Je me propose ci-dessous de faire le point, de manière nécessairement partielle et partiale, sur les débats internes à la " communauté " des professeurs de philosophie, relatifs à la dissertation. Voici d'abord un bilan très rapide du colloque que l'Acireph a consacré à ce thème début novembre 2000; puis les points de friction ou de désaccord qui semblent nous diviser; enfin des propositions de réflexion.
Le colloque a permis d'apprendre que la dissertation, dans l'enseignement philosophique français a d'abord été justifiée par le désir de faire sortir les lycéens de la répétition plus ou moins servile du cours : c'était, il est vrai en 1865! Les représentants des diverses matières " à dissertation ", d'autre part, semblent s'être reconnus dans l'idée qu'elle consiste en la résolution différée d'un problème, cette condition d'un délai volontaire paraissant l'essentiel : il s'agit de faire durer le problème, sinon le plaisir. Les participants ont fait preuve d'une réelle ingéniosité pédagogique lorsqu'ils ont exposé en petits groupes les procédés qu'ils appliquent auprès de leurs élèves pour les initier à la technique : occasion supplémentaire de regretter que tous ces procédés restent encore le plus souvent enfermés dans les classes. Enfin un débat sur la notion de " bon sujet ", à défaut de conclusions très précises, a bien montré tout l'intérêt d'introduire dans un programme de philosophie des règles de constitution de ces fameux sujets. De même, a été enfin reconnue la difficulté d'évaluer au bac les dissertations, réussies ou non, alors que les commissions annuelles de correcteurs restent totalement enlisées et incapables, dans leurs modalités actuelles, de dépasser la morosité.
Reste, à mon avis du moins, que le colloque n'a rien apporté sur la valeur formatrice de la dissertation. Or n'est-ce pas la question? À quoi sert la dissertation? Si nous voulons la défendre, tâchons de trouver de bonnes raisons.
C'est sur ces raisons de la dissertation que se manifestent au moins trois clivages corporatifs :
- partisans de la dissertation comme " acte même du philosopher " contre ceux d'une définition plus large qui la désenclave, donc s'intéressent à d'autres formes pédagogiques, philosophiques ou non, mais apparentées;
- théoriciens de la dissertation comme création méditative, " déploiement du concept " contre ceux d'une construction déjà prédéfinie dans l'enseignement, de sorte que l'argumentation peut très bien être un montage intelligent de thèses bien comprises;
- enfin, profondément, professeurs de philosophie " philosophes ", qui assument l'insularité de leur matière et enseignants pour qui elle ne peut tout de même pas se croire, dans une formation individuelle, à la fois inaugurale et sans lendemain. Il y a une vie après la philo (et avant!).
La question de la dissertation n'est pas qu'une question de méthode. Demandons-nous à quelles conditions elle est " sauvable ", pour autant qu'elle soit menacée ou l'ait été. Je ne crois d'ailleurs pas à un complot contre la dissertation, mais bel et bien au risque d'étiolement, donc de perte de sens et d'intérêt, que courrait notre enseignement à continuer à considérer la dissertation comme une fin en soi (ou à persister dans le refus obstiné de tout cahier des charges, mais c'est là, sinon une autre histoire, du moins un autre chapitre de cette histoire). Les vraies chances de la philosophie sont-elles dans sa dilution extra-scolaire comme supplément d'âme laïque ou dans la preuve qu'elle doit essayer de fournir de sa valeur formatrice? Dans les cafés-philo ou dans l'enseignement?
Tentative de définition non pas normative, mais descriptive : Dissertation, n.f. - Exercice écrit d'argumentation, d'un format inférieur à celui du mémoire, réalisé à partir d'un sujet relativement bref dans sa formulation, le cas échéant en temps limité, et dont la fonction pédagogique est de développer chez le rédacteur l'aptitude à cerner le sujet (ce qui en fait partie/ce qui n'en fait pas partie), à le développer de façon construite (monter un plan), à choisir enfin librement les références ou plus généralement les points d'appui propres à étayer son texte, selon des modalités différentes suivant les disciplines.
Donc ce n'est pas narratif, cela ne propose pas de documentation ou de matériaux à exploiter. C'est une réalisation " papier-crayon ", qui implique comme règle du jeu la réduction du pratiquant à ses propres moyens intellectuels et à sa culture.
Pertinence, c'est-à-dire sens du sujet, concision, c'est-à-dire sens du format, rigueur, c'est-à-dire sens de la construction : ces trois qualités peuvent se développer en faisant des dissertations ou des exercices apparentés. Plus le souci du lecteur, c'est-à-dire celui d'être clair et convaincant. À cet égard, la réévaluation de la rhétorique, que nous sommes encore bien trop nombreux à dénigrer parce que nous n'avons pas surmonté un platonisme ou un cartésianisme plus ou moins conscient, peut redonner une signification à la dissertation : par exemple, la phase initiale du travail d'argumentation, dite inventio depuis l'Antiquité, dans sa double acception d'invention mais aussi de découverte des arguments, n'est-elle pas souvent la plus intéressante, la plus stimulante pour nos élèves et pour nous-mêmes en classe? Quand on découvre " ses " idées, on ne sait pas forcément qu'elles se rattachent plus ou moins nettement à des courants ou des positions philosophiques déjà formulés, mais est-ce grave?
En considérant la dissertation comme authentique si et seulement si elle est philosophique (sans même reconnaître que la philosophie des philosophes, comme on l'a souvent fait remarquer, est rarement présentée sous forme purement dissertante), on oublie que notre matière n'est qu'un point de passage dans la formation de l'individu. Alors qu'elle devient beaucoup plus intéressante si on l'envisage comme une préparation aux réalisations écrites futures (orales aussi indirectement) dans la vie intellectuelle et sociale (études supérieures, activités professionnelles, associatives, politiques) face aux situations qui exigent la maîtrise de l'argumentation : celle qui est reçue - formation de l'esprit critique face aux imprécisions et aux sophismes, celle qui est produite - clarté, efficacité de la communication.
Il faut penser la dissertation dans une continuité de formation et de production : d'abord la rédaction, écriture d'un récit qui fait immédiatement suite à l'apprentissage de l'écriture en général (la première utilisation créatrice de l'écrit); puis la dissertation et les formes typiques du secondaire; enfin les divers écrits de l'enseignement supérieur (commentaire d'arrêt en droit, dissertations, mémoires de stage ou non...), suivis des diverses formes d'écriture professionnelle ou non (rapports, relevés de conclusions, projets, articles pour des revues associatives...). Tous ces écrits aboutissent à la filière dissertante comme passage obligé et prise de conscience pratique de ce qu'est une argumentation, puis en " ressortent " pour aboutir à la variété des écrits adultes.
Lançons-nous dans le comparatisme pédagogique : textes juridiques, politiques, scientifiques, " articles d'idées ", correspondances, polémiques... - tout cela peut légitimer et préciser ce qu'est une dissertation.
Il s'agit d'un travail de communication : au fond, on ne peut trouver un sens à la dissertation que si on la conçoit comme tournée (à titre d'horizon de l'exercice) vers un lecteur, un public, un auditoire, beaucoup plus que comme l'exploration d'une intériorité plutôt rare ou factice.
Quelques questions pratiques pour finir, en admettant que l'intérêt de la dissertation ait au moins un peu été précisé par les lignes qui précèdent :
- Est-il très grave pour l'enseignement de la philosophie en terminale que la dissertation en bonne et due forme soit en train de tomber en désuétude chez nos collègues de français? L'argument " nous devons faire tout le travail de formation sans pouvoir nous appuyer sur un acquis préalable " est-il très solide face au constat que nos normes impliquent pour les élèves un abandon assez net de celles de l'enseignement littéraire? Le départ à zéro est-il un handicap? Et s'agit-il vraiment d'un départ à zéro?
- Faut-il faire de la maîtrise de la langue écrite (orthographe, grammaire) un préalable indispensable à l'apprentissage de la production écrite philosophique? Je le pense de moins en moins. C'est en faisant l'expérience par lui-même des limites d'une mauvaise rédaction que l'élève peut prendre la décision de corriger la forme. Il faut le laisser se lancer, se prendre au jeu de l'intérêt, déjà souligné, de découvrir ses idées pour qu'il ressente (pas toujours, certes!) la frustration de n'être pas suffisamment clair et convaincant.
- Faut-il fixer aux élèves des normes ultra-prescriptives a priori (certains d'entre nous déroulent devant leurs classes des procédures et des schémas tout à fait impressionnants!) ou ne vaut-il pas mieux organiser souplement la découverte de ce qui rend une argumentation cohérente, sans céder non plus au mythe maïeutique qui joue en faveur des élèves déjà les plus à l'aise?
Conclusion en forme d'exercice de contrôle : ce que vous venez de lire est-il (a) une dissertation, (b) une dissertation philosophique, ou bien (c) quelque chose qui porte la marque, bonne ou mauvaise, de la dissertation?