Revue

La philosophie en IME (Institut médico-éducatif)

En 2009, une éducatrice spécialisée, une enseignante et moi-même avons initié un module pédagogique que nous avons nommé "les ateliers philo". Nous avons fait l'hypothèse que ces enfants-élèves s'interrogeaient autant que les adultes sur le monde et leur rapport personnel à ce monde, pour avoir souvent entendu leurs questions qui demandaient à être posées dans un contexte bien défini. Nous avons posé comme postulat de départ que la déficience intellectuelle n'était pas un obstacle.

I) Histoire de notre démarche

Cette initiative était légitime en tant qu'expérience innovante puisqu'elle était prise ailleurs avec succès avec des élèves dès la maternelle.L'enfant est un "interlocuteur valable"et "C'est lorsqu'il fait du savoir un "Nous", un capital qui appartient au fond commun, que l'enfant s'autorise à accéder aux lois cachées de l'organisation du monde" disait Jacques Levine1.Avant de nous lancer dans cette démarche, nous nous sommes posées de nombreuses questions : quels sujets aborder et lesquels en priorité ? Quel sera notre rôle ? Quel cadre définir ? Comment structurer le débat ? Quelle fréquence et quelle durée ? Comment faire que chaque élève puisse s'exprimer ? Quels supports utilisés ? Comment intervenir pour conserver une dynamique et rester fidèle à l'essence même du débat ?

Il s'agissait pour nous de créer un espace de parole nouveau au sein de l'institution, différent de celui qui existe dans les groupes d'âge à l'IME ou à l'hôpital de jour. Et à notre plus grande joie, nos partenaires ont pu observer et nous faire retour de modifications notables chez nos élèves, à savoir une plus grande maturité, une capacité à réfléchir qui s'était développée, et surtout une affirmation de soi.

Au début de l'expérience, nous n'avons pas voulu brusquer les choses et une fréquence d'une fois tous les 15 jours nous aparu raisonnable,afin que le temps intermédiairesoit l'occasion pour chaque élève de poursuivre sa propre réflexion. C'est d'ailleurs ce que nous leur donnons comme projet pour l'atelier suivant. Le lancement du débat s'en est trouvé facilité, car cette mise en projet et le rappel des discussions antérieures sont devenus des rituels qui nous font gagner du temps sur des séances de 3/4 d'heure.Nous y avons accueilli des élèves de 7 à 14 ans issus des groupes de moyens et de grands de l'institution, qui étaient en mesure d'utiliser le mot-phrase et la phrase structurée. L'effectif était d'un maximum de 11 élèves. A la rentrée 2012, fortes de 3 ans d'expérience, nous avons, avec ma collègue enseignante, proposé cet atelier à une éducatrice spécialiséedu Centre Thérapeutique de jour, au sein duquel nous assurons la prise en charge scolaire d'une partie des enfants, qui a accepté d'y participer. Deux ateliers philosophiques ont ainsi été planifiés chaque semaine en alternance sur l'IME et l'Hôpital de jour.

Notre démarche a ensuite évolué vers un atelier philosophique pour les enfants de l'IME et de l'hôpital de jour qui réunirait tous les enfants. C'est ainsi qu'aujourd'hui nous conduisons chaque semaine un "atelier philo" qui est très demandé par les éducateurs(trices) et les enfants qui en ont déjà bénéficié. Le groupe est composé de 12 enfants avec une majorité de garçons.

II) Les effets observés

Engager les élèves sur le chemin de leur réussite, c'est les inclure tous dans un système qui s'ajuste en permanence. L'école commune qui accueille la totalité d'une classe d'âge jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire concerne tous les publics. Dans le domaine particulier du handicap, il est importantde les éveiller et de les entraîner à une pensée réflexive, afin que leur projet personnalisé de scolarisation évolue positivement. L'atelier philosophie aborde tous les sujets, tous les domaines dans lesquels ils sont acteurs.

Il est intéressant de rendre compte aux équipes pluridisciplinaires, aux interlocuteurs des inclusions CLIS, ULIS, SEGPA, IMPRO et des écoles ordinaires, des aspects positifs de leurs parcours, qui ont évolué grâce à leur capacité à engager leur propre réflexion.Lors des entretiens de parents et de la remise des livrets scolaires, nous soulignons la pertinence des remarques des élèves, faisant ainsi émerger des ressources souvent ignorées par les familles.

Au sein des ateliers, les élèvessont amenés à exprimer ce qui les traverse en permanence, ce qui les motive ou ce qui les freine, ce qui les inquiète ou ce qui les intéresse. Au travers de questionnements comme "Pourquoi j'existe ?", "A quoi ça sert l'école ?", "C'est quoi être vivant ?" ou "Qu'est-ce qu'être normal ?" (thème actuel de nos séances), ils s'interrogent et interrogent aussi leurs pairs. Leur intelligence dans tous ses aspects, cognitif et affectif, est en recherche de repères et de réponses pour grandir, en apprenant à composer avec la réalité qui pour beaucoup est souvent très difficile (placement en foyer, signalement, parcours de santé ponctué d'interventions et de traitements lourds, séparation, éloignement, souffrances physiques et mentales...). Nous pouvons observer que les chemins de réflexion qu'ils ont déjà tracés dans leur for intérieur sont rendus visibles dans les débats philosophiques, car c'est un espace bien spécifique, unique en son genre, dans lequel ils apprennent à penser "tout haut"leur questionnement existentiel autant qu'ils s'autorisent à être eux-mêmes.

Nous avons voulu que ces ateliers suivent une sorte d'itinéraire allant d'une situation aux mots, des mots à la pensée, puis à l'échange et à la co-construction de la réflexion. Le but est que l'élève prenne la parole, s'exprime de manière compréhensible et sache prononcer et articuler correctement dans des situations diverses. Il s'agit pour nous de les soutenir dans cette expression orale en les aidant à utiliser les termes appropriés, à enrichir leur vocabulaire et à réutiliser l'ensemble à bon escient. C'est un contexte très favorable au développement de leur langage. Les élèves sont différents à de nombreux égards et dans le domaine du handicap, ces différences sont souvent massives au plan de l'élocution et de l'expression de la pensée. Souvent l'expression orale suppose que ceux qui écoutent soient patients et empathiques. Certains enfants ne parviennent pas à articuler ce qu'ils veulent dire, ne trouvent pas leurs mots, parlent trop vite, redisent plusieurs fois la même chose, parlent en étant envahis par des stéréotypies, commencent mais ne parviennent pas à terminer. Leurs interlocuteurs apprennent à respecter leur temps de parole, même s'il est parfois long.

Parfois nous vivons des moments de flottement qui stimulent notre créativité, car nous savons que c'est à nous enseignants et éducateurs d'aller chercher dans nos ressources en temps réel, ce qui va leur permettre de donner du sens et d'enclencher leur réflexion, car nous sommes confrontés à des imprévus. Dessins, images, courts-métrages, petites vidéos, mimes, exemples, mises en situations, supports divers sollicitant différentes entrées sensorielles comme l'odorat ou le toucher sont autant de supports pédagogiques pour les aider. Chaque fois qu'un blocage s'est présenté, ces solutions se sont révélées efficaces. L'entente entre les adultes est indispensable. Nos moments réguliers de préparation et de bilan renforcent cette alliance. Par ailleurs, les digressions sont fréquentes dans la mesure où certains de nos élèves saisissent un mot qui les emmène loin du thème traité. Bien qu'adultes et élèves accueillent tout ce qui s'exprime à haute voix, mais également dans le langage non verbal2, c'est aussi une occasion d'éduquer à l'attention et à la concentration, car il s'agit de respecter le thème abordé même s'il demande plusieurs séances.

Au fur et à mesure des séances, non seulement les enfants se respectent mais ils s'encouragent et se félicitent. Parfois même ils se rappellent à l'ordre sans que nous ayons besoin de remettre du cadre. Ils s'enrichissement aussi de leurs différentes cultures. C'est une sorte de formation citoyenne à être capable d'accepter que ce qu'ils disent a autant de valeur que ce que dit un autre élève.

Ainsi, des règles particulières à "l'atelier philo" ont été discutées et votées à l'unanimité, afin que chacun puisse être certain que personne ne se permettra une quelconque moquerie ou n'émettra un jugement quel qu'il soit.

Cette notion de valeur du propos fait écho à la valeur de la personne. Nous voyons des élèves changer de posture (ils peuvent commencer l'atelier philo le dos tourné à la table), se redresser, oser davantage demander la parole, cesser de tenter de faire diversion ou de perturber la séance pour les plus récalcitrants.Si la majorité des enfants souhaite poursuivre, une petite minorité abandonne, estimant l'exercice "ennuyeux". Cet abandon, nous l'acceptons, mais nous cherchons à en connaître les véritables raisons afin de mieux comprendre les attentes. En neuf années d'expérience j'ai pu constater que très vite la majorité des élèves sont autant garants de ces règles que les adultes. En général, un voire deux élèves par atelier, après s'être engouffrés dans la provocation ou l'inertie volontaire, abaissent leurs défenses et s'engagent pour devenir parfois moteurs du groupe. Nous notons scrupuleusement leurs progrès. Certains enfants peuvent, dans le cadre de ces ateliers et contre toute attente, parvenir à construire leurs phrases alors qu'ils ne le faisaient pas en classe. D'autres, plus loquaces en classe, apparaissent dans ce cadre réservés voire inhibés. Certains mémorisent d'une séance sur l'autre ce qui a été lu ou dit et sont capables d'évoquer, en respectant la chronologie, les personnages des histoires racontées, les faits marquants et les questions qui ont été posées. Ce sont autant d'occasions pour nous, enseignants d'apprécier leurs progrès et comme pour les éducatrices, de nous appuyer en classe sur ce qu'ils ont montré.

III) La mise en place de rôles

Afin que ce projet puisse véritablement se déployer, nous avons décidé que l'une d'entre nous assisterait à une séance d'études avec Michel Tozzi3, praticien de terrain depuis de nombreuses années.A la suite de cette conférence, nous avons compris que pour faire "vivre" au mieux la discussion et que chacun ait sa place, il fallait un cadre bien défini. Comme le souligne M. Tozzi "Il s'agit d'installer le partenariat entre la philosophie et la démocratie. La discussion peut être un objectif d'apprentissage ou un moyen car il y a une didactique de la discussion. Cette discussion dans le cadre scolaire c'est avant tout l'échange, le dialogue entre les élèves eux-mêmes. C'est une interaction orale et sociale qui est conduite et animée. Ce n'est pas un cours au sens magistral ni un travail de groupe au sens d'une production commune visible et ce n'est pas non plus une régulation. Et Nous sommes au-delà de la transmission d'un vécu qui s'écoute, mais ne se discute pas." Par ailleurs, pendant quatre ans, nous sommes allées au colloque international organisé par l'association "Paroles d'enfants" à l'UNESCO. Les sujets abordés ont nourri notre travail et nous ont permis de prendre beaucoup de recul vis-à-vis de nos propres expériences pour nous placer dans une écoute active à visée philosophique.

Nous avons adopté l'approche de Michel Tozzi, citoyenne et coopérative qui privilégie l'animation discrète des enseignants et des éducateurs et qui confie aux élèves les rôles de président et de reformulateur. Michel Tozzi préconise un secrétaire de séance. Etant donné les problématiques grapho-motrices que rencontrent nos élèves, nous prenons des notes que nous leur relisons régulièrement et que nous insérons dans le journal de l'école en fin d'année. Pour ce qui concerne le reformulateur, nous avons dû abandonner ce rôle en raison de difficultés verbales et l'avons remplacé par le gardien du temps.

A) Tout d'abord, le Président de séance : il donne la parole. Cette parole n'est pas prise spontanément, elle est donnée. Les élèves lèvent la main et parlent par ordre d'inscription. Les adultes veillent à équilibrer en incitant le Président de séance à donner la priorité à celui ou celle qui s'est pas encore exprimé. Il peut donc également donner la parole à un élève qui ne parle pas,car nous avons pu observer que deux élèves sur trois qui ne parlent pas et à qui "on tend la perche" parviennent à s'exprimer. Cela les aide et les valorise d'être en quelque sorte interpellés, nommés et autorisés à se faire entendre. Il donne aussi le droit de se taire si tel est levoeude celui qui est sollicité, car nous observons également que plus les élèves ont le droit de se taire, plus ils se sentent autorisés à parler. Parfois le rôle du Président est assumé par un élève qui exerce déjà un leadership, et il est intéressant d'observer les effets produits par le pouvoir sur celui qui détient déjà un pouvoir et ce qu'il va en faire. C'est une question philosophique que nous pensons aborder prochainement : "Qu'est-ce-que le pouvoir et avoir du pouvoir ?

Ces rôles sont aussi importants que la parole elle-même, car ils exacerbent un positionnement ou révèlent un versant jusque là caché d'une personnalité. Ce qui se joue dans ces débats philosophiques au plan relationnel et au plandu développement de la personne (confiance en soi, estime de soi et affirmation de soi) nous demande une attention soutenue,et nous permet de renseigner et d'aider les référents éducatifs et psychologiques de ces élèves,étant donné que nous accueillons dans ces ateliers d'autres élèves que les nôtres.

L'élève Président (rôle très convoité), est obligé de regarder le groupe, de tourner la tête pour distribuer la parole. Il suit scrupuleusement les règles et non pas ses peurs ou alors il tente de les dépasser. Par exemple, il donnera la parole à un élève non pas parce qu'il craint d'avoir des représailles à la récréation s'il ne la lui donne pas, mais parce qu'il y a un ordre à respecter lorsqu'on est Président de séance. De ce fait, il peut être amené à la lui refuser si ce n'est pas son tour et à maintenir sa décision si celui qui veut la parole s'en offusque. Il assume son rôle dans les règles posées au départ.

B) Le second rôle est celui de l'Assistant du Président. En effet, certains thèmes génèrent une effervescence, un bouillonnement d'idées et le Président est soulagé d'être assisté pour gérer toutes ces mains levées. Il peut également arriver qu'un grand silence règne et qu'aucune main ne se lève. Le Président a alors tendance à relâcher son attention et son assistant est là pour stimuler l'assemblée ou voir qu'une main timide apparaît.

C) Apprendre à dire "je"

Suivant les préconisations de Frédéric Lenoir, nous ouvrons toujours la séance par quelques minutes de pratique de l'attention. C'est un moment que les enfants apprécient beaucoup.

Nous nous appuyons également sur les travaux de FrançoiseDolto4 : "Tout être humain est langage humain et toute expression sourd de son individualité, laquelle est toujours ordonnée par d'autres s'ils l'accueillent en humain, par des mots qui l'honorent. Parler, c'est se découvrir dans la différence, c'est penser la distance et l'éprouver; c'est accepter de dire "Je" et d'être donc sujet du discours, auteur de ses actes langagiers."

Dire "je" est un des plus grands défis de l'élève en situation de handicap mental. Les "ateliers philo" lui rendent la place qui est la sienne en tant que sujet. Le jour où il prononce ce petit mot, la grande porte sur l'espace des possibles s'ouvre devant lui.

Conclusion : quelques perles philosophiques

Qu'est-ce qui est important pour vous, ce à quoi vous tenez le plus ? Moi, je tiens à moi.

On a besoin de ce qui est autour pour comprendre.

Toutes les idées réunies ça fait un ensemble ; chaque morceau est vrai.

Qu'est-ce-qui est vivant ? Etre vivant ça veut dire que tu vas mourir.

On voit des détails, on est riche des idées de tous les autres.

Il faut être précis pour se faire comprendre.

Exister pour moi, c'est quand les gens sont morts et qu'ils existent encore pour moi. Personne ne les voit, mais moi je peux les voir.

La question que je veux poser en philo ? Pourquoi j'ai tout le temps envie d'être libre ?

On fait son intéressant pour qu'on s'intéresse à nous, parce que si on ne nous regarde pas, est-ce- qu'on existe ?

J'aimerais adopter des gens pour qu'ils mangent à leur faim.

Etre vivant c'est prendre et puis lâcher.

Quand on a trop de bonheur, on ne peut plus savoir ce que c'est.


(1) Jacques Lévine (1923 -2008), président de l'Association des Groupes de Soutien au Soutien (AGSAS) et cofondateur du Collège international de psychanalyse et d'anthropologie (CIPA). Il a initié le courant LEVINE de philosophie avec les enfants, à la suite de M. LIPMAN

(2) Postures, mimiques, mutisme.

(3) Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3, directeur du Cerfee.

(4) Françoise Dolto, dans la préface de Vers une pédagogie institutionnelle, 1967.

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