Paraphrasant Gramsci, nous disons que tout enfant est philosophe (les éducateurs attentifs en témoigneront) ou susceptible de le devenir (le milieu de vie d'une classe coopérative constitue un formidable terreau d'éducation philosophique). L'expérience en apporte la preuve, on peut conduire un enseignement philosophique à l'école primaire. L'idée n'a rien de neuf; depuis 1945, des travaux philosophiques ont été menés aussi bien en cycle primaire qu'au collège. En mars 1975, Jacques Derrida publiait dans Le Monde de l'éducation1une défense de la philosophie, où il affirmait notamment qu'" une transformation de l'école, depuis la " maternelle ", devrait ouvrir, longtemps avant ce qu'on appelle l'adolescence, à la compréhension et à la pratique de la philosophie ".
Les préjugés de ceux qui estiment impossible ce travail avant la classe terminale, voire l'université, sont fondés sur l'oubli que l'enseignement des mathématiques ou des sciences de la vie n'a jamais été remis en question dans les programmes de l'école primaire. Serait-ce que les équations sont moins frappées d'abstraction que les concepts?
Bien sûr, les professeurs des écoles doivent être assurés d'un minimum de compétences en philosophie, et la formation proposée au sein des I.U.F.M. laisse à cet égard fort à désirer. Malgré les efforts des collègues professeurs, l'enseignement de cette matière perd progressivement sa vocation initiale. L'Association des professeurs de philosophie affirme dans L'Enseignement philosophique que " notre discipline est directement atteinte par l'idéologie qui s'y développe " et constate que " pour le premier degré, la philosophie de l'éducation a été très réduite ou a même disparu "2. Les travaux du GREPH3 sont bien connus, les témoignages ne manquent pas au sein de Pratiques de la Philosophie (GFEN) et dans Diotime. Plutarque disait de Socrate : " il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosophe ".
C'est précisément dans la vie que les enfants puisent les sources de leur questionnement. Ils manifestent en outre une disposition spontanée, pour peu qu'on les y invite, à mettre en doute leurs certitudes. Ils savent déceler des problèmes derrière des évidences, et sont toujours prêts à engager un effort sérieux de recherche de vérité. Il suffit pour cela de créer des conditions pédagogiques d'élaboration de l'esprit critique, telles que C. Freinet les a conçues dès les années 1920 par l'invention de la " classe coopérative ". Bien que la fréquentation de certains textes d'auteurs ne soit pas à rejeter ni à sous-estimer (ils ont pu entendre parler de Platon, Epictète ou Rousseau), les enfants de l'école primaire n'ont nul besoin d'eux pour réfléchir et poser des questions éminemment pertinentes. Il n'est que de suivre le mouvement de leur esprit qui crible naturellement le réel d'interrogations fort essentielles, pour arriver, dans une procédure d'échange d'idées au sein du groupe classe, à l'élaboration d'une problématique assez complète fondée sur une question initiale.
LA PART DU MAITRE
Toutefois, il convient de ne pas oublier que le discours enfantin, outre les interrogations spontanées qu'il produit, véhicule pour une grande part les déterminations d'un environnement toujours disposé à l'adhésion aux lieux communs et aux préjugés. Tel est le second enjeu de la pratique philosophique à l'école : séparer le blé de l'ivraie. La " part du maître ", pour reprendre une expression de C. Freinet est ici importante; à la manière socratique, il faut aider la parole enfantine à se dire tout entière, conduire chaque idée jusqu'en ses derniers retranchements, délier de leur certitude les affirmations péremptoires par des questions critiques proposées à l'examen des interlocuteurs, lorsque ceux-ci se rangent à une évidence trop partagée.
Nous insistons sur l'importance qu'il convient d'accorder à l'authenticité de la parole, et à l'exigence du cheminement problématique. Est totalement à exclure le faux débat d'idées justifiant un ralliement général et truqué à la thèse préétablie du professeur d'école; ou pire, une pratique moderne de la traditionnelle leçon de morale. Que chaque enfant apprenne à formuler ses questions implicites, à questionner ses inquiétudes, à interroger ses certitudes et construire des problèmes là où d'ordinaire quelques représentations opératoires satisfont le sens commun. Dans cette perspective, le rôle de l'adulte, même discret, est important : il consiste à relancer une parole en panne, à guider le débat dans le sens d'une progression, à recentrer les dérives, mais également à reformuler les idées imprécises, à introduire le vocabulaire manquant à l'élaboration des concepts enfantins; il y faut tout à la fois le respect de la parole, la consolidation du discours et la construction de la pensée.
Nous proposons une étude régulière de la philosophie, sans programme, ni progression annuelle, ni texte d'auteur obligé : à l'école primaire, la vie se suffit à elle-même, la complexité de son mouvement, lorsqu'elle constitue le terreau de l'activité scolaire, satisfait très largement les besoins du travail philosophique. Il faut y appliquer une joyeuse exigence de rigueur, qui s'inscrive dans la vie quotidienne de la classe. Le risque existe, de faire de la philosophie une activité artificielle car étrangère à cette quotidienneté riche et familière, sans laquelle toute expérience éducative, aussi passionnante fût-elle, est condamnée à sombrer sous les coups de la lassitude et de l'indifférence.
La philosophie peut et doit devenir une pratique de vie quotidienne, et multiples sont les occasions d'étonnement et d'interrogation dans une classe où la parole de l'enfant est sollicitée et respectée; l'école primaire s'y prête tout particulièrement dans la mesure où elle échappe au handicap des coupures horaires dont souffrent à cet égard le collège et le lycée. La séance de philosophie constitue ainsi un moment de réflexion privilégié, de travail rigoureux et d'approfondissement mais dont le succès, pourtant, dépend pour beaucoup de la qualité de son intégration à la vie de la classe. L'enfant-philosophe ne trouve-t-il d'ailleurs pas à l'école d'inépuisables occasions de penser sa propre pratique de l'art, sa propre pratique des sciences, des mathématiques, de la technologie (à condition qu'elles soient des pratiques authentiques de recherche), de penser sa relation à autrui, de réfléchir à la vérité, à la morale, au travail? Le temps éventuellement hebdomadaire imparti à la philosophie n'implique en rien l'effacement de la pensée par ailleurs; le bénéfice de ce travail est perceptible, au contraire, dans le tout de l'existence de l'enfant et dans la vie de la classe : c'est ce dont témoigne par exemple le progrès de la qualité des entretiens au cours des " réunions coopératives ".
Il est inutile d'insister sur les implications que chacun pourra comprendre de la philosophie enfantine, puis adolescente quant à l'éducation, et la formation de l'adulte citoyen au sein d'un monde toujours plus complexe qui produit toujours plus de discours idéologiques et d'accord général entendu. L'enfant, inévitablement soumis aux déterminations sociales (influences médiatiques grandissantes, idéologie culturelle...) y trouvera l'occasion de travailler à se réconcilier avec lui-même, à se construire, de travailler à contribuer humblement, mais avec lucidité, à l'uvre collective. Projet ambitieux objectera-t-on. Mais selon le mot de Marc Aurèle, " N'espère pas LaRépublique de Platon, mais sois content si une petite chose progresse, et réfléchis au fait que ce qui résulte de cette petite chose n'est précisément pas une petite chose! " Si en effet Platon légiférait pour une élite seule susceptible de pratiquer la science dialectique (et il semble avoir été entendu par certains de nos législateurs contemporains), s'il préconisait de mettre toute son attention " à discerner le sujet bâtard du sujet bien né "4, nous préférons suivre Marc Aurèle et nous tourner résolument vers une pratique précoce de la philosophie...
LE CONTENU DES ENTRETIENS
Je propose à titre d'exemple un résumé d'entretiens effectués sur la question du bonheur. Ce choix du bonheur n'est pas arbitraire, il s'est imposé pour ainsi dire de lui-même suite à des évènements particulièrement dramatiques qu'ont dû affronter plusieurs enfants de la classe, et correspond à des préoccupations très vivantes. Aucun plan d'étude a priori n'était envisagé, afin que le débat reflète au mieux le trajet et l'évolution de la pensée enfantine. Je me suis efforcé de le recentrer au mieux dans la mesure où mes interventions pouvaient contribuer à éviter les redites, à avancer dans la clarification des idées. La recherche d'un équilibre entre la rigueur de l'entretien et les exigences de spontanéité et de liberté de pensée n'a pas empêché la profusion des idées dans un ordre imprévisible. On ne trouvera donc pas dans les enregistrements réalisés et les notes prises un plan orthodoxe de forme dissertative, car tel n'est pas l'objet des discussions. Celles-ci reflètent plutôt l'évolution d'une pensée enfantine collective, vivante et spontanée appliquée à explorer, avec les moyens dont elle dispose, l'idée du bonheur.
Une trop longue transcription des entretiens permettrait assurément d'effectuer une étude sur les mouvements de cette pensée enfantine. J'ai préféré ici rassembler et réorganiser sommairement les principales directions qu'elle a pu emprunter, dans la seule intention de témoigner de la richesse d'esprit dont les enfants font preuve naturellement. On y trouvera les thèmes développés par nos philosophes comme par exemple le désir comme manque selon Platon, l'idée de tempérance dans le plaisir selon Epicure, la discrimination des déterminismes selon Epictète, le caractère inconsistant et fugitif du plaisir selon Sénèque, le rapport au temps selon Pascal, le bonheur comme idéal de l'imagination selon Kant, le cycle de la souffrance et de l'ennui selon Schopenhauer, sans oublier la conception évangélique du détachement
On nous pardonnera le caractère ambigu des pages qui suivent, qui ne sont ni très littéralement les remarques des enfants (c'eût été trop long et peu compréhensible hors contexte), ni plus abstraitement des conclusions établies par moi-même (c'eût été par trop artificiel et sans intérêt) : je me suis simplement efforcé de rassembler sous divers titres (hasard ou volonté, richesse et bonheur...) l'ensemble des remarques, souvent contradictoires, qui se sont spontanément manifestées tout au long des entretiens. Il s'agit, en vrac, des paroles enfantines sommairement traduites et synthétisées par moi sous forme de notes, non point à l'intention du présent article, mais, telles quelles, à celle des élèves comme memorandum, comme outil de réflexion destiné à faciliter le travail d'écriture final. Elles constituent donc comme traduction synthétique une trace écrite, et discutable dans la forme, de leurs entretiens, qu'il aurait peut-être été dommage de ne pas citer en témoignage des pratiques d'oral et d'écriture.
LE BONHEUR
Le contraire du bonheur, c'est le malheur, la souffrance.
Hasard ou volonté?
Ceux qui ont trop souffert ne croient parfois plus au bonheur.
Mais l'occasion du bonheur peut se présenter à nouveau.
On y croit ou on n'y croit pas.
C'est une expérience, une croyance.
Il faut décider d'être heureux.
C'est le résultat d'un choix, d'une décision.
Richesse et bonheur
Les démunis sont heureux si on leur apporte de l'argent.
Bien utilisé, ça sert au bonheur.
Mais mal employé, ça maintient dans la dépendance.
Ça rend " enfant gâté ".
Ça rend égoïste car on s'efforce de le garder; ainsi on perd ses amis.
Riche, on réalise tous ses désirs, puis on s'ennuie.
Plus on possède de richesses plus on en désire.
Ça ne rend pas heureux; la preuve : certains riches sont malheureux.
On peut perdre sa richesse.
Les richesses se perdent, se cassent, se volent, ce qui était une joie peut alors devenir source de malheur.
Il faut se contenter du minimum, et donner le reste.
Le bonheur vient plus du partage que de la richesse.
Sans argent, on peut être heureux et malheureux.
Riche, on peut être heureux ou malheureux.
L'argent n'apporte rien au bonheur.
Plaisir et bonheur
Il ne faut pas confondre un plaisir, une simple joie, et le bonheur.
La satisfaction d'un désir n'apporte pas le bonheur, mais un plaisir ou une joie.
Le bonheur dure toujours, le plaisir est court et doit recommencer.
Si on ne réfléchit pas assez, on confond les deux.
Le plaisir est très visible, très évident, le bonheur est plus profond, moins conscient.
On peut avoir des plaisirs sans bonheur.
On peut être heureux sans plaisirs.
Déjà heureux, on l'est plus encore avec des plaisirs.
On peut être heureux sans s'en rendre compte.
Le bonheur et le plaisir peuvent aller ensemble, mais sont très différents.
Si on les confond, ça peut rendre très malheureux.
Voici pour terminer un échantillon de rédaction d'une élève de CM1. Il convient de préciser les points suivants :
Les élèves ont disposé pour écrire de trois sortes de documents.
- Un plan, de type dissertation, préparé collectivement à partir du contenu des entretiens, avec l'aide active de l'enseignant pour son aspect méthodologique (mais rien n'y figure qui ne fût pas traité par les enfants),
- Le memorandum, cité ci-dessus, qui résume le contenu des entretiens;
- Les textes d'Epictète et de Pascal lus à l'occasion des entretiens.
- L'introduction et la conclusion, à cause des difficultés qu'elles représentent en première approche, ont été rédigées collectivement; on ne lira donc ci-dessous que des développements.
- La part du maître a été minimale tout au long du travail de rédaction qui a duré de une à trois séances selon les enfants; je me suis contenté de répondre aux questions, pour la plupart de type orthographique ou syntaxique, lorsqu'elles m'étaient posées par les enfants, et d'effectuer un rapide toilettage orthographique des textes a posteriori sans aucune intervention sur le contenu. Ceux-ci reflètent donc l'état réel des compétences d'enfants en situation d'écriture; on pourrait regretter qu'ils n'aient pas été retravaillés dans le sens d'une plus grande conceptualisation. Nous aurions à mon sens forcé leurs possibilités, sans aucun autre bénéfice qu'une satisfaction dérisoire pour l'enseignant...
Texte de Delphine, CM 1
" À mon avis la richesse est liée au plaisir; tout le monde pense qu'il faut donner de l'argent aux démunis, et que ce peu qu'ils ont, ils le gaspillent pour de l'alcool. Mais certains l'économisent pour des choses utiles. Les riches, eux, veulent toujours plus d'argent, comme certains animateurs qui gagnent énormément : mais après qu'en font-ils? Ils le dépensent au service des désirs, mais ils sont encore insatisfaits : ils pensent que leur désir est source de bonheur.
Quelquefois on confond le bonheur et le plaisir. C'est un sentiment de grande satisfaction, de vif plaisir, que la possession d'un bien réel ou imaginaire. Est-ce que le plaisir est source de bonheur? Non! Et s'il l'était, on le saurait! Les plaisirs sont le résultat d'un désir satisfait. Mais ils ne sont jamais acquis. On rêve toujours à un plaisir futur, mais pourquoi ne pas songer au présent? Ça nous aiderait à être plus heureux. On peut vivre nos désirs du futur, mais avec sérénité. On peut vivre avec un désir et être heureux comme on peut être heureux sans rien.
Le bonheur est lié à l'amour. Il faut prendre exemple sur les démunis, il y en a qui n'ont plus rien, ni famille, ni amis, et malgré tout cela ça ne les empêche pas d'être heureux. Ils vivent de rien et pourtant ils gardent espoir en tout. Le bonheur c'est un espoir : il faut y croire pour s'en sortir, c'est une " école " pour tout, pour l'amour, l'amitié, la joie. Certains disent que les jeunes en difficulté n'essayent pas de rechercher de l'aide, et pourtant ils le font. Mais souvent les gens les rejettent, et leur bonheur n'est jamais acquis.
La souffrance peut détruire le bonheur; la mort d'un être cher doit être acceptée comme naturelle, parce qu'un jour ou l'autre nous mourrons.
Ce qui fait notre bonheur c'est de rendre les autres heureux : c'est un droit et une règle. Mais qui la respecte? C'est pour ça que chaque jour des pauvres souffrent, tandis que les autres s'enrichissent égoïstement. C'est injuste, mais que peut-on faire?
Pour le trouver, il faut faire la différence entre le désir, le plaisir, et le bonheur. Le bonheur ne contient pas de désir. Mais s'il est simple, le cherche-t-on vraiment? "5
(1) Jacques Derrida, " La philosophie et ses classes ", in Le Monde de l'éducation, n° 4, mars 1975.
(2) L'enseignement philosophique, n° 6, juillet-août 1992, P. 82. Le supplément au numéro de janvier-février 1993 est consacré à cette question.
(3) GREPH, Groupe de recherches sur l'enseignement de la philosophie, Qui a peur de la philosophie? Paris, Champs Flammarion, 1977; il proposait déjà " un enseignement progressif étalé sur plusieurs années ", précisant qu'" il n'y a pas d'âge pour l'enseignement de la philosophie " p. 459.
(4) Platon, La République, livre VII, 536a.
(5) On trouvera un exemple de séance et un autre texte d'élève dans l'ouvrage du CNDP - Hachette cité dans ce dossier.