Revue

Philosopher rend-il intelligent?

Compte-rendu et analyse d'une expérience de débat philosophique menée auprès d'adolescents déficients intellectuels ou en grande difficulté scolaire1.

Penser que la philosophie est une discipline qui a sa place dans l'enseignement primaire spécialisé et, d'une manière plus polémique, croire que les élèves en grande difficulté peuvent en extraire un quelconque bénéfice relève, plus que jamais, de la conviction personnelle de " l'enseignant-praticien " ou du discours théorique de quelques universitaires audacieux. Force est de constater que cette idée fait d'autant plus débat lorsque les élèves appartiennent à une population atteinte de troubles mentaux ou de déficience intellectuelle. Le handicap mental touche en effet à ce qui caractérise peut-être le plus l'être humain : la pensée; domaine sur lequel repose l'acte philosophique même. Doit-on pour autant interdire l'exercice de la philosophie aux enfants à la pensée altérée? Que peut-on attendre d'une telle pratique? Si le champ d'expérimentation de la philosophie à l'école primaire est encore assez peu développé, celui qui s'intéresse au handicap mental reste largement à explorer.

CLASSE-PHILO

L'Institut médico-éducatif de Chancepoix (Seine-et-Marne) constitue le cadre d'une expérience menée depuis 1999. L'établissement accueille des jeunes de 8 à 18 ans atteints de déficience intellectuelle légère, parfois associée à des pathologies mentales ou à des troubles du comportement et du caractère. Au-delà de toute nosographie, il s'agit d'adolescents perturbés pourvus d'une grande pauvreté intellectuelle et culturelle. Depuis deux ans a lieu dans notre classe un débat bimensuel de philosophie. Ce dispositif ne trouve étonnamment pas son origine dans une sensibilité particulière de l'enseignant pour une discipline dont il n'est pas expert, ni dans une volonté de mise en œuvre de concepts théoriques novateurs. En réalité, cette démarche procède à la fois de l'évolution d'un travail de classe de plusieurs années avec un même groupe et d'une recherche isolée en éducation. Il y a quelques années en effet, les élèves interrompaient régulièrement le déroulement des cours par des questions inattendues relatives aux sciences, à la technologie, à l'histoire et à la gestion de la vie quotidienne2. Cette attitude révélait autant leurs carences culturelles et cognitives que leur désir d'appréhender le monde. Une boîte dans laquelle les enfants pouvaient déposer leurs interrogations fut alors installée en classe. Chaque semaine un corpus expérimental ou documentaire (ouvrages, revues, vidéogrammes...) était constitué. Il permettait, dans un second temps, d'élaborer collectivement les réponses aux questions posées lors d'un atelier de culture générale. La grande liberté de questionnement que cette procédure autorisait a conduit progressivement les élèves à s'interroger sur des problèmes de nature plus existentielle. La troisième année est née en classe un " petit atelier de philosophie " consacré à cette nouvelle thématique. Comme tout atelier, c'est un lieu de production où l'on ne prétend pas enseigner la philosophie, mais la mettre simplement en pratique.

LE MOMENT PHILOSOPHIQUE3

Le point nodal de l'atelier de philosophie est un débat d'une durée approximative de quarante cinq minutes. Il s'agit dans ce cadre de traiter une question élaborée en commun à la fin de la séance précédente. Cette période de latence de quinze jours permet aux élèves de mener une recherche ou une réflexion a priori sur le sujet. L'atelier peut être un espace où l'on vient exprimer un avis partiellement constitué. Il demeure néanmoins toujours un lieu où l'opinion s'élabore au regard de celles des autres. Le traitement différé du sujet permet également une préparation psychologique aux échanges. Deviser d'emblée sur des thèmes aussi complexes que ceux qui intéressent la philosophie peut constituer, en effet, une source importante d'angoisse et d'échec pour des élèves en difficulté.

L'atelier repose sur un certain nombre de règles fondamentales qui ont été énoncées par la classe. Lors d'un débat par exemple, chaque participant est tenu à une intervention au minimum4. Toute opinion est acceptable dans la mesure où elle est argumentée et les exemples particuliers ne valent que s'ils se fondent sur l'expérience. Il s'agit enfin pour tous d'apporter une réponse générale à un problème conceptuel par essence.

Chaque séance est implicitement organisée en quatre périodes par l'enseignant.

Les premières minutes sont consacrées à une réflexion préalable sur la question elle-même. Il s'agit de définir le thème didactique auquel elle se rapporte et de créer la problématique philosophique. Chacun doit saisir l'enjeu de l'échange. C'est un temps de " problématisation ".

La discussion a lieu dans une seconde étape. Les élèves exposent leurs points de vue. Le propos est de créer un véritable conflit socio-cognitif5 permettant aux enfants d'élaborer des éléments de réponse. L'enseignant assure la régulation du débat et éventuellement son animation. Il peut de la sorte alimenter ou orienter les échanges à l'aide de citations ou d'extraits philosophiques relatifs au sujet. C'est un temps d'énonciation et d'argumentation.

Lors de l'étape suivante, l'enseignant favorise le passage d'une dialectique fondée sur l'expérience personnelle à une contention qui généralise l'objet du discours. L'élève doit parvenir à mettre à distance le sujet de sa réflexion. Seule cette " cristallisation de la pensée6 " donne accès à la conceptualisation.

En fin de séance ou de manière différée, un texte collectif est rédigé. Cette indispensable trace écrite représente le lien entre les élèves et leur pensée conceptuelle. Elle permet de conscientiser cette relation. Le texte reprend les idées-forces de la séquence, mais n'équivaut jamais à une réponse fermée. Il appartient à chacun de s'approprier le contenu des débats. L'objectif demeure la construction et l'accompagnement d'une pensée individuelle autonome. C'est un moment de synthèse.

De nouveaux textes d'auteurs peuvent être proposés a posteriori afin d'apporter un éclairage différent sur le sujet ou de mettre en parallèle la pensée des élèves et celle des philosophes.

" Qu'est-ce que la mort? A-t-on le droit d'être violent? Y a-t-il une justice? La loi est-elle nécessaire? Qu'est-ce qui est bien et mal? A-t-on le droit de mentir? La passion rend-elle aveugle? Peut-on être libre7? " comptent ainsi parmi les questions traitées depuis la mise en place de cet atelier.

POURQUOI SOUMETTRE À LA QUESTION PHILOSOPHIQUE?

Tout professeur de philosophie pourrait légitimement s'interroger sur cette démarche : est-ce de la philosophie? Suffit-il de mener une activité semblable pour prétendre aborder cette discipline alors même que le débat fait partie des pratiques courantes de l'enseignement spécialisé depuis Célestin Freinet? En réalité, ce travail peut être rattaché à la philosophie par les thèmes abordés, par le point de vue retenu et par la démarche mise en œuvre. Lorsqu'on s'intéresse à " la mort ", l'intention n'est pas d'étudier les phénomènes d'altération biologique des cellules telle que le proposerait la science, mais de s'attacher à l'idée même de mort. Quant à la manière, n'est-elle pas une humble et lointaine héritière de la maïeutique de Socrate? Le véritable enjeu ne se réduit d'ailleurs pas à cette controverse. Ce qui interroge réellement ici, c'est " l'instrumentalisation " de la philosophie. Ce dispositif oblige à accepter que l'enseignement philosophique peut ne pas être une fin en soi mais un prétexte à des apprentissages d'une autre nature. Issue de l'école moderne, la mise en place d'une médiation est également une méthode ancienne. Serge Boimare l'a largement expérimentée à d'autres desseins à travers l'utilisation de la mythologie antique8. Il existe d'ailleurs de nombreuses analogies entre ces deux pratiques, en particulier dans le traitement des problématiques psychologiques individuelles. L'originalité de la démarche réside donc simplement dans l'usage de la philosophie comme " médiat " et non plus dans une logique strictement disciplinaire. La mise en place d'un tel dispositif en classe demande alors de s'interroger sur ses apports spécifiques9.

La pratique du débat - qu'il soit philosophique ou non - permet tout d'abord de travailler un certain nombre de compétences définies par les textes officiels telles que l'expression orale ou la socialisation. C'est l'aspect traditionnel de la démarche.

En second lieu, il serait particulièrement mal fondé d'ignorer le domaine auquel se rattache cette activité. L'enseignant doit assurer le lien entre la pratique des élèves et un certain " savoir savant " philosophique. Il faut alors compter sur les qualités personnelles du maître du premier degré - généraliste par formation - ou recourir à l'intervention extérieure. Cet apport didactique et culturel incontournable est aussi un gage de socialisation à l'heure où la pauvreté culturelle des populations en difficulté est un facteur prégnant d'exclusion.

Ce qui distingue ensuite cette procédure est d'ordre cognitif et psychologique. La réflexion philosophique s'appuie nécessairement sur les processus mentaux fondamentaux que constituent l'abstraction, la représentation et la symbolisation. L'exercice de la philosophie favoriserait par conséquent la structuration d'un raisonnement souvent déficitaire et le développement des capacités cognitives des enfants. L'évolution du discours des élèves au cours d'un débat ou de l'année paraît en établir la preuve. Permettre de raisonner est aussi l'occasion de valoriser une pensée mal vécue et au-delà, contribuer à la restauration de la personne dans une logique d'apprentissage.

Enfin l'objectif principal est de nature éducative. Il s'agit, à partir des thèmes abordés et de la réflexion mise en œuvre, de faciliter la construction d'une pensée autonome pour préparer les élèves à devenir les citoyens responsables de demain, capables d'effectuer des choix éthiques et politiques en toute conscience.

LA PHILOSOPHIE A-T-ELLE UN AVENIR AVANT LE LYCÉE?

Cette expérience a laissé entrevoir que la médiation philosophique pouvait être une réponse adaptée aux difficultés des élèves dans deux domaines : la déficience, grâce à un travail fondé sur les processus cognitifs mais dont le bénéfice reste difficilement quantifiable, et les carences éducatives graves auxquelles peuvent répondre les choix thématiques. Les débats ont permis la construction de repères moraux chez des élèves opposés à la société et aux valeurs simples de la vie en communauté. Sur ce dernier point, les discussions relatives à la loi ou à la règle en général ont été édifiantes à bien des égards. En dépit de cela, si les apports de cette pratique philosophique appartiennent tant aux hypothèses de départ qu'aux premiers résultats observés, il reste à construire de véritables outils objectifs d'évaluation. Ce n'est qu'à cette condition que l'on pourra maintenant dépasser le stade de la conviction personnelle ou du simple constat pour assurer le développement et la reconnaissance officielle de ces pratiques innovantes.


(1) Cette expérience a fait l'objet d'un documentaire intitulé Petit atelier de philosophie en classe d'I.M.Pro. prochainement distribué par le C.N.D.P. Le vidéogramme est actuellement disponible sur commande auprès du Service de Création AudioVisuelle du centre scientifique d'Orsay, Centre scientifique d'Orsay, bâtiment 335, 91405 Orsay (Tél. : 0169156232).

(2) Voici quelques questions relevées en 1997 : Pourquoi se mouche-t-on? Pourquoi la lune ne tombe pas sur la Terre? Pourquoi ne travaille-t-on pas le 11 novembre? Comment trouve-t-on un travail? Pourquoi dit-on : " un cheval, des chevaux "?

(3) Nous avons emprunté cette expression à Oscar Brenifier.

(4) On déroge à la règle lorsque le sujet abordé est incompatible avec l'état psychologique d'un élève.

(5) Ce concept, élaboré à l'origine par A. M. Perret-Clermont, repose sur l'idée que les interactions sociales entre les individus lors d'une recherche collective favorisent les apprentissages grâce, entre autres, à la distanciation qu'elle engendre entre les personnes et l'objet de la recherche.

(6) Par référence à Stendhal, nous appelons " cristallisation de la pensée " le moment où l'élève abandonne l'approche " égocentrée " de la problématique pour s'interroger sur le concept mis en jeu, en tentant d'y répondre par un point de vue général. Il s'agit donc du passage du raisonnement simple à la pensée conceptuelle.

(7) Ce débat constitue le sujet du documentaire Petit atelier de philosophie en classe d'I.M.Pro.

(8) Lire S. Boimare, L'Enfant et la peur d'apprendre, éd. Dunod, coll. Enfances, Paris, 1999.

(9) Pour mesurer tout l'intérêt de la pratique de la philosophie en milieu spécialisé, on pourra se référer aux travaux de J.-C. Pettier et en particulier à LaPhilosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité? thèse de doctorat nouveau régime en Sciences de l'Education (sous la direction de F. Galichet), université Marc Bloch de Strasbourg, 2000.

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