Extraits d'un article paru dans Thinking, vol. 15, n°3, p. 17 à 25, avec l'aimable autorisation de publication de M. Lipman.
Dans cette partie, nous présentons des expérimentations conduites simultanément en France et au Québec. Les deux professeurs en France sont inexpérimentés, mais assistés d'un chef de groupe entraîné à la philosophie. Au Québec, le professeur a deux années d'enseignement en philosophie pour enfants. Les sujets sont des élèves de maternelle. Bien que l'âge des groupes varie selon les réglementations de chaque culture, il existe un dénominateur commun : chaque enfant participant à l'expérimentation est en phase d'apprentissage du langage. Les Français, par leur jeune âge (de deux ans et demi à quatre ans), et les Québécois (cinq ans), parce qu'immigrés, ils ne fréquentent pas les cours habituels.
EN FRANCE : ENFANTS DE DEUX ANS ET DEMI/TROIS ANS
Basé sur une histoire adaptée à la maternelle, un conte philosophique fait réfléchir les élèves sur différents concepts liés au corps et à sa perception, à l'individu, à l'identité individuelle et sociale... Harmoniser les différentes dimensions de la personne, créer une conscience parmi les enfants, leur apprendre à réfléchir sur différents concepts liés au corps, la perception de soi, de l'autre et de l'environnement; voilà les objectifs avoués du conte philosophique Les Contes d'Audrey Anne (1999), écrit par Marie-France Daniel.
Nous avons utilisé cette histoire dans le groupe des plus jeunes (deux ans et demi et trois ans), en gardant à l'esprit le principe suivant : l'endroit privilégié pour philosopher sur le corps est le cours d'éducation physique, car c'est précisément dans cet espace-temps que les enfants apprennent à grandir avec leur corps en mouvement. La conscience du corps s'acquiert à travers le mouvement, mais cette conscience embryonnaire est intuitive. Quand nous sommes passés à l'action, cette conscience devint beaucoup plus significative pour l'enfant. Cette idée nous décida à modifier la méthodologie de M. Lipman, non adaptée à l'âge des enfants.
Le média du dialogue est le langage, outil essentiel de la communication pour le développement des facultés d'écoute et la compréhension des autres. Cependant, nous ne devons pas oublier que l'exploration physique est aussi importante pour les deux ans et demi et trois ans que le dialogue entre personnes. C'est pourquoi, si l'enfant découvre le monde autant avec les mots qu'avec les actions, avant la lecture du conte, le professeur jouera une des situations du premier conte philosophique.
Ce qui suit se situa dans la première expérience qui dura une demi-heure. En entrant dans la salle de danse, les enfants découvrent Renée, l'assistante de l'enseignant, qui les aide d'habitude à s'habiller, ranger, etc. allongée sur une couverture au milieu de la salle en train de dormir, une poupée dans les bras. Les enfants s'arrêtent, interloqués, et s'approchent d'elle sur la pointe des pieds, sans un bruit. Silence et perplexité des enfants.
Après quelques minutes, le professeur commence à poser des questions.
- Le professeur : Que fait Renée?
- Les enfants dans un murmure : elle dort...
- Le professeur : Comment dort-elle?
- Un enfant : Elle est allongée.
- Un autre : Elle a les yeux fermés.
- Encore un autre : Elle ne bouge pas.
- Le professeur : Faisons comme elle, allongeons-nous.
S'ensuivent alors toutes les recherches possibles pour s'allonger : (sur le dos, sur le ventre, sur le côté, enroulé sur eux-mêmes, etc.) en faisant l'inventaire des parties du corps (tête, dos, épaules, genoux, fesses, cuisses, mollets, talons, etc.) ainsi qu'en développant les concepts de mobilité et d'immobilité, à travers à la fois le corps et les mots. C'est seulement après cette exploration physique et intellectuelle que l'enseignante procède à la lecture : " Audrey Anne est allongée de tout son long sur le sol. Elle ne bouge pas. Sa poupée dort tout à côté... " Pendant la lecture, les enfants sont attentifs et paraissent beaucoup apprécier l'histoire. Cependant, ils sont incapables de formuler des questions après la lecture.
Une semaine plus tard, à nouveau dans la salle de danse : une seconde mise en scène illustrant la suite du " Conte d'Audrey Anne ". Renée est encore allongée sur le sol, endormie, sa poupée dans les bras. L'enseignante la frappe. Les enfants sont sidérés, manifestant immédiatement de la réprobation. Certains se lèvent même et lui tirent la manche.
- Un enfant : Vous n'avez pas le droit de battre Renée!
- Un enfant : Vous êtes méchant!
- Le professeur : Vraiment? Et la poupée? Est-ce que je peux frapper la poupée? (Elle joint le geste à la parole).
Maintenant, les enfants sont ravis, ils crient, rient et frappent eux-mêmes la poupée pour participer à la punition. Ils exultent. L'enseignante lance alors la discussion sur les droits.
- Le professeur : A-t-on le droit de frapper ses petits camarades?
- Les enfants : Non!
- Le professeur : Pourquoi non?
- Les enfants : [...] (silence)
- Le professeur : A-t-on le droit de frapper la poupée?
- Les enfants : Oui!
- Le professeur : Pourquoi?
- Les enfants : [...] (Pas de réponse)
À la troisième session, les notions de " permis " et " interdit " sont reprises en rapport avec le conte Audrey Anne et les papillons blessés. Apparemment, " faire mal " et " avoir mal " sont des notions auxquelles les très jeunes enfants sont sensibles. Ils en ont une idée déjà bien précise même si la formulation reste très rudimentaire. Pour la plupart des enfants, on n'a pas le droit de faire mal à quelqu'un. Mais ils ne peuvent développer cette pensée.
Que pouvons-nous déduire de cette expérience? L'enseignante dit que ce n'est pas facile à animer. Les difficultés viennent surtout du manque d'attention des enfants en trop grand nombre et de leur faible capacité à s'exprimer. En fait, entre deux ans et demi et trois ans, tous les enfants ne savent pas parler; certains commencent seulement à pouvoir donner des noms aux objets et des verbes aux actions. Malgré cela, il apparaît que les thèmes de réflexion soulevaient un certain intérêt et que les questions - en étroite relation avec l'expérience physique de la situation - créaient pour certains un déclic à la mise en mots de leur pensée.
EN FRANCE : ENFANTS DE TROIS À QUATRE ANS
La méthodologie choisie par le professeur des trois/quatre ans diffère légèrement, mais le but est le même : respecter le besoin de bouger de l'enfant et l'aider dans sa prise de conscience via l'expérience physique. Il y a d'abord la lecture de l'histoire dans la salle de danse. Les enfants sont assis au sol en face du professeur. Chaque action d'Audrey Anne suggérée par le conte est accompagnée d'une mise en pratique par les enfants. L'histoire raconte, par exemple : " Les ailes du papillon bougent aussi, mais pas trop vite; leur mouvement est lent et régulier. " On demande aux enfants de bouger leurs bras ou une autre partie de leur corps aussi lentement que possible, et ensuite aussi vite que possible et tenter d'expliquer la lenteur, chercher des exemples, faire des comparaisons, etc. (La notion de régularité n'est pas développée car trop complexe.) Dans la même perspective, l'histoire dit : " Audrey Anne court à petits pas puis à grands pas. Elle court. Elle court. Bien qu'essoufflée, elle court dans un grand champ de fleurs. "
Les enfants ont été capables d'expérimenter : courir - s'arrêter, grands pas - petits pas, avant - arrière, respirer lentement - respirer rapidement, etc., et de comparer tapis et herbe, à la fois physiquement et mentalement. L'histoire est lue aux enfants de cette manière, en alternance avec l'exploration physique, avec aussi parfois des baisses d'attention car ils ont des difficultés à interrompre la mise en action juste commencée.
Du fait que les enfants sont incapables de poser eux-mêmes les questions qui les intéresseraient, le professeur les suggère lui-même. Le concept du vivant apparaît central en relation avec l'histoire. Au début, le professeur utilise une poupée en plastique : la poupée ressemble à un bébé. Par comparaison mutuelle, les enfants peuvent pratiquer un inventaire complet du corps en touchant et nommant toutes les parties du visage et du corps, ainsi qu'un inventaire des cinq sens.
- Le professeur : Pourquoi ça ne bouge pas?
- Un enfant : Il n'a pas d'eau.
- Un enfant : Il n'a pas de sang.
- Un enfant : Ce n'est pas un vrai bébé.
Les autres enfants restent pensifs et muets sur cette question piège. Tous nos essais pour dégager une formalisation du concept du " vivant " furent vains. D'autres thèmes de réflexion furent développés physiquement et verbalement grâce au conte, dans cette perspective philosophique : absence/présence, ressemblances/différences et rêve. Le thème utilisant la comparaison mutuelle entre les enfants a permis de développer les comparaisons sur la couleur des yeux, des cheveux, de la taille, etc.
Il nous est apparu que l'approche philosophique à travers le dialogue entre enfants les a aidés à devenir conscients de leur corps et de leurs différences. L'expérimentation n'a duré que quelques mois, même si trois des Contes d'Audrey Anne étaient déjà publiés à cette époque. Nous aurions aimé poursuivre l'expérience. Les enfants aussi car ils semblaient apprécier les contes philosophiques : ils écoutaient attentivement et s'en souvenaient la semaine suivante.
Entre deux ans et demi et quatre ans, les enfants ne maîtrisent pas assez le langage pour amorcer un dialogue entre eux. Cependant, ils réfléchissent et élaborent d'intéressantes réponses aux questions du professeur. Nous avons noté que des enfants développaient des avis à partir des questions ou émettaient des avis différents de leurs pairs. Nous avons aussi ressenti que l'expérience physique des histoires - parce que centrée sur l'exploration corporelle - permettait aux enfants d'expérimenter de nouveaux mouvements, créait des conflits entre eux, les attirait dans un processus de réflexion, et déclenchait leur créativité pour trouver de nouveaux mouvements, pour se coucher, toucher les autres etc.
À MONTRÉAL : ENFANTS DE CINQ ANS
La classe de maternelle était composée d'enfants de cinq ans, d'origines diverses : Europe de l'Est, Chine, Vietnam, Amérique du Sud, etc. La plupart avaient des difficultés de compréhension ainsi que d'expression du français. La majorité d'entre eux avait aussi des difficultés à former des groupes à cause des différences linguistiques qui semblaient favoriser le groupement par culture plutôt que par affinités personnelles.
Le professeur a utilisé Les Contes d'Audrey Anne avec les enfants pendant une heure durant plusieurs semaines. Une séance avait été enregistrée en vidéo dans le cadre d'une pré-expérience. C'était alors la première fois que les enfants " pensaient " sous l'oeil de la caméra et cela semblait les embêter. D'après le professeur, ce fut une contre-performance.
La semaine précédente, le professeur avait d'abord lu un extrait des Contes d'Audrey Anne aux enfants. Ils ont commencé par poser une série de questions suscitées par la lecture et sont arrivés à un consensus sur l'une d'entre elles. Voici quelques extraits :
- Le professeur : Il y a un moment, Kim a parlé de l'aile déchirée. Finalement, on a réalisé que dans le titre du conte, c'est le papillon qui est blessé. Est-ce que c'est la même chose, les enfants?
- Thomas : L'aile est déchirée, ce n'est pas pareil qu'être blessé.
- Le professeur : Peux-tu préciser ta pensée avec un exemple?
- Thomas : Déchirer, c'est comme avec du papier.
- Paula : C'est comme déchirer un kleenex.
- André : Les ailes d'un papillon, c'est comme un kleenex?
- Thomas : Non!
- André : Elles sont fragiles?
- Thomas : Les ailes d'un papillon sont encore plus fragiles qu'un kleenex.
- André : Certains papillons ont des ailes comme des fleurs.
- Thomas : Des fois, les gens attrapent les papillons et des fois ça se déchire car c'est trop délicat.
- Le professeur : Pouvez-vous expliquer la différence entre déchirer et être blessé?
- Thomas : Être blessé c'est comme avoir mal, et déchirer c'est comme déchirer du papier.
- Le professeur : On peut déchirer du papier, peut-on déchirer le mur de la classe?
- Paula et Yvon : Non.
- Le professeur : Pourquoi pas?
- Yvon : On ne peut pas car c'est très dur. Ça peut casser quelquefois.
- Le professeur : Est-ce qu'on peut blesser un mur?
- Les enfants à l'unisson : Non!
- Le professeur : Non? Pourquoi non?
- André : Parce qu'il n'y a pas de sang, il n'y a pas d'os, pas d'yeux ni de pieds.
- Josiane : Il n'a pas de coeur.
Bien que cette discussion ne montre pas de profonde réflexion philosophique, ni de déclaration remarquable ou d'argumentation critique frappante, on peut la considérer intéressante par l'exploration conceptuelle réalisée par ces enfants d'immigrés qui n'ont pas la franche maîtrise de la langue officielle. Dans ce cas, la méthode devient un outil d'apprentissage des objets et de soi-même. En fait, elle contribue au développement d'une pensée supérieure. En effet, les enfants :
- différencient les concepts (déchirer, casser, blesser);
- donnent des exemples (déchirer du papier ou un kleenex);
- questionnent la pertinence des remarques de leurs camarades (les ailes du papillon sont comme des kleenex?);
- comparent (les ailes du papillon sont même plus fragiles que le kleenex);
- font des analogies (les ailes sont comme des fleurs);
- sont sensibles au contexte (Les gens attrapent quelquefois des papillons qui se déchirent car ils sont trop fragiles);
- justifient leurs remarques (Ils se déchirent car ils sont très fragiles; vous ne pouvez jamais les déchirer car il n'y a pas de sang, d'os...);
- développent des critères (fragile, dur, sang, os, yeux, pieds, coeur).
Cette pratique semble avoir un impact positif au niveau social. En fait, les enfants s'écoutent les uns les autres, construisent leurs idées avec les interventions de leurs camarades et se respectent mutuellement.
En bref, une communauté de recherche semble s'être créée :
- ils ne ridiculisent pas les remarques des autres, mais les questionnent (ailes des papillons sont comme des kleenex?);
- ils se parlent et s'interrogent (l'aile est fragile?);
- ils complètent les idées ébauchées par d'autres (il n'a pas de sang... Pas de coeur).
Est-ce que les réflexions et discussions des enfants - des ailes déchirées d'un papillon, par exemple - peuvent leur faire prendre conscience de la violence et éventuellement la prévenir? Nous le pensons.
D'un côté, cette première contribution de la philosophie pour enfants consiste à stimuler l'apprentissage de la parole : commencer à utiliser les mots corrects, clarifier, qualifier, questionner, comparer, etc. C'est le langage qui structure la personne, qui crée identité et culture. La méthode stimule et clarifie la pensée, procure les opportunités de comprendre les concepts, en approfondissant la pensée et en la rendant plus complexe. En particulier, la réflexion et l'échange entre eux provoquent des conflits cognitifs qui constituent la première étape vers la réflexion critique.
D'un autre côté, nous croyons (Vygotsky assure que le concept est impossible sans les mots) que si les enfants - après le conte philosophique - explorent physiquement puis verbalement leur corps, parlent de violence et de douleur, les concepts prennent forme dans leur esprit ainsi que la conscience de leur identité et de leurs droits, la conscience de ce qui est violent et ne l'est pas, de ce qui est acceptable ou non.
À cette étape, les expériences en France et Québec des Contes d'Audrey Anne ne sont pas décisives quant au développement de la conscience du corps, de la violence et sa prévention. Cependant, elles semblent suffisamment éloquentes pour nous permettre d'affirmer que l'expérience philosophique de questionnement collectif peut être l'endroit privilégié pour stimuler le développement de la parole et de la pensée chez des enfants en apprentissage du langage. C'est le lieu idéal pour enrichir la conscience grâce à l'écoute et au respect, pour créer la conscience du corps et de son intimité, pour explorer les outils cognitifs et argumentaires (par le biais du dialogue philosophique).