Revue

Peut-on introduire au « monde de la culture » par le dialogue philosophique ?

L’une des visées derrière la dernière grande réforme des programmes scolaires québécois était d’insuffler une perspective culturelle à l’école, c’est-à-dire d’organiser cette dernière autour d’un humanisme nouveau. L’objectif de cet article est de présenter l’hypothèse selon laquelle la pratique du dialogue philosophique avec les enfants pourrait contribuer à mieux insuffler cette perspective culturelle et contribuer ainsi à nous rapprocher d’une école philosophique humaniste. Pour ce faire, nous présentons dans ces pages le sens de cette perspective culturelle telle que proposée par Paul Inchauspé, père de la réforme au Québec. Puis, nous présentons trois raisons qui nous permettent de croire que la philosophie pour enfants rapprocherait l’école de cette finalité : 1) par la philosophie comme cadre et fil directeur de la culture ; 2) par la posture épistémique mobilisée et apprise au sein de cette pratique ; 3) par l’apprentissage et la pratique des habiletés de la pensée.

Lors de la 90e édition du congrès de l’Association canadienne française pour l’avancement des sciences (ACFAS), nous avons participé à un colloque mobilisé autour de la thématique suivante : Pour une école philosophique : la philosophie avec les enfants, un paradigme pour une école démocratique et humaniste ? Pour contribuer à répondre à cette question, nous nous sommes intéressé à la relation entre la philosophie pour enfants (PPE), aussi nommée « pratique du dialogue philosophique », et l’humanisme.

Les rapports existants entre la PPE, la philosophie et la démocratie sont bien connus. Dès ses origines, chez Lipman et Sharp, la PPE s’est présentée comme une pratique de la philosophie au sein d’un processus démocratique délibératif (Lipman et al., 1980). Toutefois, la relation entre PPE et humanisme est plus nébuleuse : elle n’a pas été présentée aussi clairement dans la littérature. Afin de répondre à notre question commune, il nous apparaissait nécessaire d’étudier en quoi la PPE pourrait contribuer à une école humaniste.

D’abord, il faut mentionner que la question du rapport entre l’humanisme et l’école québécoise n’est pas nouvelle. Dans le cadre de nos recherches doctorales portant sur les fondements philosophiques au cœur du système scolaire québécois depuis la grande réforme des années 2000 – aussi nommé « renouveau pédagogique » -, nous nous sommes intéressés aux écrits de Paul Inchauspé, celui qu’on surnomme le « père de la réforme[1] » (UdS, 2009). Pour ce dernier, la plus grande nouveauté de la réforme, ce n’étaient ni les compétences ni les nouvelles pratiques pédagogiques, mais plutôt l’instauration d’une perspective culturelle dans les programmes (Inchauspé, 2007). Or, cette idée n’a pas été parfaitement comprise : on l’a maintes fois réduite à la mission de « transmettre une culture ». Comme nous le montrerons, la perspective culturelle souhaitée par Inchauspé s’inscrit dans une véritable réflexion pour organiser l’école québécoise autour d’un humanisme nouveau.

Notre but avec cette présentation consiste à présenter cette idée d’une perspective culturelle au sein de l’école ainsi que proposer certaines raisons qui nous permettent de penser que la PPE pourrait contribuer à rapprocher l’école de cet humanisme nouveau. Pour ce faire, nous commencerons, en premier lieu, par une petite mise en contexte pour présenter la teneur de ce nouvel humanisme recherché. En second lieu, nous présenterons la perspective culturelle souhaitée par Inchauspé et qui visait à réaffirmer la mission culturelle de l’école qu’on peut définir par l’acte d’introduire les jeunes au monde de la culture. Enfin, nous présenterons brièvement en quoi la PPE pourrait contribuer à rapprocher l’école québécoise de cette finalité via : 1) la philosophie elle-même en tant que cadre et fil rouge de la culture ; 2) la posture épistémique de cette pratique, pour engager les jeunes dans la réflexion collective ; 3) ses outils, pour « armer » les jeunes et contribuer à en faire des êtres libres.

Mise en contexte

Inchauspé a toujours refusé le titre de « père de la réforme » pour préférer celui d’accoucheur de celle-ci. Il voyait dans ses réalisations la concrétisation d'une réflexion initiée par le « Rapport Parent » et qui trouvait son impulsion dans les problèmes de l’instauration du système scolaire catholique suivant la conquête (Inchauspé, 2007). Pour saisir le sens du concept de perspective culturelle, il nous faut présenter ce contexte pour comprendre le problème auquel il répond.

En premier lieu, le « Rapport Parent » est le nom plus simple et mieux connu du Rapport final de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, commission débutée en 1961, et surnommée « Commission Parent » en l’honneur de son président : Mgr Alphonse-Marie Parent. Cette commission avait pour but de faire l’analyse du système scolaire québécois, de trouver les sources des problèmes et de faire des recommandations pour assurer le progrès de l’enseignement au Québec. L’une des conclusions des membres de la commission était qu’il fallait changer la culture qui avait engendré les anciennes structures scolaires problématiques. De fait, la préoccupation qui anime l’ensemble du rapport est celle : « d’une transformation de la culture de la civilisation contemporaine » (Rapport Parent, 1964, par. 30). Pour les commissaires, les problèmes de l’éducation à l’époque sont à trouver dans une certaine conception philosophique : l’humanisme classique. On accordait une telle supériorité aux humanités qu’on refusait de faire entrer dans les savoirs scolaires les sciences, les techniques, les connaissances, au nom de la supériorité de cet humanisme.

« Reflétant l’état de la culture, l’enseignement est fortement marqué par la division des connaissances. […] Un enseignement scientifique et commercial s’est ouvert parallèlement aux humanités ; un secteur technique a proliféré en marge du reste ; sur le vieux tronc des universités ont poussé de nouvelles branches et parfois des champignons » (Rapport Parent, 1964, par. 11).

C’est pourquoi les commissaires affirment qu’il était nécessaire de se doter d’un « humanisme nouveau ». Un humanisme qui pourrait lutter contre la fragmentation de la culture, qui pourrait subsumer les sciences, les technologies, la culture populaire et les ranger sous une conception de l’humanité plus diversifiée que ne le prônaient les anciens. On cherchait donc un humanisme qui pourrait établir « un rapport de complémentarité dans l’unité, qui surpasserait les oppositions, qui puiserait à la tradition des anciens autant qu’il s’inspirerait de la science moderne, qui initierait les jeunes à l’histoire de la pensée qu’ils-elles héritent tout en préparant à la société future » (Rapport Parent, 1964, par. 15).

La perspective culturelle d’Inchauspé

C’est dans cette visée qu’il faut comprendre la perspective culturelle mise de l’avant par Inchauspé. Cet élément, jamais pleinement réalisé, lui apparaissait comme étant absolument nécessaire pour aborder les problèmes fondamentaux de l’école, et même pour résoudre l’enjeu du décrochage scolaire. Il y voyait l’élément le plus novateur et le plus important de la réforme des programmes de 2000 (Inchauspé, 2007). Il a fait des pieds et des mains dans tous les groupes de travail auxquels il a participé afin de convaincre ses partenaires de la nécessité de cette visée.

Toutefois, ce concept de perspective culturelle n’a pas été parfaitement saisi de tous. Lorsqu’on lit les nouveaux programmes, on ne retrouve pas cette idée d’une perspective, bien qu’ils aient été enrichis de contenus culturels (MEQ, 2000, 2006). De plus, avancée lors des États généraux, cette idée ne sera pas non plus reprise par le public dans ses délibérations (Québec, 1995, 1996). Cette apparente indifférence s’explique selon nous par une mécompréhension de ce concept : il y a, dans les écrits ministériels, une ambiguïté conceptuelle qui tend à l’interpréter comme une « transmission culturelle classique », c’est-à-dire comme l’enseignement des connaissances passées et présentes.

Dans les sous-sections suivantes, nous présenterons une analyse du concept de perspective culturelle qui se rapproche, par ailleurs, des idées deweyennes sur la connaissance et la place de la culture dans l’humanité.

Introduire au monde de la culture

Lorsque nous analysons attentivement les rapports des groupes de travail ainsi que les écrits d’Inchauspé[2], on peut comprendre en quoi le concept de perspective culturelle est plus complexe que la seule transmission culturelle et comment il se présente comme un humanisme nouveau, comme souhaité par la commission Parent. En premier lieu, on retrouve cette idée que la connaissance est un outil avec lequel nous nous adaptons, c’est-à-dire avec lequel nous transformons le monde qui nous entoure. À la question « qu’est-ce que la culture ? », le Rapport Inchauspé répond que :

« La culture s’oppose à la nature. La culture c’est ce qui est construit par les hommes [nous soulignons]. Toute la différence entre l’animal et l’homme tient à la différence entre le donné et le construit et dans la part de chacun dans leur vie respective. […] Le monde humain dans lequel nous vivons n’est plus le monde naturel, c’est un monde transformé par les productions culturelles des hommes » (Rapport Inchauspé, 1997, p. 23-24).

Il faut donc comprendre la culture dans un sens large : ce n’est pas que les arts, la littérature ou la politique, mais plus fondamentalement toute manifestation de l’intelligence humaine. La culture englobe donc les humanités, certes, mais aussi les mathématiques, les sciences comme les technologies. Ce sont tout autant des moyens avec lesquels l’humanité transforme le monde naturel en un monde proprement humain. C’est cette interprétation de la culture qui devait représenter l’humanisme diversifié et englobant que souhaitait mettre de l’avant le « Rapport Parent ».

De plus, dans cette perspective instrumentaliste de la culture, cette dernière n’est pas quelque chose qu’il faut « savoir pour savoir » : elle n’a pas une valeur intrinsèque ni n’est présentée comme étant supérieure à d’autres formes de savoirs pour former l’esprit (Hirst, 2010). « Si l’école nourrit ainsi l’élève de culture, c’est pour lui permettre de s’adapter et de s’insérer plus rapidement dans ce monde, fruit des acquis culturels des générations successives, monde d’une extrême complexité où il lui faudra vivre » (Québec, 1994, p. 15). On transmet la culture parce qu’elle est ce par quoi l’humanité a transformé le monde naturel : il faut la comprendre pour comprendre le sens du monde dans lequel nous vivons. Elle sert donc à la fois à transformer le monde naturel et à mieux s’insérer dans le monde culturel.

Si on reconnaît cette mission culturelle à l’école, il apparaît nécessaire de mettre les jeunes en contact avec les productions culturelles les plus significatives de l’humanité, celles qui ont profondément transformé le monde. Ce n’est là toutefois qu’un des aspects de cette mission. « On peut enseigner des matières considérées comme culturelles, sans pour autant y mettre l’accent sur la perspective culturelle » (Québec, 1997, p. 26). Il faut donc faire la distinction entre la production et la perspective culturelle, entre transmettre une culture et introduire au monde de la culture. En ce sens, la culture est moins un objet qu’un processus ou une activité : c’est la marche de l’humanité dans la transformation du monde naturel. C’est pourquoi « [o]n ne passe pas la culture comme on passe des colis. On n’est pas passeur culturel en appliquant seulement un programme plus culturel. Il y faut un esprit, une attitude qui sait […] faire entrevoir aux élèves […] des perspectives qu’ils n’oublieront jamais parce qu’elles les placent de plain-pied dans l’univers de la culture » (Inchauspé dans Grégoire, 2007). De fait, on ne peut introduire au monde de la culture en adoptant une approche essentiellement « top-down », c’est-à-dire par une transmission efficace de productions culturelles via un enseignement explicite et stratégique. Il faut au contraire une approche qui consiste à élever les jeunes vers un autre niveau : qui leur fait apercevoir le grand processus de création qu’est l’humanité, qui les invite à comprendre ses différentes manifestations et leurs répercussions dans leurs vies et qui leur permet d’y participer et de le renouveler.

L’histoire comme cadre

Pour atteindre cette finalité, encore faut-il trouver un cadre qui permet de révéler les différentes connaissances comme étant des productions culturelles, c’est-à-dire comme étant des moments dans l’unique processus de création, de réflexion, d’interprétation et de transformation que poursuit l’humanité par la culture. Pour Inchauspé, ce cadre, c’est l’histoire qui pouvait le fournir. Parce que les connaissances sont des instruments, il affirme que l’histoire permet de présenter le contexte des créations, les problèmes qui les ont vu naître, l’usage qu’on en faisait et les croyances qu’elles remettaient en question (Inchauspé, 2014). Pour révéler l’humanité productrice, pour montrer les traces d’une science qui se constitue, il est primordial selon lui de montrer la réflexion sous-jacente. Au sujet des mathématiques avant la réforme, le Rapport Inchauspé affirme que : « [t]out se passe comme si la géométrie, le calcul, l’algèbre et la trigonométrie étaient sorties tout armées et sans tâtonnements ni développement de la tête des mathématiciens » (Québec, 1997, p. 135). Selon le Rapport Inchauspé, en présentant les résultats en même temps que le processus, on intéresse les jeunes à la science et on les conserve à l’école. « Pour faire grandir chez l’élève la curiosité intellectuelle, il faut qu’il saisisse que le développement de l’esprit dans l’humanité est lié au développement des représentations, des savoirs construits sur le monde » (Québec, 1997, p. 28-29). La perspective culturelle était donc également une manière de jouer sur la motivation des élèves.

En somme, Inchauspé résume le message que devrait véhiculer l’école grâce à un nouvel humanisme par le passage suivant qui résume efficacement le sens de la perspective culturelle souhaitée pour l’école québécoise :

« À l’école, vous allez devenir plus humains. Le monde dans lequel vous vivez est le résultat des productions et des créations de l’homme. Ces productions, du moins les plus significatives, vous devez les connaître, car en vous montrant l’humanité en action, elles vous montrent ce que nous sommes, ce que vous êtes. […] Vous devez connaître ces productions, car cette connaissance vous permettra de mieux comprendre le monde où vous vivez. Et ainsi vous y vivrez davantage en hommes, c’est-à-dire en êtres libres. Armés de ces connaissances, vous ne subirez pas entièrement le monde, vous pourrez l’aborder avec l’optimisme et le calme que permet sa maîtrise. […] Le monde où nous vivons n’est pas naturel, il est construit par les hommes, mais vous aussi, vous êtes humains et, à votre tour, vous devrez, vous pourrez parfaire sa construction ». (Inchauspé, 2007, p. 25-26).

Cet humanisme signifie que : 1) la culture, c’est un grand processus de création par lequel l’humanité transforme le monde naturel en monde proprement humain. Il faut révéler ce processus aux enfants en présentant les contextes qui ont vu naître les connaissances dans l’histoire : les problèmes comme les usages ; 2) les connaissances sont à la fois les instruments avec lesquels l’humanité s’adapte au monde en la transformant, et les moyens avec lesquels les individus peuvent s’adapter et s’insérer dans le monde culturel ; 3) L’école sert à rendre plus humain, c’est-à-dire plus libre. D’une part, parce qu’elle révèle aux enfants ce qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres créateurs, entreprenants, solidaires et toujours en quête de dépassement. D’autre part, parce qu’elle les arme : elle transmet des outils que sont les connaissances.

PPE et humanisme

La perspective culturelle étant clarifiée, on peut dès lors se demander si la pratique du dialogue philosophique peut contribuer à insuffler cette perspective à l’école. Peut-elle introduire les enfants au monde de la culture ? La question se pose, d’autant qu’une des critiques fréquemment adressées à la PPE est qu’elle ferait fi de la tradition philosophique. Les enfants, dans ces ateliers, ne sont pas mis en contact avec les dialogues de Platon, ni avec les traités d’Aristote ou les méditations de Descartes. Pour participer à la construction du monde culturel, ne faut-il pas en premier lieu comprendre ce monde afin d’éviter d’enfoncer des portes ouvertes et de tomber dans les redites[3] ?

Nous aimerions proposer comme hypothèse que la pratique du dialogue philosophique pourrait contribuer à nous rapprocher d’une école plus humaniste telle que définie par Inchauspé. En premier lieu, grâce à la philosophie, comme fil directeur pour révéler le processus de création de l’humanité. Ensuite, par la posture épistémologique que nécessite cette pratique et qui permettrait de faire conscientiser ce fil conducteur. Enfin, par les outils qu’elle fait travailler, facilitant cette intégration des savoirs, ainsi que facilitant la libération des enfants.

La philosophie comme cadre

Figure 1

Pour commencer, une des critiques que l’on peut adresser à Inchauspé, c’est d’avoir fait reposer principalement la conscientisation de la perspective culturelle sur l’histoire : celle-ci servant à révéler les connaissances comme des moments de la marche de l’humanité. Cependant, si l’histoire nous apparaît comme un moyen nécessaire pour y parvenir, il ne saurait être suffisant. Bien au contraire, nous voyons une limite à en faire le principal moyen : celle d’interpréter cette marche de l’humanité non pas comme la construction d’un monde proprement humain, mais plutôt comme la découverte du monde naturel, comme l’atteinte progressive de la vérité. Alors que la première perspective voit les matières comme des outils pour aborder des problèmes, pour transformer le monde et donc comme des organisations ouvertes, la seconde les considère comme des découpages qui suivent la structure même de la réalité (Bégin, 2009). Selon ce point de vue, si on fait des cours de chimie, de physique ou de biologie, c’est parce que la réalité se divise en différents phénomènes qui ont des lois différentes, qui demandent des méthodes différentes et qu’on transmet aux jeunes en progressant du plus simple vers le plus complexe. Ce faisant, l’histoire, même en nous présentant le contexte d’apparition des disciplines et des connaissances, pourrait servir à montrer et à justifier la séparation des connaissances, ce qui nous empêcherait de saisir le caractère unifié de la culture que l’on recherche. Même si on ne reconnaît pas nécessairement une forme de savoir comme étant supérieure aux autres (comme dans l’humanisme classique), on se retrouve tout de même avec une explosion culturelle (comme le montre la Figure 1).

Si la philosophie peut nous aider, c’est en nous offrant le fil conducteur avec lequel relier ces différents éclats culturels. Tel que le propose Lipman dans Philosophy goes to school, la philosophie peut servir de cœur à un programme scolaire parce qu’elle révèle la continuité des différentes matières scolaires traditionnelles en ce qu’elles partagent toutes des éléments contestables : des éléments qui résistent à une approche parfaitement objective, précise et reproductible (Lipman, 1988). Il s’agit notamment des dimensions épistémologiques, esthétiques, éthiques, métaphysiques et même logiques de l’expérience humaine : comment sait-on ? Que devrions-nous faire ? Qu’est-ce la beauté ? Etc.

C’est la philosophie, bien avant la science, qui représente le premier mouvement de réflexion humaine argumentée. Les premiers « scientifiques » étaient d’abord des philosophes de la nature : pensons à Thalès, à Démocrite, à Aristote, etc. Une discipline devient une science lorsqu’elle parvient à isoler son objet d’étude (de la nature vers la vie, par exemple) et à trouver une méthodologie qui lui permet d’obtenir des résultats « objectifs », c’est-à-dire reproductibles par autrui. Pour le dire autrement, une science se sépare de la philosophie lorsqu’elle parvient à s’affranchir de ses éléments contestables (comme le montre la Figure 2). Dans cette marche de la culture, la philosophie continue ses recherches en s’interrogeant sur les dimensions de l’expérience humaine qui résiste à cette réduction scientifique[4].

Figure 2

Ces éléments contestables sont pourtant toujours présents dans les sciences : les scientifiques ne les abordent pas parce qu’ils n’en ont pas besoin pour progresser. C’est au philosophe de poser des questions aux scientifiques telles que : comment faites-vous pour prétendre dire la vérité ? Est-ce que cette force existe ? Est-il moral d’utiliser cette technologie dans ce contexte ? Etc. La philosophie permet, en d’autres termes, de faire un retour sur les sciences et de révéler leur continuité (comme illustré par la Figure 2). Cela ne fait pas de la philosophie une super-science, mais cela permet de la présenter comme le discours par excellence pour nous rappeler la complexité de l’expérience.

La philosophie pourrait donc venir appuyer l’histoire comme moyen pour unifier la culture parce qu’elle permettrait de montrer comment les diverses connaissances, scientifiques ou non, sont reliées dans une même expérience humaine complexe et problématique. Loin d’être le reflet d’un monde objectif, nos savoirs sont des productions culturelles : des outils pour nous aider à nous orienter dans notre condition humaine.

La posture de la PPE

Si la philosophie en général peut nous aider à révéler le caractère unifié de la culture, nous affirmons que la PPE peut contribuer encore plus spécifiquement à instaurer cette perspective culturelle à l’école en révélant, exploitant et concrétisant les dimensions contestables des matières, et ce, en nous offrant comme modèle sa posture épistémique.

Effectivement, si on veut révéler les matières et les connaissances comme étant des constructions humaines que l’on peut remettre en question, encore faut-il donner l’occasion aux jeunes de les questionner et de les évaluer, et ce, au sein même de la salle de classe. Il est reconnu que les enseignant-e-s sont des modèles : la pédagogie elle-même et sa posture épistémique sous-jacente importent dans la classe puisqu’elles ont toutes deux des conséquences sur l’apprentissage[5]. On peut donc très bien présenter l’histoire de l’humanité, présenter les réflexions des chercheur-e-s, montrer des dilemmes éthiques, des questions épistémologiques, mais s’attendre néanmoins à ce que les jeunes apprennent notre bonne interprétation et ne pas tolérer de remises en question de leur part. Qui seraient-ils après tout pour nous critiquer : nous les préparons à jouer le rôle de créateur-e-s. Ils ont encore à apprendre avant de pouvoir s’essayer.

Nous croyons, à la suite de Dewey, que pour intéresser les jeunes à l’élaboration de la culture, pour les préparer à jouer leur rôle, il faut que le fond soit à l’image de la forme : la salle de casse ne doit pas seulement préparer pour un rôle futur, mais elle doit offrir l’opportunité de s’exercer au présent (Dewey, 1916). Il faut donc que l’enseignant-e incorpore davantage de place pour la recherche dans la classe ; proposer la réalisation de projets qui n’ont pas nécessairement une bonne réponse qui se réalise selon une bonne méthode, mais où l’on pourrait délibérer et questionner collectivement. Il faut que l’enseignant-e soit ouvert-e à des questions de toutes les disciplines, notamment des questions épistémologiques, éthiques, logiques, métaphysiques, voire esthétiques et qu’il-elle se les pose pour soi-même. Bref, il lui faut une ouverture, un rapport au savoir qui n’est plus de l’ordre de l’objectivisme – où la connaissance dépend de la structure de l’objet à apprendre, comme on retrouve dans le béhaviorisme et le cognitivisme –, mais qui soit plus constructiviste et même idéalement socioconstructiviste. Il faut reconnaître que les connaissances sont des constructions sociales, situées, dotées d’usage ; qu’elles ne sont pas le miroir de la réalité, mais bien des instruments et des interprétations humaines que nous pouvons questionner, contester, reprendre, améliorer, etc.

La pratique du dialogue philosophique représente en ce sens un excellent modèle de pratique socioconstructiviste : les enfants sont aidées d’un pair plus compétent pour collectivement délibérer, produire un sens commun, partager, élaborer à l’aide de raisons et de savoirs qui peuvent provenir de toute discipline, mais où tout peut être questionné, évalué, utilisé et donc apprécié. Mathieu Gagnon, Sébastien Yergeau et d’autres collaborateurs ont bien montré comment cette pratique est un bon moyen d’induire un changement, une évolution, dans la posture épistémologique de l’enseignant (Gagnon et Yergeau, 2017 ; Van Der Straten Waillet et al., 2015 ; Haynes et Murris, 2011). Un changement qui demande du temps et de l’effort, bien sûr, mais qui nous semble nécessaire pour atteindre cette perspective culturelle visée par Inchauspé.

Les outils de la PPE

Toutefois, si offrir l’espace pour rechercher et questionner est une autre étape nécessaire pour s’approcher de cette perspective culturelle, encore faut-il avoir les outils pour aborder les problèmes, pour comprendre les articulations des réflexions de ceux qui nous ont précédés, pour reconnaître leur justesse, leur validité et leurs limites. Si la pratique du dialogue philosophique peut contribuer à se rapprocher d’une perspective culturelle, c’est également grâce à la transmission d’habiletés de la pensée via une pratique réflexive répétée. On peut définir ces dernières comme étant les instruments que la pensée utilise afin de faire progresser la recherche. Pour n’en donner que quelques exemples :

  • Donner des raisons ;

  • Utiliser des exemples ;

  • Dégager des conséquences ;

  • Définir ;

  • Formuler des analogies ;

  • Etc.[6]

En demandant aux jeunes de reconnaître les habiletés qu’ils utilisent inconsciemment, en leur demandant d’en mobiliser, en questionnant la qualité de leur usage, en les travaillant parfois directement, on contribue à transmettre des outils culturels avec lesquels former leur pensée : on les aide à raisonner, à chercher, à organiser l’information, etc.

Cette insistance sur les habiletés de la pensée ne se retrouve pas dans toutes les pratiques du dialogue philosophique, mais elles nous semblent fondamentales dans une optique de formation de la pensée et dans l’atteinte de la perspective culturelle que nous visons ; fondamentales parce qu’elles représentent un nouveau langage grâce auquel prendre conscience et contrôler notre pensée, mais aussi par lequel communiquer avec les autres chercheur-e-s, œuvrer à une création commune. Dans notre expérience du dialogue philosophique de plus de huit ans avec un public universitaire, à chaque cours, les étudiante-e-s sont fasciné-e-s de leur progrès individuel et collectif qu’ils-elles attribuent à ces habiletés. Plus les habiletés sont intégrées, nommées, conscientisées, interpellées, plus les recherches évoluent du partage de simples opinions vers des co-constructions. Les étudiant-e-s se comprennent davantage, articulent mieux leurs pensées, reconnaissent ce qui doit être utilisé, les manques, bref ils apprennent comment chercher.

Ces outils ne sont que trop peu présentés et pratiqués à l’école. Cela peut s’expliquer par le fait que la recherche commune organisée n’y est pas assez instaurée, parce que la posture requise n’est pas tout à fait la bonne, alors pourtant que ces habiletés se retrouvent (ou devraient se retrouver) partout. En effet, ces habiletés ne sont pas que les outils de la recherche philosophique : elles sont mobilisées en science, en littérature, en mathématiques, en art, etc. Les transmettre par la pratique, c’est une autre manière de montrer l’unité, la complémentarité des disciplines, et de faire ressortir le caractère culturel de ces productions.

Enfin, la transmission de ces habiletés, par la formation de la pensée et notamment de la pensée critique, permettrait également de nous rapprocher de cet humanisme nouveau, en libérant les jeunes, en leur permettant « de ne pas subir le monde », comme le disait Inchauspé. Très rapidement, la pratique du dialogue philosophique révèle aux enfants l’ambiguïté du langage, le fait que les mots ont plusieurs sens. Cette pratique pourrait également être l’occasion de leur montrer que cette ambiguïté peut servir à les manipuler, à leur présenter des arguments ou des faits comme étant incontestables alors qu’il n’en est rien. Pratiquer le dialogue philosophique, c’est donc donner l’occasion comme les outils pour questionner le sens des mots qui sont omniprésents dans nos vies. Or, les mots ne représentent-ils pas le mieux « le monde culturel produit par les hommes » dont nous parle Inchauspé ? Cette pratique pourrait donc contribuer à les rendre plus autonomes, plus éveillées, plus indépendants, bref plus libres.

Conclusion

Dans cette présentation, nous avons cherché à présenter une certaine conception de l’humanisme : la perspective culturelle avancée par Paul Inchauspé, qui était une des visées de l’école québécoise, et à proposer des raisons qui permettrait de penser que la pratique du dialogue philosophique permettrait de nous rapprocher de cette mission. D’abord, parce que la philosophie pourrait servir de fil rouge pour montrer l’unité de la culture. Parce que cette pratique permet d’induire chez l’enseignant le changement de posture épistémique nécessaire pour aider à conscientiser, intéresser et introduire les jeunes au monde de la culture, les initier aux productions culturelles, à leur invention et à leur transformation. Puis par les outils qu’elle transmet, qu’elle pratique et qu’elle fait maîtriser : les habiletés de la pensée, du moins selon une approche qui s’inspire davantage des travaux de Lipman et qui, semble-t-il, semble bien s’agencer avec cette perspective.

Toutefois, cet arrimage de la PPE avec la perspective culturelle peut soulever des questions, notamment lorsqu’on pense à la diversité de pratiques existantes. L’une de ces questions me semble justement concerner la place de la culture philosophique, présente comme passée, en PPE. Selon la perspective présentée, il faut mettre les enfants en contact avec les productions culturelles significatives de l’humanité. Est-ce que cela ne repose pas la question du matériel à utiliser en PPE ? Devrait-on exposer les enfants aux dialogues de Platon? Que penser par ailleurs des mouvements de philosophie avec les enfants où l’on initie le dialogue à partir diverses, des questions spontanées des enfants et sans regard nécessairement pour la transmission d’habiletés ? Auraient-ils leur place dans une école philosophique humaniste ? Pourraient-ils introduire au monde de la culture ?

  • Arendt, H. (2013/1954), La crise de la culture: Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, (Coll. folio/essais 113).

  • Bégin, R. (2009), Science et enseignement des sciences: un plaidoyer, Montréal, Liber.

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  • Van Der Straten Waillet, N. et al. (septembre 2015), « On the epistemological features promoted by ‘Philosophy for Children’ and their psychological advantages when incorporated into RE », British Journal of Religious Education, vol. 37, n°3, p. 273‑292.

Notes
  1. Paul Inchauspé est un professeur retraité de philosophie collégiale d’origine Basque qui s’est beaucoup impliqué dans les différents comités en éducation au Québec qui ont préparé le renouveau pédagogique. Il a siégé au conseil supérieur de l’éducation de 1989 à 1993, participer à la rédaction du rapport Préparer les jeunes au 21e siècle ; rapport du groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire, dit « Rapport Corbo », a été commissaire lors des États généraux de 1995-96 et a même dirigé le groupe de travail sur la réforme du curriculum, dont le rapport Réaffirmer l’école ; prendre le virage du succès, est surnommé en son honneur le « Rapport Inchauspé ». ↩︎

  2. Le lecteur intéressé pourra retrouver les archives Paul Inchauspé depuis le site internet du Collège Ahuntsic à l’adresse suivante : https://www.collegeahuntsic.qc.ca/notre-college/publications/archives-de-paul-inchauspe. ↩︎

  3. C’est notamment l’un des reproches que fait Stiegler au mouvement de la philosophie pour enfants. ↩︎

  4. Ce n'est pas dire que la philosophie n’est pas rationnelle, mais le même article en philosophie convaincra ou ne convaincra pas les mêmes philosophes pour toute une variété de raisons. En sciences, si la méthodologie est cohérente, bien menée, qu’on le veuille ou non, il faut souvent accepter ces résultats. ↩︎

  5. Il y existe notamment un adage dans le milieu d’éducation qui veut qu’« on enseigne comme on s’est fait enseigné » ce qui signifie que la posture de celui qui enseigne aux enseignants leur apprend davantage que ce qu’il leur transmet verbalement. ↩︎

  6. Le lecteur intéressé consultera Penser ensemble à l’école ; des outils pour l’observation d’une communauté de recherche en action de Sasseville et Gagnon. ↩︎

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