Revue

Didactique de la philosophie en travail social

Il s’agira dans cet article de rendre compte des questionnements qui sont les nôtres concernant la transmission de la philosophie en école de travail social

En nous appuyant sur une analyse des programmes de 2018 et l’organisation propre à notre institut de formation proposant une double diplomation, nous engagerons tout d’abord une réflexion sur le passage de la didactique de la philosophie à la didactique du philosopher. Nous présenterons un dispositif de formation constitué d’un cours magistral et de quatre ateliers de philosophie. Nous présenterons ensuite plus précisément le déroulement d’un atelier de philosophie mobilisant selon nous une discussion à visée philosophique (Tozzi).

introduction

Cet article traite de la question de la didactique de la philosophie en école de travail social. Les apprenants sont des futurs travailleurs sociaux de niveau 6 selon la nomenclature européenne. Ils se destinent à exercer les métiers d’Assistants de Service Social (ASS), d’Educateurs Spécialisés (ES) ou d’Educateurs de Jeunes Enfants (EJE) pour travailler auprès de personnes en insertion, en situation de handicap, auprès de personnes âgées, auprès d’enfants en danger ou en risque de danger ou encore auprès de jeunes enfants.

Suite à une réforme des diplômes d’Etat de 2018 et dans le cadre de la création d’une licence en sciences de l’éducation, mention travail social, nous avons été amenés à repenser le dispositif précédent de formation à la philosophie pour les travailleurs sociaux ; dispositif centré sur des cours magistraux dispensés en interfilière (dans le cadre d’un amphithéâtre rassemblant 150 personnes). Nous nous sommes donc interrogés sur le passage d’une didactique de la philosophie à une didactique du philosopher (Kant, 1991 ; Pettier, 1996) en contexte de formation professionnelle. L’enjeu est aussi de former des futurs professionnels à l’éthique appliquée. Il s’agit de les outiller pour analyser leur pratique de terrain et les aider à prendre des décisions en conscience. Bref, il s’agit de poursuivre le but de Dewey (1933) et de Donald Schön de former des praticiens réflexifs (Schön,1994).

Nous avons formulé deux hypothèses que nous tenterons de vérifier à travers l’analyse de ce dispositif et l’observation des ateliers : dans quelle mesure les apprenants travailleurs sociaux possèdent-ils des habiletés à repérer des situations problématiques et à les analyser philosophiquement ? Comment les guider dans ce sens ? Est-ce que la méthode inductive est adaptée à l’apprentissage du philosopher en travail social et à la construction du praticien réflexif ?

La première partie de cet article analysera le référentiel des trois métiers concernés et en inférera quelques principes et orientations pédagogiques.

Ce sera l’occasion de rendre compte des débats pédagogiques à ce sujet dans une deuxième partie.

La troisième partie présentera le dispositif pédagogique choisi au sein de notre institut et tentera d’en circonscrire les forces et les faiblesses. Enfin, nous ferons un retour sur l’expérimentation d’un atelier à visée philosophique que nous avons animé dans une quatrième partie.

Analyse du contexte

L’analyse des référentiels

En 2004, la philosophie apparaissait pour la première fois comme une unité de formation contributive intitulée « philosophie de l’action, éthique » pour le diplôme d’Etat d’Assistant de Service Social. Cela constituait une petite révolution pour la formation des travailleurs sociaux : une reconnaissance de la philosophie comme constitutive de la formation des métiers de la relation à autrui (Couturier, Salle, 2013).

Depuis la dernière réforme de 2018, qui tend à constituer un diplôme de travailleur social unique en laissant subsister cependant quelques différences, cette mention d’une unité de formation à la philosophie a disparu. Cette refonte des diplômes a gommé aussi les particularités en termes d’enseignement de la philosophie. Depuis 2018, il ne subsiste qu’une seule occurrence du mot « philosophie » dans les référentiels du diplôme d’Educateur de Jeunes Enfants (EJE) libellée comme telle : « les fondements théoriques, philosophiques et historiques de l’action et de la relation éducative ». Selon nous, si le législateur a choisi les termes d’éthique, de positionnement éthique ou d’analyse des pratiques professionnelles, il a voulu signifier l’importance dévolue à la phronésis (Aristote, 1994) dans le travail social.

« Selon ce point de vue, les métiers les plus relationnels comme le travail social forment sans aucun doute un archétype de la prudentialité, puisqu’ils sont porteurs d’une forme radicale de phronesis, de sagacité pratique, plus ou moins inaccessible à un non-praticien selon les courants théoriques (Couturier, Salle, 2013) ». Mais que faut-il entendre par la phronésis propre au travail social ?

« Il s’agit, en d’autres termes, de faire face à des situations de vulnérabilité qui obligent à des délibérations complexes et qui engagent le praticien dans des pratiques prudentielles (Champy, 2011) pour lesquelles la posture réflexive s’impose alors à lui comme une nécessité dans sa pratique, au-delà des techniques et des méthodes d’intervention » (Molina, 2016).

Nous voyons dans cette partie que les instructions actuelles pour enseigner la philosophie en travail social restent assez floues et varient selon les interprétations de chacun des enseignants ou formateurs. Pour autant, les nouveaux diplômes d’État visent un niveau licence et doivent donc proposer un contenu disciplinaire, ainsi qu’une initiation à la recherche qui devient une compétence transversale.

L’analyse de la maquette de Licence

S’ajoute à cette réforme, l’organisation de notre institut qui a fait le choix, depuis l’année dernière, de développer une double diplomation avec la préparation conjointe au diplôme d’État, d’une licence en sciences de l’éducation, mention travail social.

La matière « philosophie et travail social » fait partie de cette maquette et se déploie, en première année, concrètement sous forme d’un cours magistral (CM) et de quatre travaux dirigés (TD) en première année. La maquette ne précise en rien le contenu des CM ou des TD si ce n’est l’intitulé « philosophie et travail social » qui privilégie l’ancrage métier de la matière. Le primat des ateliers sur les cours magistraux nous autorise à penser autrement notre pédagogie et à envisager le passage d’une didactique de la philosophie à une possible didactique du philosopher. En effet, nous étions réduits dans le dernier projet pédagogique à ne réaliser que des cours magistraux. Tel est l’enjeu de cette nouvelle ingénierie ou en tous cas, telle est la manière dont nous souhaitons nous approprier ce changement.

L’analyse du public : le profil des apprenants

Dans le contexte de parcours sup, nous accueillons des étudiants ayant des parcours de vie et de formation très dissemblables et de ce fait, un rapport à la philosophie hétérogène. Certains n’ont parfois suivi aucun cursus de philosophie car ils sont issus de bac professionnel ou ont passé l’équivalent d’un baccalauréat, le DAEU[1]. D’autres, au contraire ne disposent pas d’expérience professionnelle préalable, mais ont suivi un cursus de philosophie en terminale. Comment concilier tous ces publics autour d’un CM et d’ateliers de philosophie ? Comment les faire se rencontrer dans les ateliers, comment les faire dialoguer et construire des compétences ensemble ? Nous avons fait l’hypothèse que les ateliers de philosophie pouvaient être un tel lieu de rencontre, un tel espace public (Habermas, Abensour, 1988) pour les futurs professionnels.

La didactique de la philosophie versus la didactique du philosopher

Abandonner le cours magistral ?

Force est de noter que les cours magistraux ont montré leur inefficacité dans un cursus de formation professionnelle. Bien que les cours soient obligatoires au sein de notre institut, les étudiants boudent les amphithéâtres et l’absentéisme croît toute l’année.

Les enseignants peinent aussi à faire des cours de trois heures devant 150, voire 180 étudiants. Seuls les premiers rangs sont attentifs.

Le lien avec le métier n’est pas évident pour les apprenants et certains développent des stratégies pour sortir du cursus de licence et pouvoir ainsi se concentrer sur leur formation professionnelle.

Finalement, les étudiants bachotent la plupart du temps pour valider leurs partiels.

Une anecdote permettra de mieux comprendre cette problématique du cours magistral. Nous avions fait venir un philosophe contemporain renommé pour un cours inaugural de philosophie. Quelle n’avait pas été la surprise de notre directeur de découvrir que les étudiants au fond de l’amphithéâtre visionnaient des films pendant la conférence.

« Il faut alors revenir sur l’hégémonie de la seule forme de transmission magistrale et de la présence enseignante permanente durant les temps d’apprentissage, forme dont on oublie qu’elle est historiquement datée » (Carré, 2005, p.162).

Platon, dans le Ménon (1999), parlait déjà du leurre qui consiste à penser que le savoir se déverse d’un maître vers son disciple comme dans un vase. L’apprentissage du philosopher chez Platon se construit dans une forme dialogique et le maître considère que le savoir est déjà présent chez son disciple. Il suffit de le réveiller ou de le délivrer de ce savoir comme dans un accouchement. Comme la métaphore l’indique, l’accouchement est loin d’être facile et suppose un effort et une forme de souffrance. La notion de maïeutique (Platon, 1967) est chère à notre cœur également et nous pensons que le repérage et l’analyse philosophique des situations complexes fait partie des potentialités de nos apprenants, que nous pouvons réveiller grâce à une certaine pratique de la philosophie.

Susciter de l’intérêt chez les apprenants

Le passage aux ateliers de philosophie devrait susciter davantage d’intérêt de la part des apprenants. Nous nous proposons de reprendre ici à notre compte les cinq principes pédagogiques développés par Dewey (2018) que nous désirons incorporer dans les ateliers.

L’enfant ne peut apprendre de manière passive

On ne peut apprendre de manière passive, l’expérience doit faire sens pour l’enfant ou l’apprenant.

L’enfant porte un intérêt aux activités du quotidien

Il faut partir d’activités que l’enfant peut trouver dans sa famille car elles présentent un intérêt immédiat pour l’enfant, dit Dewey.

Transposé dans le monde de la formation professionnelle, cela signifie qu’il faut partir de d’activités que l’apprenant peut trouver sur le terrain professionnel car elles présentent un intérêt immédiat pour le stagiaire.

Les activités proposées détiennent un potentiel d’apprentissage

Ces activités familières sont intéressantes, poursuit Dewey car elles recèlent un potentiel d’apprentissage. Elles ne sont pas conçues comme des activités scolaires, mais elles font sens en dehors de l’école. Aussi les ateliers de philosophie doivent-ils faire sens en situation, sur le terrain professionnel, voire interroger sur le plan existentiel.

Les activités proposées s’appuient sur le principe de la coopération

Ces activités se pratiquent de manière collective ; elles reposent sur le principe de la coopération. Il s’agit de penser ensemble dans un premier temps, selon de principes démocratiques si chers au philosophe. Lipman (2011) reprend cette idée à son compte pour parler de « communauté de recherche » au sein des ateliers de philosophie.

Les activités proposées suscitent des questions, des problèmes

Ces activités rencontrent des problèmes. Tous les principes de Dewey précédemment cités peuvent être résumés par cette citation de Tozzi « Une question, car celle-ci met individuellement et collectivement en posture de recherche pour y répondre, amène plusieurs solutions possibles, et suscite donc l’échange. Une question qui émane des intéressés eux-mêmes, ce qui résout le problème de la motivation, car on a envie de chercher et de trouver une réponse à une question dès lors qu’on se la pose personnellement et vraiment. » (Tozzi 2010)

De plus, précise Dewey, les questions que le chercheur est amené à se poser ne sont pas cultivées pour elles-mêmes, mais exigent une enquête. C’est dans l’activité de problématisation qu’on apprend. Tel est en effet l’enjeu des ateliers de philosophie, arriver jusqu’à une phase de problématisation par une discussion collégiale pour pouvoir ensuite transposer cette compétence à l’écrit (modalité d’évaluation de la matière) et ensuite en situation professionnelle.

Le rôle du maître

Enfin, Dewey accorde un rôle fondamental au maître car s’il n’y a pas un « guidage » de ses activités, l’élève n’apprend rien. En atelier de philosophie, son rôle consiste à l’occasion d’une discussion sur une situation problème à aider le groupe de chercheurs à monter en généralité et à comprendre que la question qu’ils se sont posée a déjà été traitée avec beaucoup de pertinence et d’acuité par un philosophe. Il y a donc un intérêt à creuser sa pensée et son système de pensée.

Ainsi l’enseignant est un médiateur.

Freinet reprend à son compte les principes pédagogiques de Dewey et les interprètent dans sa classe en mettant les enfants au travail. Qu’est-ce à dire avec de jeunes adultes et pour une compétence philosophique ? il faut leur donner matière à penser. C’est encore le « *learning by doing *» de Dewey.

De son côté Hannah Arendt (2013) parle « d’une oasis de pensée », cet espace privé qui permet d’échapper à la condition humaine désertique. Le philosophe aide les hommes à supporter leur condition humaine désertique. Cette allusion à ce lieu de fraîcheur et de ressourcement est reprise par Edwige Chirouter (2020) pour désigner l’expérience propre aux ateliers philosophiques avec des enfants.

Développer des compétences spécifiques

Ainsi cette nouvelle ingénierie de formation sous forme d’ateliers nous intéresse à plus d’un titre, mais tout d’abord car elle nous permet de passer d’une didactique de l’enseignement de la philosophie à une didactique du philosopher au sens où l’entend Michel Tozzi:

« M. Tozzi n’a pas élaboré un modèle de la didactique de la philosophie, mais un modèle de la didactique du philosopher ». « Si l’objet des apprentissages en philosophie, ce sont moins les savoirs que les problèmes. Des affirmations ou mêmes des questions à connaitre que des questions à se poser, on comprend qu’il s’agisse moins d’apprendre la philosophie que d’apprendre à philosopher » (Pettier, 1996).

Comme nous l’avons montré précédemment, à la différence de l’enseignement de la philosophie en Terminale, nous n’avons pas de programme officiel à suivre en philosophie. Même si nous pouvons le déplorer ; les nouveaux référentiels ne mentionnent plus la discipline « philosophie » comme cela pouvait être le cas avec les programmes de 2004.

Aussi, la notion de cours magistral est moins prégnante même dans les programmes. Il ne s’agit pas tant d’apprendre des notions de philosophie, mais d’apprendre à se questionner sur sa pratique en développant les trois grandes capacités proposées par Michel Tozzi :

  • La capacité à problématiser

  • La capacité à conceptualiser

  • La capacité à argumenter

Présentation du nouveau dispositif

Comment articuler le cours magistral avec les ateliers ?

Le cours magistral ne fait pas sens pour tous, même s’il peut susciter quand même des vocations. Parfois les étudiants s’approprient des notions philosophiques grâce aux cours magistraux et les choisissent comme sujet pour leurs travaux en lien avec leur diplôme professionnel. Ainsi une apprenante avait choisi le sujet de la maïeutique en travail social et dans la sphère éducative pour son mémoire professionnel.

La présence de deux CM dans la maquette nous a beaucoup questionnés. Comment les articuler avec les ateliers ? Quelle thématique choisir pour le CM de première année et pour celui de troisième année parmi tous les cours que nous avions déjà faits ? Fallait-il proposer une conférence inaugurale ou plutôt donner des clés pour comprendre le dispositif pédagogique mis en place ? C’est la deuxième option que nous avons choisie en première année. En troisième année, le cours portera sans doute sur l’éthique appliquée et la notion de dilemme éthique.

Analyse et réflexion sur les ateliers philosophiques

Les différents TD proposent d’aborder la philosophie comme une pratique éducative et sociale et pas seulement comme discipline académique. Dans chaque atelier, après une présentation de l’émergence de ces nouvelles pratiques philosophiques, les apprenants expérimentent une pratique philosophique.

Description de la séance

J’analyse, à la suite, un des deux ateliers que j’ai animés en remplacement des animateurs (atelier de philosophie avec les enfants et comités d’éthique). Ce sont donc deux ateliers que j’ai interprétés à ma manière.

J’ai tout d’abord proposé de reprendre l’atelier sur la philosophie avec les enfants. Dans cet atelier, j’ai présenté dans un premier temps la philosophie avec les enfants depuis Montaigne jusqu’à Tozzi. Dans ma présentation, j’avais choisi de faire un focus sur l’historique des ateliers philo avec les enfants, mais aussi de faire un pas de côté et de leur montrer que les ateliers philo étaient un outil mobilisable également pour les publics dits vulnérables. J’ai essayé de leur montrer l’intérêt à la fois professionnel et philosophique des ateliers.

Pour préparer la seconde partie de l’atelier qui consistait en une expérimentation d’une discussion à visée philosophique, je me suis appuyée sur la méthodologie proposée par Tozzi. (2022)

Analyse de notre première expérimentation d’une discussion à visée philosophique

Michel Tozzi propose 4 niveaux d’analyse d’une discussion à visée philosophique (Tozzi, 2022), que nous lui empruntons ici :

Le rapport à la parole ou rapport au pouvoir dans le groupe.

Le choix de la question s’est fait de manière démocratique. Après avoir listé un certain nombre de questions au tableau et avoir voté pour une des questions, les apprenants ont choisi « pourquoi donner un cadre aux enfants ? ne faudrait-il pas les laisser s’épanouir librement ? »

Nous avons essayé de respecter ainsi le principe démocratique dès la phase de choix du sujet de discussion.

Dans le groupe, la parole circule de manière fluide, mais réglée par un cadre démocratique préalablement défini : temps de la séance, organisation en cercle de parole, personne n’est obligé de parler, mais la parole reste libre.

Durant cette première séance, tout le monde ne prend pas la parole, mais le débat intéresse et beaucoup cherchent à apporter leur contribution (les ¾ du groupe-classe de 30 étudiants environ). On peut noter que la consigne du cercle de parole n’est pas totalement respectée. Nous avons beau pousser les tables et les chaises, la salle de classe reste petite. Certains en profitent pour se mettre un peu en retrait du cercle, prétextant qu’ils ne peuvent y rentrer. En effet, dans le cercle, les plus timides peuvent se trouver exposés au regard de l’autre et développer une certaine appréhension. C’est l’occasion aussi pour certains de développer de petits apartés en dehors du cercle de parole. Mais globalement, l’écoute est de mise. Certains se taisent, mais prennent des notes et synthétisent le débat. Une ou deux personnes cherchent à prendre la parole hors cadre, mais sont recadrées par le président de séance. Le président de séance distribue la parole et fait en sorte que chacun puisse aller jusqu’au bout de sa pensée. Nous y avons adjoint un bâton de parole pour symboliser cette autorisation à s’exprimer. J’ai rappelé les règles éthiques de la discussion en début de séance : respect de la parole d’autrui, possibilité d’argumenter sa pensée, mais pas de se moquer.

Le rapport au savoir (questionnement,autoquestionnement)

« Qu’est-ce qui fait sens, enjeu, énigme pour les élèves pour qu’ils comprennent qu’il y a problème ? c’est-à- dire une difficulté et une urgence à penser et habiter sa pensée. » (Tozzi, 2002)

La question était la suivante « pourquoi donner un cadre aux enfants ? Ne faudrait-il pas les laisser s’épanouir librement ? »

Il y a un présupposé dans cette question qui n’a pas été débusqué par le groupe d’apprenants, un préjugé selon lequel l’enfant ne peut s’épanouir librement dans un cadre. C’est donc cette question qu’il aurait fallu poser : dans quelle mesure la cadre peut-il brider la liberté de l’enfant ou au contraire l’aider à s’épanouir en toute liberté ?

Les apprenants ne sont donc pas allés jusqu’à la formulation d’une problématique claire qui reprendrait la tension dialectique entre la loi (le cadre) et la liberté dans l’éducation. Ils s’en sont pourtant approchés par un effort de catégorisation et de distinction conceptuelle. Selon eux, il existe un « bon » cadre qui autorise la liberté de l’enfant et un « mauvais » cadre qui l’annule. Leurs termes sont plus techniques d’ailleurs, plus précis car ils parlent de « cadre strict » et de « cadre souple ». Le cadre strict est défini par eux comme un cadre dans lequel on dit « non » à tout. La catégorie « cadre souple » a été illustrée par l’exemple du repas pris à table tous ensemble, ce qui est la règle générale. Si cette règle est intégrée, on peut y déroger parfois et organiser un repas pris dans le salon sous forme de plateau repas ou de pique-nique improvisé. Il faut que l’enfant ait intégré, précisent-ils que « c’est de l’ordre de l’exceptionnel ». « L’enfant a besoin d’être sécurisé », explique un autre apprenant. Il y a l’idée sous-jacentes que le cadre peut être sécurisant pour l’enfant ou du moins un type de cadre (par exemple, c’est par la régularité des soins apportés à l’enfant, des repères et un cadre sécurisant que le jeune enfant développe ce que Bowlby appelle un attachement sécure). Un autre rappelle que le cadre peut avoir une fonction de contenance, notamment pour des enfants ayant des besoins spécifiques (enfants en situation de handicap). Une autre distinction conceptuelle est proposée dès le début : « placer un cadre » et « offrir un cadre ». Placer un cadre renvoie au cadre strict, mais pas seulement. Il s’agit d’un cadre posé par l’adulte ou construit indépendamment de l’enfant. Offrir un cadre ouvre sur la possibilité de construire le cadre avec les enfants (Rousseau, 2020 ; Korzack, 2006). Ces deux distinctions sont riches mais ne sont pas superposables car la seconde introduit la notion de la démocratie participative chez Dewey.

Un autre apprenant amène la question de la « bonne mesure », du curseur que l’on a posé (Aristote, 1994) définissant ainsi l’éducation comme une vertu au sens d’Aristote.

Finalement, la question de la liberté a peu été abordée alors qu’elle était prégnante dans la question de départ. Une étudiante parle alors de la nécessité parfois de ne pas mettre de cadre en abordant la question de l’ennui et du jeu libre. Elle s’appuie sur une observation de stage pour déplorer que les enfants en foyer ne pratiquent plus de jeu libre. Les éducateurs s’efforcent en effet, de remplir chaque interstice par un programme d’ateliers ou de sorties. L’apprenante suggère ainsi que trop de cadre peut aussi parfois brider la liberté de l’enfant. Il n’est pas bon forcément de vouloir à tout prix l’occuper (Rousseau, 2009 ; Pickler, 2017). Comment peut-il développer son imaginaire ? Comment peut-il développer des jeux symboliques si bénéfiques à son développement ? On s’acheminait alors vers une définition de la liberté pour l’enfant, qui n’a pas été donnée lors de cette discussion pourtant fort riche.

La mise en œuvre du processus réflexif

Pour ce troisième niveau, Michel Tozzi parle de la garantie dans une discussion qui se veut philosophique, de la mise en œuvre de processus réflexif.

L’atelier était organisé de telle sorte que la discussion à visée philosophique puise se faire dans une temporalité de 40 minutes.

5 minutes étaient consacrées à une dimension plus métacognitive et 5 minutes étaient consacrées au rangement de la salle.

Aussi dans la partie métacognitive, j’ai proposé tout d’abord aux étudiants un retour sur expérience, puis un temps d’analyse réflexive suivi de conseils.

J’ai l’habitude de poser une question très ouverte sur leur expérience de ce type de séance. Ce retour sur expérience permet de verbaliser tout d’abord un ressenti, que je leur demande de préciser. Vous avez apprécié (ou au contraire, cela vous a déplu, vous a ennuyé), d’accord, mais qu’est-ce que vous avez apprécié, pas apprécié et pourquoi selon vous ? En quoi ce type d’atelier peut-il aussi être adapté à votre pratique professionnelle avec des personnes vulnérables, avec des enfants… ?

Lors d’un retour sur expérience pour un atelier de philosophie portant sur la constitution d’un comité d’éthique, une apprenante très discrète qui n’avait pas participé à la mise en situation avait pris la parole en disant que ce que nous avions « joué » comme un jeu de rôle était très juste car elle avait elle-même vécu une situation similaire en maison de retraite. Ainsi, ce temps de débriefing peut permettre de d’ouvrir la parole à ceux ou celles qui ne sont pas exprimés.

Le deuxième temps du processus réflexif consistait à tenter de « passer à une pensée plus générale, plus abstraite, plus universelle » (Tozzi, 2002).

J’ai essayé de dégager les points positifs de leur réflexion, leur capacité à s’engager dans une discussion démocratiquement orchestrée, à faire avancer la discussion et à opérer des distinctions conceptuelles très pertinentes.

Je leur ai néanmoins fait remarquer qu’il n’y avait pas eu de réelle définition en compréhension des deux notions clés : de « cadre » et de « liberté ».

Je n’ai pas eu le temps de rattacher leur réflexion à un ou des auteurs et de revenir sur la problématisation de la question.

L’avancée de la réflexion dans la séance

Nous avons pu noter une vraie avancée de la réflexion dans la séance.

La première question qui a été posée portait sur le choix de la question à examiner : est-ce que nous allons débattre d’une question qui pourrait être portée par des usagers ou des enfants ou une question qui peut intéresser les futurs travailleurs sociaux ? C’est certes intéressant de se mettre à la place, mais plus stimulant de penser par soi-même. Aussi les apprenants ont-ils choisi de partir d’une question qui les préoccupait et non d’une question qui aurait pu préoccuper leurs usagers.

La discussion à visée philosophique a apporté des distinctions conceptuelles, a permis une définition par extension des notions de cadre et de liberté.

En conclusion, voici résumé le résultat de leur discussion : le cadre n’annule pas forcément la liberté de l’enfant, mais pour ce faire, ce cadre doit être souple, il doit être « offert » et non pas « posé ». La question du curseur se pose toujours ; jusqu’où le cadre doit-il être souple et à quel moment doit-il être strict ? (On touche du doigt l’activité prudentielle que constitue l’éducation, sa nécessité de l’adapter à toute situation et à tout enfant, notamment pour des enfants ayant des besoins spécifiques, des enfants en situation de handicap.)

Conclusion

Si nous faisons un bilan de l’atelier, nous pouvons noter un certain nombre d’aspects positifs. Les apprenants se sont mobilisés dans la réflexion philosophique. Ils y ont perçu de l’intérêt. Le format en petit groupe a eu une incidence positive et la dimension active les a convaincus. Les productions écrites étaient aussi de qualité et nous les analyseront dans une autre contribution.

Apprendre à philosopher, cela supposerait de pouvoir disposer de plusieurs séances pour pouvoir ancrer ce type d’exercice dans une habitude de pensée réflexive qu’on l’appelle hexis, habitus ou compétence (Aristote, 1994 ; Tozzi, 2012).

Cette compétence sera la leur par l’exercice de la discussion à visée philosophique. Nous avons vu dans cet article qu’il y a aussi une compétence à développer du côté de l’animateur de séance/formateur. Ainsi, du fait de mon absence d’expérience de la discussion à visée philosophique, j’étais concentrée sur l’organisation de la séance, et la distribution équitable de la parole. J’essayais aussi de prendre des notes sur le contenu de la séance. Mais je n’ai pas suffisamment mis l’accent sur la phase réflexive de l’atelier.

J’aurais dû approfondir la phase de problématisation à la fin de la séance. Nous aurions dû aussi dégager, dans cette phase, une définition par compréhension du « cadre » et de la « liberté ».

Ce premier atelier m’a permis de noter des points à améliorer et à systématiser pour la mise en place de ce type d’ateliers :

  • Organiser un cercle de parole dans lequel chacun puisse prendre place

  • Demander aux apprenants-chercheurs d’expliciter les définitions des notions importantes convoquées dans la question choisie.

  • Demander un tour de table systématique (sans obligation de parole) pour définir ces termes et aussi pour répondre à la question.

  • Former le président de séance en ce sens.

  • Instaurer un ou deux secrétaires de séances qui me libèrent aussi du travail de prise de note et me permettent de me concentrer sur la pertinence des définitions données, la problématisation et les liens aux auteurs.

  • Me concentrer sur mon rôle de formatrice. Revenir obligatoirement sur la phase de problématisation et faire des liens auteurs pour leur donner envie d’approfondir et de s’approprier les notions discutées

À la question « est-ce que la méthode inductive est adaptée à l’apprentissage du philosopher en travail social et à la construction du praticien réflexif ? » nous ne pouvons y répondre de manière scientifique, en revanche, nous pouvons dire à l’aune de cette expérience et des autres expériences non relatées ici, que cette méthode y contribue. Il nous faudrait analyser finalement plusieurs séances, repérer la progression pédagogique, pouvoir établir des liens avec les cours magistraux et l’accompagnement aux écrits pour ce faire.

Enfin, nous terminerons sur le témoignage d’une apprenante lors d’un bilan de fin de première année avec une de mes collègues. À la question, quelle matière vous a le plus interpellée cette année, elle a répondu : «la philosophie », et cette dernière d’ajouter : « je ne savais pas que je pouvais penser par moi-même. »

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    Schön ° ((1997), le praticien réflexif, éditions logiques

  • Tozzi M, (2002), analyser une discussion à visée philosophique, Diotime, n°13 (03/2002) URL : Revue n°13 — Analyser une discussion philosophique (lafabriquephilosophique.be) consulté le 23/12/2022

  • Tozzi M, (2010), le mythe comme support à une réflexion philosophique, Diotime, n°44 (4/2010) URL :https://www.philotozzi.com/2010/04/le-mythe-comme-support-a-une-reflexion-philosophique-avec-les-eleves/

  • Tozzi, M. (2012). Une approche par compétences en philosophie ?. Rue Descartes, 73, 22-51. https://doi.org/10.3917/rdes.073.0022Tozzi (dir) (2019), perspectives didactiques en philosophie, éclairage théorique et historiques, pistes pratiques ; Limoges, Lambert-Lucas

Notes
  1. Diplôme d’Accès aux Etudes Universitaires ↩︎

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