoré, soit il est détesté. En quoi consiste succinctement sa pratique? En interpellant au moyen de questions le discours de ceux qui prétendent détenir le savoir, afin de mettre leur connaissance à l'épreuve et leur en faire saisir les limites, et en questionnant ceux qui ne savent pas afin de leur faire découvrir en eux-mêmes le savoir. Le moyen spécifique utilisé pour rendre opérationnel et efficace ce questionnement est la contradiction. Produire ou faire produire des propositions ou concepts qui heurtent plus ou moins directement les propositions ou concepts déjà avancés. Le fait de buter sur ces obstacles permet d'abandonner l'hypothèse initiale considérée comme une impasse, ou de la dépasser par la production d'une nouvelle hypothèse. Le présupposé implicite de l'exercice: tout postulat, proposition ou concept est considéré d'emblée limité et bancal. Tout discours ne peut se constituer que de conjectures ou d'hypothèses, qui ne sont opératoires que dans des limites bien déterminées. La vérité d'une proposition consiste donc à découvrir ce seuil de dysfonctionnement et d'indétermination, l'absolu ne pouvant par définition être articulé, sinon par pure convention. Accéder à la vérité, c'est donc dépasser l'opinion banale, c'est aussi dépasser l'opinion droite ou savante, pour entrer dans cette conscience de l'ignorance qui nous oblige à lâcher prise et abandonner toute certitude, tout acquis. Fragilité du discours et de l'être pénible à accepter, travail de pure négativité aussi libérateur que terriblement ingrat. La dialectique consiste ici à produire des objections et des questions permettant d'entrer dans le processus anagogique de remontée vers l'être, ou vers le bien, ou tout autre forme particulière de l'inconditionné, de l'absolu.

Trois accusations générales sont proférées contre Socrate, par les sophistes ou autres, au fil des dialogues de Platon. " Tu tailles en pièces mon discours, tu le mets en lambeaux ". " Tu me fais dire ce que je ne veux pas dire ". " Tu me veux du mal ". Ces trois accusations constituent d'ailleurs une preuve irréfutable quant à la réalité historique et effective de la pratique socratique. En effet, tout questionnement qui exige d'une parole donnée de rendre des comptes quant à la réalité de son contenu, se heurtera périodiquement à ce type de résistances spécifiques. Ces trois accusations circonscrivent néanmoins assez bien les enjeux de la dialectique socratique. Découvrir les points d'ancrage d'un discours: " Tailler le discours en pièces ". Obliger l'auteur à en découvrir les présupposés et les conséquences, constatation souvent indésirable: " Faire dire ce que l'on ne veut pas dire ". Forcer l'abandon et le dépassement, généralement désagréable: " Tu me veux du mal ". On perçoit bien ici la dimension terriblement conflictuelle de la dialectique, en particulier parce qu'elle prive le sujet pensant de tout ce qui pourrait le réconforter et le rassurer. Seul à résister quelque peu à cette corrosion de la pensée, la permanence de l'être, mais un être qui ne reconnaît pas vraiment un quelconque statut substantiel à l'existant, puisque même l'âme humaine individuelle est amenée à se résorber dans le feu divin. Se connaître soi-même, c'est retrouver l'originaire ou la totalité, à l'aune desquels nous ne sommes rien.

Cyniques

Une filiation moins connue du socratisme, autre que le platonisme, connaîtra un certain essor durant la période hellénistique: les cyniques, moins réputés que d'autres courants, car ils ne feront pas souche dans l'histoire de la philosophie occidentale. Mis à part quelques rares héritiers, divers, variés et plus ou moins directs, comme Montaigne, Rabelais, Pascal, Voltaire ou Nietzsche, ils resteront assez ignorés, et surtout incompris. Des termes troubles, comme le nihilisme, seront invoqués, qui masqueront ou occulteront la réalité de ce courant, plus proche de la pensée orientale, du bouddhisme ou du taoïsme que du fonctionnement philosophique général de notre culture. Mais notre affaire n'étant point ici de se lancer dans une histoire de la philosophie, mais uniquement d'éclairer le problème de la dialectique, voyons quelques aspects principaux de ce courant philosophique. Son fondateur reconnu, Antisthène, professait le mépris absolu de toutes les conventions, opinions ou valeurs reçues et acceptées par la société. Refus non pas gratuit, contrairement à ce qu'on laisse croire parfois, mais par souci de vérité, d'intégrité et d'authenticité. Bien entendu, un tel souci poussé à l'extrême porte à une certaine radicalité dans la parole et l'attitude, incitant à une posture provocatrice.

Avec certaines variantes selon les individus, pour le cynique, la vertu consiste à désapprendre ce qui est mauvais, en particulier ce qui relève de la facilité, de la tradition, de l'autorité établie, de la propriété et de la convention; un désapprendre qui ne fait jamais très plaisir. Pour cela, il tend à être apolitique, asocial et apatride. Le bonheur et la vérité se méritent, à travers une certaine ascèse. Ses valeurs sont celles de l'individu: la volonté, la liberté, l'endurance, la maîtrise de soi, en particulier la maîtrise des désirs et des passions, et pour cela il ne respecte pas le quant à soi, considéré mièvre et boutiquier. Il se méfie des beaux discours et de l'intellect, auxquels il préfère les actes, souvent violents, qui le mènent à la confrontation. Son souci pédagogique permanent est sans concession, ses principaux outils sont la surprise, l'ironie, le geste symbolique. Il ne donne pas dans l'explication et la multiplication des mots, mais dans le saisissement de son interlocuteur, à travers une phrase unique ou un geste fort. Il critique l'allure empesée et la parole sérieuse des penseurs de service, qui étalent leurs connaissances: il oppose le naturel au culturel, toujours mensonger. Pour cela, il n'argumente pas, il décoche des flèches.

Insupportable personnage, il devient en général un marginal, il passe pour un anarchiste. Platon dit de Diogène, le plus célèbre des cyniques: " un Socrate devenu fou ". Ce à quoi Diogène répond en disant de Platon: " De quelle utilité est pour nous un homme qui, bien que pratiquant la philosophie depuis longtemps déjà, se trouve n'avoir dérangé personne ". Ce même Diogène qui manifestait son mépris pour ses concitoyens en se promenant une lanterne à la main, répétant à qui voulait l'entendre: " Je cherche un homme ". Autre phrase fameuse: " Ôte-toi de mon soleil ", adressée à Alexandre, invincible conquérant qui s'approchait de lui pour le rencontrer. L'humour est son arme maîtresse, celle qui nous permet d'accéder au dérisoire de l'existence.

Renversement et conversion

Pourquoi ce petit tour d'horizon de la philosophie grecque? Parce qu'au coeur du philosopher, se trouve la dialectique, qui se nourrit de contraires et de contradictions, dont le but est le renversement de la pensée, ce que la religion nomme traditionnellement " conversion ". Et s'il est toujours possible d'analyser l'histoire de la philosophie en terme d'héritage et de continuité, il est tout aussi valable et peut-être plus enrichissant de la considérer sous l'angle de la négation, de la rupture et du discontinu. Aristote face à Platon, qui oppose la matérialité à l'idéalité. Descartes face à la scolastique, qui refuse l'autorité a priori et propose le " penser par soi-même ". Kant qui fait chuter de son socle la métaphysique et la transforme en un processus de pensée. Hegel, pour qui la philosophie doit cesser d'être intemporelle et s'incarner dans l'histoire. Schelling qui réhabilite la narration face au primat du concept. Marx pour qui la philosophie ne doit plus analyser le monde, mais le transformer. Heidegger, qui souhaite revenir vingt-cinq siècles en arrière afin de retrouver l'être et ne plus se cantonner à l'étant.

Quels seraient les enjeux philosophiques si l'histoire de la pensée ne s'articulait autour de ces oppositions, ne se structurait autour d'un certain nombre de ces grandes antinomies? Une des contributions importantes de Kant est sans aucun doute d'en avoir identifié quelques-unes parmi les plus cruciales: fini et infini, discret et continu, conditionné et inconditionné, etc. Une des principales tentatives de clarification des antinomies fondamentales, après Platon et son dialogue de Parménide.

L'art de la dialectique

Au-delà de la généralité philosophique, et des antinomies, voyons toutefois s'il est une spécificité dialectique. À tort ou à raison - dans l'absolu le problème ne doit pas vraiment se poser - les philosophes prennent parti par rapport à leurs prédécesseurs ou leurs contemporains, dans la mesure de ce qu'ils croient juste et vrai. Suffit-il néanmoins de prendre parti et de s'opposer pour parler de dialectique? Si l'opposition et la contradiction, ce que Hegel nomme travail de négativité, sont absolument nécessaires à l'opération dialectique, il ne semble pas que cela suffise en soi. À moins de considérer que toute opposition philosophique contribue de fait, dialectiquement, à la totalité de la philosophie, ce qui est d'une certaine manière la perspective hégélienne.

Pour traiter cette question, introduisons une distinction aristotélicienne: celle entre dialectique et analytique. Pour Aristote, l'analytique traite de ce qui est certain, alors que la dialectique traite de propositions qui n'ont pour toute valeur que le possible ou le probable. Kant reprendra à son compte cette distinction, entre une dialectique " logique de l'apparence " et une analytique " logique de la vérité ". Or chez Platon, par exemple, cette distinction n'a pas lieu d'être, car la certitude n'a en ce sens aucun statut véritable: tout discours n'est que conjecture et imperfection. Il semblerait donc que toute philosophie particulière n'est pas, ou ne se réclame pas de la dialectique, ce qui nous permettrait de discerner ce qui tient de la dialectique et ce qui s'en détache. Bien que cette différence à propos de la dialectique amène déjà chacun à redéfinir la dialectique, à moins que ce ne soit l'inverse: le fait de définir la dialectique d'une certaine manière porte l'auteur à pratiquer ou non cette dialectique.

D'emblée, ce qui oppose fondamentalement Platon et Aristote est le statut du sensible, la réalité de la perception, la valeur de la connaissance empirique. Pour le premier, il s'agit de s'en méfier: elle est illusoire; pour le second, elle constitue une garantie de validité pour la pensée. Cette ligne de démarcation est une des plus importantes parmi celles qui traversent l'histoire de la philosophie. Si pour Platon, seule la pensée est source de connaissance véritable, pour Kant, par exemple, la pensée ne peut produire par elle-même ses objets de connaissance: elle est astreinte à dépendre d'une extériorité empirique. Cette prise de position a une autre conséquence: le rapport à la certitude, qui déterminera si la philosophie est un art ou une science. En effet, si la science a parfois prétention à fournir des connaissances sûres, l'art se contente de produire du beau, de l'utile ou du vrai, sans prétention de droit à l'articulation et à l'affirmation d'une quelconque incontestable vérité. Or cette prétention de certitude s'articule généralement autour de deux critères principaux de connaissance: l'empirique, qui concerne la matière, et la logique ou l'analytique, qui concerne la pensée. Ainsi Kant et Aristote ont établi des règles et principes a priori concernant le fonctionnement de la raison, règles considérées par eux comme indépassables et inviolables.

Pour Platon comme pour Hegel, ces limites et règles a priori sont dépourvues de sens, puisque la dialectique, la voie privilégiée d'accès au vrai, est un processus de pensée qui passe et repasse nécessairement par le sujet pensant, posé comme objet de pensée, et non pas comme postulat. Autrement dit, contrairement à la logique, rien n'est acquis pour la dialectique. Prenons l'exemple sans doute le plus frappant, puisqu'il est au coeur du fonctionnement logique: le principe de non-contradiction. Ce principe, qui exclut de penser une chose et son contraire sous des modes identiques, pilier de la logique, n'est pas occulté ou radicalement nié par la dialectique, mais il ne constitue pas une limite indépassable de la pensée. Le dépassement de ce principe est même pour la dialectique un moment crucial: redoublement de la pensée sur elle-même, qui ainsi s'élabore et se construit. La dialectique est un art, capable de produire, d'expliciter et de vérifier les règles qui président à son déroulement. Même la méthode est un objet pour elle-même.

Aporétique

Contrairement à la science qui se fonde soit sur l'efficacité, soit sur des règles établies, la dialectique est singulière, comme le travail artistique, bien qu'elle se doive, bien entendu, de s'adresser à la raison, en ce qu'elle a d'universel. La science aussi prétend à l'universalité, mais pas de la même manière. Au coeur de la dialectique se trouve un processus anagogique, de remontée vers l'unité à partir de la pluralité du singulier, processus identifié déjà par Platon. Naturellement, cette unité est un anhypothétique, une hypothèse nécessaire mais que l'on ne saurait formuler, puisqu'elle dépasse ou transcende toute formulation. Ainsi, toute contradiction, l'articulation de toute problématique, nous permet d'accéder à un niveau supérieur de pensée, là où ce qui paraît à prime abord contradictoire s'unifie en accédant à un nouveau concept. Ce nouveau concept est ce que Hegel nomme synthèse, aboutissement de la dialectique, car Hegel, par un souci d'opérativité et d'achèvement, considère que la pensée ne peut en rester au stade de la contradiction: elle ne peut se cantonner au travail de négativité. Toute tension doit se résoudre dans l'articulation d'une nouvelle affirmation. Ceci n'est pas le cas chez Platon, pour qui l'aporie, l'impasse, le paradoxe, n'est pas un problème en soi. Plus encore, le problème ainsi posé doit être en soi valorisé, car il instaure une tension indispensable, vie de la pensée, puisqu'elle en perpétue la dynamique. Le concept ou l'idée n'est pas la finalité de la pensée, aucun objet particulier ne peut d'ailleurs constituer une fin, pour la bonne raison que la raison n'est pas un moyen mais une cause, et qu'une cause ne peut être assujettie à son effet. La raison est sa propre finalité en tant que raison, par rapport à l'objet, la réalité n'étant que le reflet d'une raison absolue, une pensée qui n'en est plus une car elle se dépasse elle-même. Être, Unité ou Bien, aucun nom n'est adéquat pour caractériser la cause de toute chose, dont la raison est une des caractéristiques premières.

Cette position, plus encore socratique que platonicienne, se rapproche davantage de la pensée orientale que de la tradition occidentale, d'orientation scientifique, soucieuse de positivité et d'efficacité. C'est pour cette raison que dans cette dernière le concept est roi, la définition fondamentale, car sans cette pensée de l'affirmation et du fini, il n'est guère possible de trancher et d'opérer dans la réalité mondaine et quotidienne. Ici, une question, une problématique, une contradiction, n'est valable que par son utilité, celle d'une réponse, d'une résolution ou d'une synthèse qui s'ensuit. Dans cette perspective, l'insatisfaction causée par l'aporie est considérée comme intenable. L'esprit ne saurait accepter de rester en suspens. Au minimum, il a besoin d'une explication, quelque assemblage de mots qui le rassure. La proposition qui consiste à lui offrir de simplement méditer sur une difficulté, de contempler en face l'incapacité de son esprit à saisir d'un seul regard une totalité disparate, ou son impuissance à trancher dans le vif, sans aucune autre satisfaction, au mieux, qu'un vague sentiment esthétique inspiré par une absence radicale ou par son propre vide, lui semble intenable. Pour la pensée, contrairement à l'art, l'étonnement ici ne se suffit pas à lui-même.

Charybde et Scylla

Le travail de négation semble - c'est ce que nous avons voulu exposer - l'essentiel de l'opération dialectique, ou de la perspective dialectique. Car il s'agit autant d'un regard que d'un mode d'action particulier. L'obstacle fondamental - ou opposition - à la dialectique reste donc le refus de la négativité. Opposition qui apparaît sous deux formes différentes, comme nous l'avons brièvement mentionné dans notre introduction. D'une part opposition scientifique, qui ne souffre guère de rester dans l'incertitude et la suspension du jugement, posture qui exige des définitions, des procédures, des règles établies, des logiques établies, des moyens de trancher. Opinion droite, dirait Platon, connaissance qui fait obstacle à la vérité. D'autre part opposition sentimentale, fusionnelle, qui ne supporte pas le conflit, l'affrontement, l'opposition, état d'esprit qui aux règles, à la rigueur et à l'exigence, préfère l'intention, le désir, la foi et le postulat de l'unité indivise. Une telle tendance s'invite un peu trop vite à la table du divin, dirait Hegel.

Si la dialectique est travail de négation, sa substance vive se trouve dans l'incertitude. On comprend dès lors pourquoi la discussion lui est aussi indispensable. Comment trouver en nous-même l'altérité radicale, nécessaire à notre propre mise en abyme? On saisit mieux l'instance socratique, qui de manière obsessionnelle interpelle tout ce qui bouge et pense, afin de sonder les âmes et voir où mènent les nombreux chemins de traverse. Car la dialectique n'est pas l'éristique, cet art du discours qui s'apparente à la plaidoirie, elle n'est pas simplement un débat contradictoire, ni non plus une démonstration. Elle est une interrogation, une mise en creux du singulier, afin de percer à jour ses assises et sa fragilité, multiplicité du néant qui seule autorise le dévoilement de l'être.

Or il existe deux moyens d'éviter la réalité de la discussion: soit poser comme vérité absolue et incontestable une position ou une proposition particulière, soit cumuler simplement les perspectives sans confronter leurs présupposés. Dogmatisme et relativisme composent un merveilleux ménage pour enrayer le processus dialectique. Selon les tempéraments, les situations et les modes, ils conspirent subrepticement à asphyxier la pensée et noyer la vérité. Car cette dernière s'échafaude en s'appuyant sur une contrainte: celle des contraires. Et c'est en cela que la discussion bien posée pose un véritable problème : comment penser simultanément une chose et son contraire? Pourtant, c'est de cet acte apparemment absurde que peut émerger du sens, de la nouveauté. Mais pour cela il faut encore savoir abandonner la proie que l'on tient solidement entre les dents, et se risquer dans l'incertitude de l'ombre.

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