Revue

Former à la philosophie pour enfants

Description d'un stage et tentative de formalisation...

Intervenant, en tant qu'enseignant de mathématiques, dans la formation des futurs professeurs d'école, en particulier ceux qui se spécialisent dans l'adaptation et l'intégration scolaire, et dans celle des professeurs stagiaires de mathématiques de lycée et collège, nous sommes intéressés par la question de l'apprentissage du " raisonnement ", aux différents stades du cursus scolaire. Qu'est-ce que " bien raisonner ", pour le professeur de mathématiques, de français, d'autres disciplines ou pour le maître de l'école primaire par définition polyvalent? Peut-on donner aux élèves l'occasion d'apprendre à " bien raisonner "?

Il nous avait été donné de croiser la route de R. Pallascio, professeur de mathématiques à l'Université du Québec à Montréal, qui développe des recherches concernant le transfert de la démarche de M. Lipman aux apprentissages mathématiques, (Daniel, Lafortune, Pallascio, Sykes, 1996). La lecture de textes de Lipman (1995) et Daniel (1997) nous fit proposer un stage de quatre semaines au plan départemental de formation 1997 - 1998, intitulé " Initiation à la philosophie pour enfants ". L'Inspection Académique accepta la prise en charge d'un intervenant extérieur (R.Pallascio), les deux formateurs " locaux " étant aussi des enseignants de mathématiques! Vingt-cinq participants furent retenus sur une soixantaine.

LE DÉROULEMENT DU STAGE

Il a eu lieu les lundi, mardi, jeudi et vendredi, sur quatre semaines. La première semaine et les deux premiers jours de la deuxième visaient à faire connaître aux stagiaires l'approche " philosophie pour enfants " en la leur faisant " fréquenter ", avec leurs préoccupations et questions d'adultes.

Elles étaient construites sur le modèle suivant :

Matinée :

  • première période : apports théoriques et discussion;
  • deuxième période : lecture partagée1 d'un chapitre d'un roman de Lipman, phase d'émergence de questions et choix de la question à traiter.

Après-midi :

  • première période : communauté de recherche sur la question choisie;
  • deuxième période : analyse de la journée et régulation si besoin.

Les jeudi et vendredi de la semaine deux et les lundi et mardi de la semaine trois constituaient un temps de " mise à l'épreuve ", et de " pied à l'étrier " : expérimenter avec des enfants dans des classes de certains stagiaires. En parallèle les stagiaires se sont exercés à l'écriture d'" historiettes " destinées à servir de support à des dialogues philosophiques.

La fin de la semaine trois ainsi que la semaine quatre furent l'occasion d'une analyse critique des temps d'expérimentation (éventuellement à partir d'enregistrements vidéo), de retours théoriques sur certaines questions soulevé es par les enfants ainsi que de nouvelles mises en pratique à partir de textes é crits par les stagiaires.

Quelques précisions quant aux supports utilisés : en 1998, nous avions avec R. Pallascio travaillé à partir des romans construits par son é quipe, visant au transfert de la démarche " philo pour enfants " à l'apprentissage des mathématiques. Il est intéressant de constater que les questions qui sont apparues ont porté sur des thèmes autres que les thèmes mathé matiques évoqués de façon privilégiée dans les chapitres lus. En 1999 et 2001, nous avons choisi comme support un roman de Lipman : Elfie. Nous avons, à chaque fois, pris le parti d'un support " enfants ", ce qui n'empêche pas de voir un questionnement d'adultes se déployer.

INITIATION OU FORMATION?

Le caractère novateur de ce stage, en France, tant pour ce qui concerne son contenu que sa forme institutionnelle, quatre semaines en continu, nous avait conduits à être modestes en lui assignant comme objectif une simple initiation. La façon dont il avait été conçu créait les conditions d'une réelle possibilité de voir ce stage se transformer en une véritable formation.

Définir en quelques lignes la formation est particulièrement illusoire. Nous nous appuierons sur le travail de C. Alin (1996) qui balise le triplet é ducation, enseignement, formation à l'aide de questions.

L'éducation et l'enseignement ne relèvent pas de celui qui apprend et viennent respectivement en réponse aux questions : " que dois-tu devenir? " et " que dois-tu apprendre? ". Les questions qui caractérisent la formation appartiennent au " formé " et sont au nombre de trois : " que suis-je capable de faire? ", " quelle place j'occupe? " et " qui suis-je? ". La première ouvre, selon C. Alin, le domaine du " pouvoir-savoir " dans lequel celui qui se forme mettra en place une logique d'investissement. La deuxième question renvoie au domaine de l'" autorisation " et trouve des ré ponses dans une logique d'action-formation. La dernière place le sujet dans le domaine de l'aventure personnelle où ce dernier développe une logique de projet. Il est clair que ces trois logiques interagissent mais le fait de les avoir séparées aide à mieux les repérer dans les actions de formation.

Nous avons, en tant que formateurs, noté la remarquable implication des stagiaires dans la démarche proposée. La logique d'investissement prit la forme d'une grande attention aux apports théoriques, d'un sérieux et d'une " pré sence " individuelle dans les communautés de recherche et d'une qualité des productions écrites de la troisième semaine. Cette implication s'est même ré vélée à travers quelques " grincements " au cours de la régulation de la fin de première semaine, que l'on pourrait qualifier de " culturels ". En effet, certains participants ont estimé que la dé marche " philosophie pour enfants " ne leur était pas suffisamment pré sentée en parallèle avec d'autres. Nous avons alors pointé un rapport au savoir qui peut être différent en France et en Amérique du Nord. Nous sommes ici dans le domaine de l'autorisation : quel accueil vais-je réserver, moi instituteur français, à cette démarche qui vient en droite ligne des États-Unis? Vais-je consentir à " faire un bout d'essai ", comme me le proposent les animateurs? en " touriste " ou en m'y donnant ré ellement? Vais-je, comme on m'y engage, me risquer à " pratiquer la philosophie " dans les mises en situation des premiers jours, et même faire faire aux enfants de mon école pendant les temps d'expérimentation? Il s'agit bien là de questions renvoyant au savoir professionnel.

Il aura fallu que les participants persistent jusqu'à la mise à l'essai de cette approche auprès d'élèves pour que la " chimie " s'opère, pour qu'ils réalisent les effets de la " communauté de recherche " chez les élèves. Exemple : une remarque d'une participante au terme de la deuxième semaine : " tu ne te rends pas compte de tout ce que cela bouscule en nous, sur le plan personnel et sur le plan professionnel. "

Bousculer pour quoi faire? Nous voici dans le troisième domaine, celui de l'aventure, du projet. Donner envie, tous les stages ont cet objectif. Celui-ci semblait atteint en fin de stage, mais qu'en serait-il avec le temps? Nous avons, en 1998, invité les stagiaires à revenir à l'IUFM trois mois plus tard : présence de plus des trois quarts des participants, la plupart déjà engagés dans des actions sur le terrain et volontaires pour un suivi de stage l'année suivante sous trois formes : partage d'expérience, formalisation de la pratique sous forme écrite (élaboration de documents) et même recherches didactiques.

Formateur, ce stage l'a été aussi pour l'équipe d'animation. L'investissement a demandé à chacun adaptation et implication. Faire cheminer ensemble vingt-cinq adultes, en quête de savoirs non nécessairement identiques, et parfois même non facilement exprimables, dans le cadre d'une méthodologie rigoureuse mais adaptable, pendant quatre semaines, pouvait présenter certains risques d'" explosion ". Ce ne fut pas le cas : cela est dû en grande partie au scénario lui-même, basé sur le principe de la congruence de l'action de formation avec son contenu. Cette formation à la philosophie pour enfants, en continu sur une durée longue, n'avait pas encore été expérimentée au Québec, pour des raisons institutionnelles.

Ce stage, nouveau dans le département du Calvados, releva aussi pour nous de l'autorisation. Il est révélateur de noter que l'acceptation de son organisation a posé problème à IUFM : que l'enseignant, de surcroît professeur de mathématiques, qui propose et assure la responsabilité pé dagogique, ne soit pas entièrement " maître " du contenu, à la charge de l'intervenant québécois, a fait l'objet de fortes interrogations. Cette forme de rapport institutionnel au savoir mérite, de notre point de vue, d'être questionnée : où est la " prise de risque " dans l'apprentissage pour des formateurs qui vont dire à leurs stagiaires " allez-y, essayez! "?

À l'heure où la place de l'oral à l'école primaire est mise en avant, cette forme de travail ne doit-elle pas être identifiée comme une pratique au service d'une éducation citoyenne2, et donc encouragée?

QUEL TYPE DE FORMATION?

Nous abordons l'épineuse question de la formation aux pratiques innovantes. La démarche " philosophie pour enfants " est en France une pratique qui relève de l'innovation, ce qui n'est plus le cas au Québec par exemple où elle existe depuis plus de quinze ans. Si on fait l'hypothèse qu'une innovation est destinée à " percoler " dans une partie du corps enseignant plus vaste que l'aire dans laquelle elle est apparue, les trois actions de formation que nous avons décrites plus haut sont alors des réponses à cette attente.

Admettons en première approche qu'il peut y avoir trois types d'objets de formation :

  • des " outils " : des matériels, des logiciels, des savoirs disciplinaires à réactualiser;
  • des pratiques : la pédagogie différenciée, les TPE;
  • des théories : des savoirs disciplinaires nouveaux, des produits de la recherche en éducation (didactique, pédagogique, sociologique);

Du point de vue du stagiaire, ces différents types d'objets peuvent être

  • reçus (le stagiaire est placé en position passive);
  • ou construits (le stagiaire est placé en position active).

Nous définirons la " formation par l'échange et la pratique " par une dialectique entre " la pratique qu'on reç oit " et " la pratique qu'on construit ". Les stages que nous avons proposés sont construits sur ce modèle. Ils s'appuient, bien sûr, sur des outils précis (les romans philosophiques écrits par Lipman ou par l'équipe de Pallascio) et sur des théories (Lipman, 1995). Mais les activités offrent plus aux stagiaires que la simple découverte d'un " comment faire " : ils font eux-mêmes, expérimentent, entre adultes et avec des élèves, les leurs ou ceux de leurs collègues. Les stagiaires construisent alors leurs repré sentations de la démarche " philosophie pour enfants ", les confrontent. Émergent alors de nombreuses questions :

  • la place de l'animateur dans la communauté de recherche;
  • faut-il, une fois le temps de discussion écoulé, veiller à mettre quelque chose en évidence, une trace écrite rendant visible le travail accompli, pour les parents et l'institution?
  • et les enfants qui ne participent pas?

On trouve aussi une phase d'écriture par les stagiaires d'historiettes à visée philosophique, phase de construction de nouveaux outils. Certains ont expérimenté la démarche avec d'autres supports que ceux qui leur é taient proposés (Tistou les pouces verts, de M. Druon par exemple).

Cette formation a été rendue possible du fait du temps dont nous disposions (quatre semaines), permettant une alternance entre les différentes modalités de travail proposées. Elle suppose chez les formateurs une très grande présence (être là sur la durée, pour assurer la liaison entre les diffé rents temps; ce stage ne peut pas être une succession d'interventions); pré sence impliquée, car il s'agit d'une aventure professionnelle).

Les modalités de cette formation sont porteuses d'une modification de la pratique à venir car ancrées dans la réalité des enseignants (expérimentation entre adultes) et des classes (expérimentation avec des élèves), tout en étant à une faible distance de la théorie, très présente pendant la première et la dernière partie du stage. Ainsi, depuis trois ans, un instituteur sur poste de soutien en ZEP a institutionnalisé un temps " philosophie pour enfants3 ", de même qu'un maître de CM2 d'une école de zone péri-urbaine dont les élèves ont dit que la façon dont ils réfléchissent en " philo " leur sert aussi en mathématiques... Une maîtresse d'adaptation met en place des temps " philo " avec une enseignante de son école de rattachement, au titre de la prévention, dans une classe de CM...

VERS UNE FORMALISATION THÉORIQUE

Nous mettons au centre le principe de la philosophie de Dewey, dont Lipman est un disciple : la continuité de l'expérience et de la pensée. L'expérience du sujet dans le monde et la représentation qu'il se fait du monde se co-construisent sans cesse. Si le titre de l'ouvrage de Lipman est À l'école de la pensée, il nous est facile de le retourner pour poser la question de " la pensée à l'école ", l'école comme lieu de construction du rapport au monde par les enfants. Ce rapport au monde sera le fruit de leurs expériences propres dans " leur monde ", mais aussi à travers les " mondes " dont la découverte leur sera proposée.

Si le dispositif " philosophie pour enfants " proposé par Lipman, à travers ses romans philosophiques et la méthodologie des séances, vise l'" apprentissage du penser ", il nous faut le mettre en perspective avec :

  • l'apprentissage de l'oral;
  • l'éducation à la citoyenneté;
  • et, plus globalement, les pratiques pédagogiques des maîtres.

Nous sommes là dans l'espace professionnel de l'enseignant stagiaire.

Les quatre dimensions que nous avons mises en avant ci-dessus, peuvent, dans l'espace personnel du stagiaire, être mises en parallèle avec :

  • la " personnalité philosophique ", (comment le stagiaire pense-t-il dans son fonctionnement quotidien?);
  • la " personnalité sociale ", (la capacité du stagiaire à s'impliquer dans l'espace social dans lequel il évolue : équipe d'é tablissement, quartier,...);
  • la " personnalité politique ", (quelle place de " citoyen " le stagiaire occupe-t-il?); et enfin la " personnalité professionnelle " des participants.

Il n'est évidemment pas du ressort de la formation des enseignants d'aller travailler dans l'espace personnel des stagiaires. Né anmoins il est possible de construire un dispositif de formation congruent avec son propre contenu. Peut-on mettre en place une " expérience de stage " (et pas seulement des contenus et démarches) qui, non seulement illustre, mais permette de penser la démarche que le stagiaire sera amené à mettre en place avec les enfants? " Penser la démarche " signifie " questionner la démarche ".

Les quatre dimensions précédemment évoquées vont, dans l'espace formatif du stagiaire, s'actualiser à travers :

  • les apports théoriques et les confrontations;
  • la qualité des relations qui s'établiront entre stagiaires et avec les formateurs;
  • les communautés de recherche dont l'expérience sera donnée à vivre;
  • le dispositif global du stage à l'intérieur duquel des temps d'expé rimentation auprès d'élèves auront été ménagés.

Nous avons essayé de visualiser ces différents plans pour penser la question de la formation/transformation des stagiaires dans le cas de la philosophie pour enfants.

L'espace formatif du stagiaire apparaît comme le lieu de cristallisation, de condensation de l'expérience et de la pensée, en résonance avec ce qui pourra potentiellement se passer dans son espace professionnel lorsqu'il sera à nouveau en présence de ses élèves.

Nous avons essayé de rendre compte dans ce texte du passage d'une pratique " intuitive " à une pratique formalisée. Ce texte se veut une contribution significative à la réflexion qui doit s'installer quant à la mise en place de formations à cette démarche.

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