Revue

Nouveau programme : ni républicain, ni pédagogue

Ce qui est remarquable avec Robert Redeker1 et avec les autres " républicains "2, c'est leur empressement à débusquer la paille dans l'oeil du " pédagogue ", ne se préoccupant pas le moins du monde de la poutre qui est dans le leur. Car enfin, le " lycée " dont ils parlent, l'" école "3, l'" élève "4, le " professeur "5 ne sont-ils pas des mythes commodes qui servent à reconstruire l'histoire récente afin de nous faire oublier comment était en fait ce passé plutôt trouble?

Cela ne veut bien sûr pas dire qu'ils aient toujours tort dans leurs analyses. Ils ont certainement raison lorsqu'ils dénoncent l'éducation devenue un marché, les dangers de l'Internet, et en particulier, l'inanité du nouveau programme de philosophie. Par exemple Henri Pena-Ruiz considère que " L'enseignement philosophique ne consiste pas à imposer une philosophie, mais à faire philosopher les élèves. C'est-à-dire à leur permettre d'exercer leur jugement de façon autonome dans la réflexion critique sur les questions majeures de l'existence humaine.6 " Comment pourrait-on être opposé à de si bonnes idées? C'est que, Bernard Defrance l'explique bien dans l'un de ses derniers livres7 : " D'une certaine manière, concernant les grands principes ou finalités de l'école, tout le monde est d'accord. Qui oserait affirmer aujourd'hui que l'instruction doit être réservée à une élite présélectionnée par la naissance? Que le bâton, la férule et le fouet sont les auxiliaires indispensables du maître? Que l'école n'a pas pour finalités la culture, l'autonomie et la citoyenneté du sujet? Ce ne sont pas les grands principes qui sont en cause dans les débats sur l'école, mais bien la manière de les appliquer. Leur déclinaison pédagogique et institutionnelle révèle trop souvent des contradictions entre les finalités affichées et les pratiques réelles, entre les intentions généreuses et les effets produits ".

UNE PHILOSOPHIE OFFICIELLE?

Bien sûr les " républicains " ne veulent pas d'une philosophie officielle, mais les " pédagogues " en veulent-ils d'ailleurs vraiment une? Et dans les faits, n'y en avait-il aucune avant ce nouveau programme8? Henri Pena-Ruiz précise : une " philosophie officielle [impose] des orientations philosophiques, voire idéologiques. La liberté reconnue aux professeurs de concevoir eux-mêmes leurs problématiques est en danger9 ". En fait de non-philosophie officielle, il était surtout mis en avant dans l'ancien programme une " liberté pédagogique " de l'enseignant. Il est écrit dans l'arrêté du 5 juillet 1983 qui fixe les modalités du programme, " l'étude des notions est toujours déterminée par des problèmes philosophiques dont le choix et la formulation sont laissés à l'initiative des professeurs ". Cette liberté est aussi prônée par le nouveau programme, on y trouve écrit : " Réaffirmer et garantir le respect de la liberté philosophique et pédagogique de l'enseignant de philosophie, maître de l'organisation de son cours ". Mais ce que soutiennent les républicains, c'est qu'elle n'est pas garantie dans les faits comme elle l'était dans l'ancien programme.

Par contre ce qu'oublient les tenants de l'ancien programme, c'est que le cadre même dans lequel on enseignait induisait une philosophie officielle implicite. Il y avait toute une batterie de textes, d'instructions officielles, de directives et de recommandations écrites et surtout orales données par l'inspection. On ne pouvait pas faire nos cours comme on l'entendait. Chaque cours devait être une " leçon "10, composée comme une véritable dissertation11. La leçon avait ses propres règles que l'on n'avait pas à inventer, la dissertation aussi. Ce qui était ainsi préjugé, c'était de considérer que l'on peut séparer le fond de la forme, que la liberté sur le fond sans la liberté sur la forme est suffisante. Cela n'induisait pas comme il était avancé que " la philosophie était à elle-même sa propre pédagogie " mais une certaine façon " magique " et non interrogée d'enseigner la philosophie, une pédagogie implicite qui obtenait les résultats que l'on sait et qui ont servi de prétexte à l'élaboration du nouveau programme12.

Il faut dire aussi qu'on ne risquait pas grand-chose à faire autrement. Seul l'inspecteur pédagogique régional (IPR) a une certaine autorité pour ce qui est de la façon de faire cours des professeurs. Mais l'inspection n'a pas vraiment les moyens d'inspecter correctement. En l'état actuel des choses, comme il n'y a pas en philosophie un IPR pour chaque académie, nous ne nous faisons inspecter en moyenne qu'une fois tous les sept ans. Et lorsqu'on l'est, comme on est prévenu quelques jours à l'avance et que ça ne dure qu'une seule heure, c'est très rapide et très superficiel. Si bien que si on ne joue pas les provocateurs, on peut très bien sauver les apparences ce jour-là. Le tout, comme beaucoup de choses à l'école, c'est de ne pas faire de vagues. Si bien que je m'étais permis de dire à mon inspecteur en décembre dernier au sujet de ce nouveau programme : " n'est-il pas vrai que l'on continuera à faire comme avant : ce qu'on veut? ".

L'ESSENTIEL OCCULTÉ

Mais les choses étaient quand même verrouillées car, hors de cette philosophie officielle, point de possibilité de devenir professeur, puisque ceux-ci sont recrutés par rapport à leurs capacités de faire de telles leçons et dissertations. Il n'y a qu'à se souvenir des obstacles qu'ont connus les " pédagogues ", Meirieu, Tozzi, Grataloup, Defrance... Ils étaient, il y a encore quelques années, dans une quasi-clandestinité. Pas question même de prononçer leur nom dans certains lieux et devant certaines personnes.

Et, je me souviens très bien de mes huit années d'auxiliariat, des douze fois où j'ai échoué au CAPES, des huit fois où j'ai échoué à l'agrégation. Notre passé était aux mains de l'inspection, émanation de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm et de la Sorbonne. Je me souviens d'avoir visité la Sorbonne au milieu des années quatre-vingt. Il y avait dans le département de philosophie la liste des reçus à l'agrégation. La totalité des premiers noms venait de la Sorbonne et à la vingtième ou trentième place quelqu'un venant de Lyon. On pourrait penser que cette situation est normale sinon juste puisque ce sont les professeurs de ces candidats qui les sélectionnent.

Il est amusant de constater que la situation ne saurait changer avec le nouveau programme. Car n'avons-nous pas seulement assisté à une révolution de palais? N'est-ce pas seulement une faction adverse qui a pris le pouvoir? Cela semble être aussi l'opinion de Henri Pena-Ruiz dans son article de Marianne. En effet il y écrit :

" Les professeurs de philosophie ne comprendraient pas qu'une réforme qu'ils rejettent [celle d'Alain Renaut, ami de Luc Ferry] leur soit imposée malgré tout, alors qu'une réforme qu'ils approuvaient [celle de Dagognet-Lucien] a été récusée [par Luc Ferry]13 ". C'est toujours une clique, pas la même qu'avant il est vrai, qui décide. Comme l'écrivait Bernard Defrance :

" C'est à l'école que les bons élèves forment, notamment en France, dans le creuset des classes préparatoires, les mafias qui se répartiront l'essentiel des pouvoirs économique, administratif et politique, dans un jeu féroce de chaises musicales, de complicités occultes et de corruptions partagées14 ".

Au contraire un tel programme continue, comme le précédent, à éluder l'essentiel. D'abord, la controverse sur la pertinence de tel ou tel programme permet de détourner l'attention de la nécessité de l'extension de l'enseignement de la philosophie à toutes les classes terminales y compris celles des lycées professionnels dans un premier temps, jusqu'à la seconde dans un deuxième temps, au collège dans un troisième temps et à l'école primaire dans un quatrième temps. Cela occulte ensuite une réflexion sur la nécessité de mettre en place un horaire raisonnable pour tous les élèves (au moins quatre heures par semaine, six heures en lycée technique)15 .

Une réforme qui s'attacherait à aller au-delà de la question du programme et qui s'attaquerait aux questions occultées, serait courageuse et responsable et permettrait de rompre avec l'élitisme que partagent les républicains et les pédagogues et de proposer un enseignement philosophique de qualité pour le plus grand nombre.


(1) L'Humanité, 25 juin 2001.

(2) Républicains contre pédagogues, c'est ainsi que Philippe Meirieu avait présenté les choses dans " Qui sont ces républicains? ", Libération, 8 septembre 1999. Réponse de Jean-Pierre LeGoff, " Éducation : refuser les faux dilemmes ", Libération, 21 septembre 1999. Une analyse claire peut se lire dans l'article d'Alain Auffray, " École : la gauche se cherche toujours ", Libération, 6 septembre 1999. Un bon exposé des positions " républicaines ", " L'école de la confusion ", Jean-Pierre Legoff, Libération, samedi 4 et dimanche 5 septembre 1999.

(3) Voir " Philosophie.com? ", Robert Redeker, L'Humanité, 25 juin 2001.

(4) " L'élêvôssantr ", Pierre Windeker, Le Monde, 25 février 1998.

(5) " Adieu, professeur ", Robert Redeker, Libération, jeudi 4 mars 1999.

(6) " Contre le retour d'une philosophie officielle ", Henri Pena-Ruiz, Marianne, 27 février 2001.

(7) Le Droit dans l'école, Castells/Labor, 2000, p. 9.

(8) Henri pena-Ruiz est " contre le retour d'une philosophie officielle " mais ne dit pas dans son article à quelle époque on trouvait dans le passé une telle philosophie.

(9) Henri Pena-Ruiz, "Contre le retour d'une philosophie officielle", Marianne, 27 février 2001.

(10) Voir le manuel à l'usage des nouveaux professeurs et des maîtres auxiliaires, Enseigner la philosophie, coordonné par André Perrin, chargé de mission d'inspection pédagogique régionale de philosophie, MAFPEN, Montpellier, juin 1995.

(11) Recommandation orale de mon inspecteur lors de ma formation à l'IUFM en 1998-1999 et lors de sa visite dans ma classe.

(12) Pour plus de précisions sur ce qui a motivé l'élaboration du nouveau programme, Luc ferry et Alain Renault, Philosopher à 18 ans, Grasset, 1999.

(13) Henri Pena-Ruiz, "Contre le retour d'une philosophie officielle", Marianne, 27 février 2001.

(14) Le Droit dans l'école, Castells/Labor, 2000, p. 10.

(15) Au lieu de cela, la tendance est à la baisse, sept heures au lieu de huit en terminale L, trois heures au lieu de quatre en terminale S.

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