Comme le tableau le montre à l'aide d'une combinatoire simple, il existe seize champs d'investigation distincts en didactique de la philosophie. L'apprentissage philosophique consiste alors à assimiler certaines formes et qualités d'écoute, de lecture, de parole et d'écriture, eu égard aux dimensions de l'information philosophique, de la problématisation, de la conceptualisation et de l'argumentation. Dans le domaine du développement cognitif des élèves par la philosophie, et de leur initiation philosophique en tant que telle, les pédagogues doivent constamment s'interroger sur ces champs et plus spécifiquement doivent se poser les questions suivantes :
CHAMPS |
A ÉCOUTE |
B LECTURE |
C PAROLE |
D ECRITURE |
---|---|---|---|---|
1- Information | 1 | 2 | 3 | 4 |
2- Problématisation | 5 | 6 | 7 | 8 |
3- Conceptualisation | 9 | 10 | 11 | 12 |
4- Argumentation | 13 | 14 | 15 | 16 |
1. Quelle forme d'écoute doit-on pratiquer pour assimiler correctement l'information philosophique qui nous est transmise?
2. Lors de la lecture d'un texte philosophique, quelles méthodes doit-on appliquer pour saisir les informations les plus importantes du texte?
3. Lors des dialogues philosophiques, comment s'assurer que des informations pertinentes servent de référence aux intervenants?
4. Dans les rédactions philosophiques, comment peut-on assurer la présence d'une information philosophique pertinente et suffisante pour traiter des questions abordées?
5. Tout propos concerne une problématique particulière, et bien des désaccords portent non sur les thèses mais sur les questions; en conséquence comment développer la sensibilité à cette dimension de l'appartenance d'une parole à une problématique particulière?
6. Tout texte philosophique cherche à répondre à une question actualisant un problème dans un contexte problématique donné : quelles méthodes de lecture favorisent cette forme de compréhension?
7. Lors d'un dialogue philosophique, il faut expliquer en quoi notre intervention se rattache à la question posée ou au problème abordé; comment amener les intervenants à positionner leurs interventions par rapport au problème posé?
8. L'écriture philosophique, et plus particulièrement l'écriture de la dissertation philosophique, comporte l'obligation de poser et de développer la problématique abordée. Comment peut-on améliorer la capacité des rédacteurs à expliciter leur problématique?
9. La mauvaise compréhension provient souvent de l'utilisation incohérente ou non définie des termes; l'écoute philosophique doit donc être particulièrement attentive aux définitions explicites ou implicites des termes et à l'usage consistant de ceux-ci. Comment peut-on développer cette capacité?
10. L'identification des concepts et leur mise en réseau est une tâche de représentation importante susceptible de favoriser la compréhension. Quelles formes de lecture et de construction de réseaux de concepts sont susceptibles de favoriser la compréhension des textes philosophiques?
11. " Définissons nos termes " disait Socrate. Et il est vrai que pour être comprise, toute intervention philosophique doit prendre soin de définir le sens des termes utilisés, et spécialement de ceux qui sont sujets à controverse. Comment amener les intervenants à prendre ces précautions pour être mieux compris?
12. La conceptualisation ne peut être seulement diffuse mais doit devenir systématique. Certains textes ou certaines parties d'un texte consistant essentiellement à définir et à articuler des concepts, comment peut-on amener les élèves à développer la sensibilité requise aux concepts que comportent leurs écrits?
13. Lorsqu'on écoute une intervention philosophique, il faut constamment être à l'affût de la structure d'argumentation qui soutient le propos. Comment développe-t-on cette sensibilité aux arguments et à leur évaluation?
14. La plupart des textes philosophiques argumentent pour ou contre une certaine conception des problèmes, des concepts, des idées ou des prises de position philosophiques. Quelles formes d'analyse sont les mieux à même de permettre la compréhension et l'évaluation de l'argumentation des textes philosophiques?
15. En général les élèves ne savent pas justifier rationnellement les opinions qu'ils ont pourtant en abondance, et qu'ils ont appris à exprimer. Il y a donc un élément éthique et un élément logique qui sont en cause : comment amener les intervenants à justifier rationnellement leurs prises de positions?
16. Le même problème se pose de manière encore plus aiguë en ce qui concerne les rédactions philosophiques, et particulièrement comment faire en sorte que les arguments ne soient ni redondants, ni douteux, et qu'ils appuient suffisamment les thèses défendues?
Les professeurs de philosophie ont, au fil du temps, développé mille et un trucs et astuces pour rencontrer tel ou tel objectif, ou pour favoriser tel ou tel type d'apprentissage. La didactique de la philosophique n'est pas une discipline nouvelle en tant que pratique : même ses opposants la pratiquent dès lors qu'ils sont devant une classe, spécialement s'il s'agit d'élèves peu expérimentés. Au lycée, au collège, et même à l'université, chacun développe diverses stratégies et tactiques pour faire apprendre et développer les capacités méthodologiques et intellectuelles des étudiants. Michel Tozzi nous invite simplement à le faire plus systématiquement, afin que " les trucs de bon vieux profs " ne meurent pas avec eux, mais puissent être transmis, approfondis et appliqués. Nous l'avons pris au mot.
ADAPTER L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE
La tradition de l'exposé magistral remonte au Moyen Âge. Le modèle de didactique qu'elle véhicule a fait ses preuves, mais dans le contexte actuel où l'éducation n'est plus réservée à une élite par ailleurs bien formée aux sciences et aux lettres, dans un contexte aussi où l'effort intellectuel est concurrencé par les médias de masse et plusieurs formes nouvelles d'enseignement (le stage, la formation à distance, la pédagogie du projet, les cours sur Internet, etc.), ce modèle paraît insuffisant pour l'enseignement et l'apprentissage philosophique d'aujourd'hui. L'élève n'y est pas assez actif et ses capacités ne s'y développent pas suffisamment. Le temps est venu pour un renouveau, d'abord inspiré par le développement de la psychologie cognitive et des pédagogies socio-constructivistes. Ce renouvellement a commencé, inspiré par Matthew Lipman aux États-Unis, Michel Tozzi en France, et beaucoup d'autres théoriciens et praticiens, en philosophie et dans des disciplines limitrophes. Nous espérons participer à ce renouvellement, notamment en utilisant les nouveaux moyens de communication par informatique, et le modèle d'investigation que nous avons proposé ici se veut une façon de mettre en ordre les questions qui se posent à nous maintenant. Plus spécifiquement encore, il nous est apparu qu'un modèle de réflexion didactique qui mettait de côté les dimensions de l'écoute et de l'information, était foncièrement incomplet.
Cependant, notre résultat ne nous satisfait pas encore, car d'autres aspects fondamentaux de la relation entre le maître, le savoir philosophique et les étudiants n'apparaissent pas encore dans notre modèle d'investigation. Le premier d'entre eux est le problème de la motivation, effleuré plus haut. Comment faire venir les étudiants au questionnement philosophique, aux risques et aux promesses qu'il comporte? Se pose ici le problème corrélatif de l'intervention philosophique. Jusqu'à quel degré de déstabilisation et de séduction est-il légitime d'aller pour provoquer cette soudaine lumière qu'on appelle depuis toujours l'étonnement philosophique? Face à cette quête du sens qui est souvent le mobile le plus puissant qui puisse mener un être à la philosophie, quelle posture le maître doit-il adopter?
Ce type de questions montre les limites d'une approche fonctionnaliste de la didactique de la philosophie, car au-delà des opérations de l'esprit et des savoirs à assimiler, il y a des attitudes à promouvoir et des manières d'être chez les enseignants qui peuvent ouvrir ou fermer les portes de la réflexion.