Revue

20es rencontres sur les NPP (Nouvelles Pratiques Philosophiques) de Sorèze, 20-22 juillet 2018

Chaque année au Moulin du Chapitre, à côté de Sorèze, a lieu un séminaire qui a un double objectif : approfondir certaines notions (cette année la vérité et le désir), et expérimenter des dispositifs innovants sur les NPP.

Cette rencontre a permis d'expérimenter cinq dispositifs. Trois d'entre eux visaient à organiser la réflexion philosophique autour du thème " La vérité aujourd'hui " : dispositif Lipman, rando philo, dialogue symétrique.

Deux autres autour du thème du " Désir " : travail sur le présupposé, ciné philo.

Observons qu'au cours de cette rencontre, nous avons abordé ces deux thèmes en alternance, en commençant par "la vérité aujourd'hui".

Nous présenterons d'abord les trois dispositifs liés au thème "la vérité aujourd'hui", ensuite nous aborderons les deux dispositifs liés au thème du "Désir".

A) LE PREMIER THEME : LA VERITE AUJOURD'HUI

1) Dispositif basé sur la méthode Lipman1 élaboré et animé par Elisabeth Golinvaux2

Le processus du dispositif

Le dispositif repose sur le fait d'élaborer d'une part des définitions de la vérité et d'autre part des critères qui visent à identifier cette même vérité. Il cherche à articuler ces deux approches de la vérité : par la définition et par les critères.

Descriptif du dispositif

Phase I : en grand groupe (15mn)

Présentation du dispositif, en insistant sur la spécificité de chacune des deux approches de la vérité : approche par les critères et approche par la définition. Nous pourrions dire que l'approche par la définition est la tentative de saisir l'objet "vérité" en soi, dans son entièreté. L'approche par les critères s'apparente plutôt à une tentative d'identifier la vérité au travers de certaines caractéristiques ou propriétés que celle-ci devrait détenir : nous pourrions dire que cela s'apparente plutôt à une méthode d'inspiration scientifique. Pour ce faire l'animatrice s'inspire d'une citation de Karl Popper :

"Il faut distinguer nettement entre savoir ce que signifie la vérité et avoir un moyen, un critère, pour décider si un énoncé est vrai ou faux. Cette distinction d'ordre très général est d'une importance considérable pour juger du relativisme [entendu comme doctrine selon laquelle tout choix entre des théories rivales est arbitraire]". Karl Popper (1902-1994), La Société ouverte et ses ennemis (1979) ; t.2, Hegel et Marx, Paris, Seuil, p. 189.

La finalité du dispositif consiste à s'interroger sur l'éventuelle interdépendance entre ces deux approches de la vérité.

Phase II : travail en sous groupes (45')

Quatre sous-groupes de travail sont constitués :

  • deux dont l'objectif est d'élaborer et de proposer une définition de la vérité
  • deux ont comme mission de mettre en lumière les critères qui permettraient d'identifier la vérité.

Chaque sous-groupe doit par ailleurs relever les problèmes, doutes et tensions rencontrés au cours de ce travail.

Phase III : retour en grand groupe (60')

  • En séance plénière, chaque sous-groupe fait part de ses réflexions en interaction avec la totalité des participants et en essayant d'examiner comment peuvent s'articuler ou se différencier les deux approches de la vérité : par la définition et par les critères.
  • L'animatrice et les participants réagissent aux difficultés (sens des termes utilisés, pertinence et fondement des propositions, problèmes que pose telle ou telle définition, critère...)

Recommandation particulière

Sur la base de la méthode Lipman3, les participants sont invités à être particulièrement attentifs aux propos d'autrui, à savoir :

  • D'abord, construire sa propre réflexion en s'appuyant sur celle des autres
  • Ensuite, questionner les propos d'autrui.

Quelques exemples de production et débats

Un des sous-groupes chargé d'élaborer une définition de la vérité propose : "la vérité est ce dont l'énoncé concorde avec ce qui apparait". Le débat porte alors sur le terme "apparait", qui pose d'emblée quelques difficultés quant à sa signification. S'agit-il de la réalité, du phénomène au sens kantien ou husserlien, ou encore du réel au sens de la chose en soi ? L'échange tend à souligner qu'une définition de la vérité peut difficilement se départir d'une définition de l'objet sur lequel porte cette même vérité. Or la définition de cet objet porte elle-même sur la définition donnée à cette même vérité.

Par ailleurs, les deux autres sous-groupes4 présentent les critères qu'ils ont identifiés. Ceux-ci se révèlent assez proches les uns des autres. Voici quelques exemples de critères identifiés :

  • La preuve : que ça puisse être prouvé par un raisonnement logique.
  • Le cumul d'indices : des indices qui puissent converger dans le même sens.
  • L'expérimentation : que ça puisse être vérifié par une expérience.
  • La cohérence : que ce soit cohérent avec le paradigme ou le postulat de départ.

Par contre, "l'émotion", critère proposé uniquement par un seul des deux sous-groupes, est fortement discuté : l'émotion provoquée par un énoncé, un art, est-elle critère de vérité ou au contraire une source de confusion ? En filigrane de cet échange est posé de fait le rapport de la recherche de vérité en philosophie avec "l'émotion" et le sensible.

Enfin, des participants évoquent la difficulté d'établir des critères sans une définition préétablie de la vérité. Plus précisément, l'élaboration de critères présuppose, implicitement et pour partie, une définition de la vérité

Analyse du dispositif

Les apports

En abordant la notion de "vérité" par deux portes d'entrée différentes (définition et critère) et en suivant la recommandation particulière, le dispositif permet :

  • de "débroussailler" de manière plus exhaustive la notion de "Vérité" ;
  • d'aider à sortir de ses propres représentations ou certitudes.

D'une certaine manière, cette approche est une déclinaison méthodologique du concept nietzschéen de perspectivisme : observer un même objet sous différents angles.

Ce dispositif, sans tomber dans le relativisme, réhabilite l'écoute de l'autre, et par conséquence, la capacité à l'étonnement.

Le fait de disposer de deux portes d'entrée conduit à recueillir une quantité significative de matière.

Les limites

Ce dispositif, entre autres pour des raisons de temps imparti, n'a pas pu permettre d'articuler vraiment philosophiquement en plénière les deux approches : l'approche par la définition et l'approche par les critères. D'où la difficulté de formuler une problématisation de cette articulation. En effet, il reste à analyser comment une définition sous-tend un critère et inversement en quoi un critère embarque de manière implicite une définition de la vérité. D'une certaine manière, pour reprendre une référence nietzschéenne, ce dispositif n'a pas pu déboucher sur la généalogie d'une définition de la vérité comme celle d'un critère. Cependant, ce dispositif est très prometteur quant à l'exploration d'une telle voie.

Par ailleurs les sous-groupes ont manqué de consignes concernant les conditions de leurs débats.

Suggestions

Distribuer les rôles pour les sous-groupes (un animateur, un rapporteur, un gestionnaire du temps), et indiquer une temporalité structurant le travail en commun. Par exemple pour le sous-groupe traitant de la "définition" :

  • Ecrire en individuel sa définition de la vérité (x minutes).
  • Echanger pour mettre en commun et clarifier les définitions (x minutes).
  • Rechercher les problèmes soulevés par les définitions (x minutes).
  • Choisir et élaborer la définition que proposera le sous-groupe en plénière (x minutes).

Par ailleurs, en introduction, expliciter d'avantage les notions de définition et notamment de critère (ce qu'est un critère). Recourir éventuellement à un support (vidéo, textes, images etc.).

Ensuite situer précisément l'enjeu ou l'objectif du dispositif, notamment la recherche de cette articulation entre définition et critère. Puis rappeler et maintenir cet objectif au moment de la plénière (le retour des sous-groupes en plénière). Introduire aussi cette préoccupation dans les consignes données aux sous-groupes.

2) Dispositif "Rando-philo" fondé sur deux grandes façons de cheminer, élaboré et animé par René Guichardan5

Le processus du dispositif

Mettre en dialogue, croiser, mettre en interaction deux cheminements différents :

  • Le désir de vérité comme se rapportant directement à la connaissance de soi.
  • La lecture de textes philosophiques qui s'interrogent sur la notion de vérité.

Il s'agit d'éclairer en quoi la réflexion des auteurs peut éclairer la démarche subjective des personnes et inversement en quoi une démarche subjective peut enrichir l'analyse d'un texte.

Descriptif du dispositif

Phase I : en grand groupe (30')

L'animateur explicite comment la randonnée favorise une réflexion qui associe l'esprit et le corps : au mouvement du corps répond le mouvement de la pensée et vice versa. Autrement dit, ce dispositif vise à réfléchir tout en marchant. Il s'agit d'une randonnée à visée philosophique.

Avant de partir en randonnée, chaque participant est invité à choisir l'un ou l'autre des deux chemins :

Phase II : travail en sous groupes au cours de la randonnée (60')

Les participants forment des sous-groupes de 3 (ou 4 maximum) personnes ayant choisi la même thématique. Chacun des sous-groupes ainsi constitué désigne un porte-parole qui synthétisera les propos lors du retour en grand groupe.

Pour ce faire, il est demandé de rédiger en quelques phrases la synthèse, en l'accompagnant d'une question qu'a fait surgir la synthèse proposée.

Phase III : de retour de la randonnée, préparation de la synthèse (15')

Chaque animateur dispose de 15mn pour rédiger une synthèse des échanges de son sous-groupe.

Phase IV : retour en grand groupe (60')

En séance plénière chaque sous-groupe, par le biais de son animateur, présente la synthèse des travaux de son sous-groupe.

Ces présentations sont ensuite discutées par l'ensemble des participants en essayant de croiser les différentes approches et de dégager une problématique

Recommandation particulière

Les participants sont en amont invités à lire le texte suivant :

"A quoi bon penser le beau, le bon et le bien si d'emblée on estime qu'aucune vérité ne peut être énoncée à leur propos ? Depuis, l'Antiquité, l'idée de vérité est centrale en philosophie, autour d'elle se structure sa pensée. Toute pratique philosophique se veut donc construction d'un rapport à la vérité, avec tous les problèmes que cette notion pose au niveau :

  • de sa définition (qu'est-ce que la/les "vérité-s" ?),
  • des méthodes pour la penser (comment la rechercher ?),
  • des objets sur lesquels elle porte (les vérités en physique, en métaphysique et en sciences humaines se conçoivent avec des degrés de pertinence adaptés),
  • des domaines auxquels elle prétend s'appliquer (en politique, dans le système judiciaire, les médias, à l'école, en thérapie, dans la conduite de sa vie, etc.). Dans tous ces domaines, une certaine approche de la vérité est nécessaire, exige un examen, des évaluations (des vérifications) et porte à conséquence. Le fait de ne pas parvenir à stabiliser un certain rapport à la vérité, revient à faillir dans sa capacité à la concevoir, et demande en conséquence, de se remettre à la tâche, de la rechercher à nouveau, de préciser notre démarche, de décrire nos hésitations, de partager nos questions".

Les participants devaient notamment être attentifs au dernier paragraphe.

Quelques exemples de production et débats

Les deux sous-groupes "connaissance de soi", réfléchissent à la question : "qu'est-ce que pour vous la connaissance de soi ?". L'un des deux sous-groupes, après avoir essayé de définir ce qu'est la connaissance de soi, (connaître ses possibilités, avoir une notion de ses désirs, tester ses limites...), s'attache à identifier les facteurs :

  • contrecarrant la connaissance de soi (croire en des dogmes et des idéologies, sous-estimer les dimensions inconscientes du psychique...) ;
  • encourageant la connaissance de soi (les difficultés, agir et se penser agir, l'amour...).

L'autre sous-groupe relie la connaissance de soi au rapport entretenu avec le monde :

  • C'est la manière dont j'habite progressivement le monde, de ma relation au monde.
    D'où le questionnement : l'abandon d'une relation intime particulière permettrait-il de mieux s'ouvrir au monde ?
  • C'est me reconnaître en tant que sujet responsable de ma vie dans le monde.
    D'où le questionnement : que faire de ce surplus de vie quand l'énergie de vie (l'avancement en âge) s'amenuise ?
  • C'est avoir un amour de soi lucide.
    D'où le questionnement : quand j'interviens dans un débat, le fais-je par amour-propre ou pour la cause du débat (narcissisme primaire contre narcissisme secondaire).

Les 5 autres sous-groupes6 réfléchissent sur des textes d'auteurs, par exemple :

  • Un sous-groupe à partir d'un texte de Karl Popper, épistémologue, se demande : "Comment avancer dans le registre de la vérité en se rapportant à la connaissance de soi ?"
  • Un autre sous-groupe, à partir d'un texte d'un extrait d'un cours de Jankélévitch, se demande : "Ma mort participe-t-elle à davantage de vie et d'humanité ? A quoi ma mort contribue-t-elle vraiment ?"

Le débat en séance plénière7 s'organise en partie autour du rapport entre la vérité et la connaissance de soi, en prenant en compte le fait que la psychanalyse a fait évoluer ce rapport. Une problématisation commence à émerger. Celle-ci peut se résumer autour de deux questions : "Peut-on parler de vérité concernant la connaissance de soi ?" et "La mort serait-elle le moment de vérité dans notre vie ?".

Analyse du dispositif

Apports

La "randonnée-philo" permet :

  • le mouvement de la pensée en lien avec le mouvement du corps ;
  • de modifier la communication intersubjective, car celle-ci se fait en privilégiant une proximité "côte à côte" physique, une écoute "auditive", écoute renforcée par l'absence partielle du regard de l'autre (car côte à côte).

Ainsi marcher à trois facilite l'exploration de la pensée et semble être une méthode très efficace pour dialoguer.

Le questionnement du rapport entre la vérité et la connaissance de soi conduit à une réflexion philosophique très riche. Le croisement entre un travail de retour sur soi par le biais des sous-groupes "connaissance de soi" et l'analyse de textes d'auteurs est une dynamique très prometteuse, permettant l'articulation entre un "soi personnel pensant" et l'étude de références philosophiques.

Limites

Le moment de la restitution des sept sous-groupes est trop long. Du coup le temps pour débattre de l'ensemble est trop court.

A cela, la restitution se heurte à la difficulté de partager le substrat d'un texte que les autres participants n'ont pas lu. Ceci est accentué par le nombre de textes proposés (7 textes proposés dont 5 retenus).

La juxtaposition entre un "soi personnel pensant" et l'éclairage par des textes ne conduit pas facilement à une articulation des deux approches. Autrement dit le lien entre les sous-groupes "vérité et connaissance de soi" avec les sous-groupes ayant travaillé un texte reste à tisser et à concevoir de manière plus précise. Il y a peut-être une colonne vertébrale du dispositif à consolider et à expliciter.

Suggestions

Demander à tous les sous-groupes de partir d'une même question proposée d'emblée par l'animateur. Cela devrait faciliter la mise en résonance des réflexions des différents sous-groupes au moment de la restitution.

Exemples de questions de départ possibles : "La vérité peut-elle s'établir dans un rapport à la connaissance de soi ?" Ou, "Peut-il y avoir connaissance de soi sans un rapport à la vérité ?" En bref, il s'agirait alors de montrer en quoi la question de la vérité pose problème dans un rapport à la connaissance de soi. Cette question pourrait alors être réfléchie par le biais de sous-groupes privilégiant une réflexion personnelle en croisant celle-ci avec des réflexions issues de sous-groupes qui auraient traité de cette même question à partir d'un texte. Le texte n'aurait pas pour vocation de répondre à la question mais pourrait amener un éclairage, une perspective particulière, des concepts.

Dans cette logique il serait peut-être nécessaire de mettre moins de textes à disposition et de permettre que tous les aient auparavant lus.

3) Dispositif fondé sur le dialogue symétrique, élaboré et animé par Gunter Gorhan et Christophe Baudet

Le processus du dispositif

Il s'agit d'initier un échange philosophique par un dialogue symétrique (et non asymétrique comme Socrate avec ses interlocuteurs), entre les deux animateurs du dispositif, en amont d'un débat en plénière. Ce dialogue symétrique a pour vocation d'une part d'apporter d'emblée quelques repères pour le débat et d'autre part d'amener les participants à se forger leur propre point de vue.

Descriptif du dispositif

Phase I : travail en plénière (45')

Les deux animateurs explicitent le dispositif, son déroulé, l'intention.

Pendant une demi-heure, les deux animateurs se livrent à un dialogue plus ou moins improvisé sur "Qu'est-ce que la vérité ?". En amont ils se sont répartis les rôles : l'un défendra plutôt la conception d'une vérité dite "universelle" ou du moins "universalisable" ; l'autre développe un certain scepticisme vis-à-vis de la notion de vérité ; cela renvoie à une sorte de "clivage" qui traverse l'ensemble de l'histoire de la philosophie, qui n'en a jamais fini avec la question de la vérité et celle du scepticisme. Cependant les rôles ne sont pas figés afin de permettre un dialogue aéré et d'éviter d'aboutir à une confrontation frontale et dogmatique. L'ambiance recherchée est celle d'un débat à visée philosophique, fraternel et aussi humoristique. Le dialogue est volontairement théâtralisé, sous une forme inspirée de la "comedia del arte".

Phase II : travail individuel (15')

Ensuite les participants sont invités à mettre par écrit leur conception de la vérité après avoir écouté l'échange (le dialogue symétrique)

Phase III : débat en plénière (60')

Enfin, un débat style café-philo est animé par les deux animateurs, l'un des animateurs étant dans un rapport socratique direct avec les participants, l'autre animateur amène à différents moments des références et de la perspective au débat.

Recommandation particulière

Il est proposé aux participants d'être attentifs à l'évolution au cours du débat de leur conception de la vérité. A cet effet, il est demandé d'observer s'il y a un écart entre ce que chacun des participants a écrit à la sortie du dialogue symétrique et sa conception de la vérité suite au débat en plénière.

Quelques exemples de production et débat

Le dialogue symétrique autour de la question "qu'est-ce que la vérité ?" explore plusieurs définitions de la vérité :

  • La vérité comme un jugement conforme à son objet (on parle alors de vérité-correspondance),
  • La vérité comme un jugement non-contradictoire (on parle alors de vérité-cohérence ou de vérité formelle),
  • La vérité comme la saisie en profondeur de la singularité.

Le dialogue se cristallise, entre autres, autour de la tension entre la philosophie fondée par le doute, initiée par l'étonnement et le concept de vérité même. Comment articuler la pratique permanente du doute, d'une certaine dose de scepticisme, de l'étonnement et reconnaître "in fine" l'existence d'une vérité ? A contrario, comment s'extraire de l'opinion, d'un relativisme "primaire", sans mobiliser la conception d'une vérité à caractère universel ?

Progressivement, ce dialogue invite à concevoir la vérité comme un processus, un mouvement et non pas comme une entité à atteindre, telle une "vérité statue". Il convient alors de savoir ce qu'est une vérité comme processus : un cheminement qui s'invente à fur et à mesure, un cheminement qui vise une cible ?...

Le débat qui suit est relativement en synergie avec les pistes de réflexion qui ont émergé du dialogue symétrique :

  • La vérité avec un "grand V" n'est-elle pas mortifère ?
  • Cependant il semble que cette notion de vérité soit nécessaire à la pensée, soit une sorte "d'idéal régulateur".
  • Mais sur le fond ne faudrait-il pas réserver cette notion de vérité aux sciences, à ce qui peut faire l'objet d'une expérimentation ?
  • Cependant, même en sciences peut-on parler de vérité ou plus simplement de connaissances ?
  • Mais alors quelles différences fait-on entre vérité et connaissance ?....

Analyse du dispositif

Les apports

Le dialogue symétrique est très vivant, en cela il est un exercice philosophique captant l'attention, une sorte de jeu de conflit théâtral intéressant et stimulant.

L'argumentation développée pour soutenir deux thèses différentes a bien servi de base à la réflexion individuelle et collective. Les allers-retours des animateurs ont produit des allers-retours de la pensée. Cela a généré beaucoup d'idées lors de la plénière.

Les limites

Atelier un peu trop long pour une fin de journée et une fin de rencontre

Le passage direct du dialogue symétrique d'une 1/2 heure à un débat en plénière a conduit à un débat trop long et à des interventions trop longues.

L'articulation et la complémentarité des deux animateurs, au cours du débat en plénière, restent à préciser.

Suggestions

Avoir plus souvent recours au dialogue symétrique pour initier un débat.

Mieux construire le dialogue afin de renforcer sa visée didactique.

Annoncer clairement et dès le départ les thèses qui vont être soutenues sur la vérité et qui pourraient être notées sur le paper-board.

Donner des consignes pour écouter le dialogue symétrique en fonction des différentes étapes suivantes du dispositif.

Organiser, après la dispute, des sous-groupes de travail permettant de dégager des problématiques en amont du débat en plénière.

II - DEUXIEME THEME : LE DESIR

1) Dispositif fondé sur la notion de présupposé, élaboré et animé par Pascale Bonafous et Christophe Baudet

Le processus du dispositif

A partir d'un texte et d'une thématique, ici le désir, élaborer un questionnement philosophique selon un cheminement progressif :

  • initié par l'expression de son premier ressenti issu d'une première lecture du texte ;
  • suivi par l'identification des présupposés sur lesquels s'appuie ce ressenti ;
  • conduisant ainsi à une problématisation.

Descriptif du dispositif

Le dispositif est marqué par trois phases essentielles.

Phase I : en grand groupe (30mn)

Lecture par un volontaire du texte (un passage ici de l' Etranger de Camus dont Meursault est le personnage central)8.

Chacun qualifie "spontanément" le désir de Meursault

Recueil des qualifications sur paper-board, regroupement éventuel.

Vote permettant de faire émerger un nombre de qualifications égal au nombre de sous-groupes souhaité (4 à 6 personnes par sous-groupe).

Formation des sous-groupes autour des qualifications retenues. Chaque participant choisit le sous-groupe en fonction de son propre degré d'affinité pour la qualification portée par le sous-groupe

Consignes et cahier des charges9 (inscrites progressivement sur paper-board) donnés à chaque sous-groupe les invitant à une élaboration progressive :

  • Ressenti immédiat (opinion) : le ressenti provenant de la lecture du texte est une donnée de départ du sous-groupe.
  • Enracinement : identifier les parties du texte, les phrases, les mots qui nourrissent ce ressenti
  • Etonnement et Analyse : identification du ou des présupposés. D'où provient ce ressenti, il s'appuie de fait sur quel(s) présupposé(s) ?
  • Questionnement : on remet en cause un des présupposés, on l'interroge.
  • Formalisation de la question : A partir du questionnement du présupposé on rédige une question, et donc un début de problématisation.

Consignes quant à l'organisation des échanges dans chacun des sous-groupes :

  • Un animateur chargé des étapes du cheminement et du temps
  • Un rapporteur qui devra expliciter en 3 minutes : la qualification du désir (par écrit), l'enracinement (par oral), la question (par écrit).

Phase II : travail en sous groupes (30')

Les animateurs passent dans les sous-groupes

Phase III : retour en grand groupe (45')

Chaque rapporteur inscrit la question sur le paper-board puis rappelle la qualification et explicite le présupposé (2 mn).

Procéder à un vote pour le choix d'une problématique

Débattre sur la problématique choisie (animation visant à enrichir le débat par l'apport de contenu philosophique)

Quelques exemples de production et débats

Cinq qualifications ont été retenues, à partir desquelles sont formés les cinq sous-groupes qui produisent, chacun en fonction d'une qualification, des problématiques.

Exemples :

Qualification du désir : "Désir sans émotion".

Problématisation : "Peut-on parler encore du désir humain sans aucun signe ou expression de son existence ?"

Qualification du désir: "Désir impersonnel".

Problématisation : "Sommes-nous personnellement à l'origine de nos désirs ?"

Qualification du désir : "Etranger à lui-même".

Problématisation : "La nature de ce désir n'est-elle pas d'être étrangère au sujet ?" et "Le sujet ne doit-il pas toujours assumer son désir bien qu'il ne le connaisse pas ?"

A partir des problématisations proposées, un débat est initié et enrichi de contenu philosophique amené par les animateurs. (Le désir comme manque chez Platon, et le désir comme puissance à persévérer dans son être chez Spinoza....). Les participants s'interrogent sur la nature du désir dans le cadre d'une subjectivité (ici celle Meursault) qui appréhende le monde comme absurde. Or le désir alloue du sens au réel... Mais, par ailleurs, il est difficile de soutenir que Meursault est pour autant totalement dépourvu de désir... Camus ne fait pas de Meursault un "dépressif", comme l'atteste notamment la deuxième partie du roman. Comment penser alors le désir dans un monde sans signification ?...

Analyse du dispositif

Les apports

Le présupposé est un élément majeur en philosophie qui mérite d'être davantage travaillé. En effet, l'identification de présupposés, en partant de l'émergence d'un premier ressenti, permet de constituer des étapes structurantes du processus de problématisation qui devient alors très riche. En fait interroger les présupposés sur lesquels s'enracinent les premiers mouvements de notre pensée est un cheminement propice à l'élaboration du questionnement philosophique. Cette approche a des accointances avec la démarche cartésienne, concernant le doute méthodologique.

Par ailleurs, le fait de partir d'un texte littéraire permet l'identification à un personnage conceptuel10, et donc favorise une projection et l'émergence d'un ressenti (d'un "premier jet", d'une première intuition) conduisant à une réflexion et à une conceptualisation incarnées. Par ailleurs il est noté que les personnes n'ayant aucune référence philosophique peuvent entrer plus facilement dans la démarche à l'aide d'un texte littéraire.

La progressivité marquée par des étapes structurantes facilite l'organisation de la pensée.

Limites

La première partie sur la qualification des désirs est trop longue et par conséquence la séance plénière de retour des sous-groupes est trop courte, ne permettant pas d'approfondir les débats sur les problématiques dégagées. Le processus de vote permettant de choisir les cinq qualifications parmi une vingtaine proposée reste à préciser et à améliorer afin de renforcer les conditions démocratiques du débat. De manière générale, il reste à mieux articuler les ressentis individuels avec un travail collectif de la pensée. En cela il est nécessaire d'approfondir la notion de ressenti.

Suggestions

a) Inviter chaque participant à noter individuellement son ressenti. Solliciter dans le groupe 4 à 5 volontaires souhaitant indiquer la nature de leur ressenti, dans la mesure où l'expression du ressenti est claire et précise et correspond à la définition donnée en amont. Former les groupes à partir de ces volontaires en proposant aux autres participants de les intégrer en fonction de leur intérêt pour le ressenti ; le rôle des participants en sous groupes consistera à construire (maïeutique) la réflexion sur le ressenti du volontaire, autour duquel s'est formé le sous-groupe, dans le respect des étapes de la démarche : présupposé, enracinement, problématique.

b) Donner une véritable place au recueil du ressenti en vérifiant que les ressentis proposés sont des ressentis correspondant à la définition donnée préalablement. Ce dispositif se déclinerait alors en deux ou trois ateliers :

  • Un atelier sur les ressentis
  • Un atelier sur l'identification des présupposés et de la problématisation en sous-groupes
  • Un atelier en plénière permettant un échange sur les différentes problématisations proposées

2) Dispositif "Ciné-philo"11 : "Lecture à visée philosophique d'un film", élaboré et animé par Michel Tozzi et Georges Dru, fondé sur l'articulation de trois éléments : notions, questions, thèses et arguments

Processus du dispositif

L'objectif est de faire une lecture à visée philosophique d'un film12, en explicitant directement :

  • les notions qu'il aborde à l'aide d'une carte conceptuelle ;
  • la ou les questions qu'il soulève, en établissant un lien entre ces questions à l'aide d'une carte de questionnements ;
  • la ou les thèses qu'il soutient, et les arguments en leur faveur.

Ce n'est donc pas une analyse cinématographique du film (type ciné-club), ni une analyse esthétique. La finalité consiste à lire philosophiquement le film, en s'attachant directement à l'analyse de trois niveaux : notion, problématique, thèse.

Descriptif du processus

Phase I : en grand groupe, en soirée (2h 30mn)

Présentation par un des animateurs du film "Le festin de Babette", indiquant l'enjeu du film et les raisons du choix de ce film par rapport à la question du désir.

Projection du film.

Phase II : le lendemain, travail en plénière (15')

Présentation du processus du dispositif. L'animateur insiste sur la différence entre une notion, un questionnement et une thèse :

Une notion est ce que nous utilisons couramment en parlant, écrivant, pensant. Par exemple dans "Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage"13, on peut répertorier comme notion : "patience", "temps", "force" et "rage".

Ces deux vers posent une série de questions, par exemple, le rapport entre patience et force (la patience est-elle à opposer à force ?).

La thèse est une affirmation. Les vers précédents de Lafontaine sont une affirmation, c'est-à-dire une thèse. Elle est validée rationnellement par des arguments.

L'animateur expose les modalités du débat en sous-groupe : choix d'un animateur, d'un rapporteur pour le retour en plénière et d'un gardien du temps.

Sur chacun des trois termes (notion, questionnement, thèse) est constitué un sous-groupe.

Phase III : travail en sous-groupe (30')

Un travail en trois types de sous-groupes est proposé :

  • Sous-groupe sur les notions : y a-t-il une notion fondamentale abordée ? Plusieurs notions ? Quels liens entre elles ? Ebaucher une carte conceptuelle du film.
  • Sous-groupe sur les questions : y a-t-il une question fondamentale soulevée par ce film ? Plusieurs questions ? Comment s'emboitent-t-elles ? Etablir une carte des questionnements.
  • Sous-groupe sur les thèses : y a-t-il une thèse défendue dans ce texte ? Plusieurs ? Quels arguments (par les moyens filmiques, les dialogues etc.) sont avancés ?

Le travail des 3 sous-groupes s'organise ainsi (réflexion individuelle, d'échanges et de mise au point pour le rapport).

Phase IV : Mise en commun en plénière (45' ; 15' par sous-groupe)

Compte rendu de chaque groupe par le rapporteur, suivi pour chacun de quelques réflexions des participants et des animateurs.

Phase V : Discussion collective :(30')

L'échange est organisé autour de l'intérêt philosophique de ce film, à partir d'une problématique dégagée par les sous-groupes.

Quelques exemples de production et débats :

Le sous-groupe sur les questions positionne sur une de carte de questionnements plusieurs questions qu'il considère portées explicitement ou implicitement par le film, comme par exemple :

  • Quelle place de l'autre (étranger, exilé) ?
  • Est-ce que le bonheur est dans la gratitude ?
  • Où se situent richesse et pauvreté ?
  • Responsabilité de la religion ?

Cela conduit le sous-groupe à identifier une problématique centrale : "Le corps et l'esprit sont-ils réconciliables ?".

Le sous-groupe sur les notions positionne des notions liées au film telles que : plaisir, religion, transcendance, amour, charité...

Ensuite l'interaction entre certaines de ces notions que la carte conceptuelle permet d'illustrer fait émerger un début de problématisation, comme par exemple l'interaction :

  • L'Amour---Plaisir : quelle complémentarité, quelle tension entre ces deux notions ?
  • Transcendance---Amour : cela conduit-il au renoncement et/ou au dépassement ?
  • Charité---Amour : la charité est-elle déclinaison de l'amour ?

Le sous-groupe sur les thèses propose quelques thèses que le film suggère indirectement :

  • L'étranger m'apporte un plus.
  • La manière dont on gagne de l'argent détermine le rapport que l'on a à celui-ci.
  • La révélation m'arrive de là où je ne l'attends pas.

Le débat qui suit s'organise autour de la question soulevée : "Le corps et l'esprit sont-ils réconciliables ?". Deux notions ont été évoquées qui pourraient oeuvrer à la réconciliation du corps et de l'esprit : la beauté et le don. En effet Babette en faisant don d'un fantastique festin, ébranle les barrières religieuses que certains participants du festin ont dressées entre le corps et l'esprit.

Analyse du dispositif

Les apports

Il s'avère que prendre un film comme support de la réflexion philosophique constitue un apport très riche à la réflexion et à l'exercice philosophique et confirme que "la philosophie est une discipline pour laquelle toute matière "étrangère" est bonne" (G. Bachelard.)

Les consignes claires et structurantes pour les sous-groupes et l'ensemble du dispositif ont facilité l'élaboration d'une pensée

La mobilisation d'outils liés aux trois thèmes du dispositif (carte conceptuelle pour les notions, carte du questionnement pour la problématisation, argumentation formalisée pour les thèses) facilite l'élaboration de la pensée philosophique et évite de tomber dans l'analyse esthétique ou cinématographique du film.

La catégorisation en trois éléments (notions, problématisation, thèses) est innovante et pourrait s'appliquer à plusieurs cheminements et supports de la pensée philosophique (texte, question, oeuvre d'art...). Cette catégorisation ouvre un espace didactique permettant d'identifier, entre autres, les différents mouvements de la pensée.

Les limites

La richesse du dispositif appelle à élargir la temporalité des travaux tant en sous-groupe qu'en plénière.

La catégorisation du processus de la pensée (notion, problématisation, thèse) peut rendre difficile la transversalité de la pensée, à savoir mettre en résonance et complémentarité les trois catégories : notion, problématisation, thèses.

En se concentrant de manière dominante sur le dispositif lui-même, le thème initial, à savoir ici le désir, risque d'être oublié.

Suggestions

Mettre davantage en lien les trois catégorisations, par exemple en les déployant de manière séquentielle (et donc transversale) et non pas concomitante : partir des notions et de leurs interactions révélées par la carte conceptuelle, pour aller vers des problématisations qui ensuite conduiraient à l'élaboration de thèses... Par exemple faire d'abord des sous-groupes sur les notions et partager cela en plénière. Ensuite élaborer la carte des questionnements en dégageant une problématisation. Dans un troisième temps, en déduire des thèses.

Cela nous conduirait, au regard de la richesse de ce dispositif, à prévoir des ateliers en cascade avec des allers-retours en plénière.


(1) Lipman (1922 - 2010) philosophe, pédagogue et chercheur en éducation, développeur de la philosophie pour les enfants. Il a mis au point un système théorique et pratique : susciter la pensée rationnelle et créative à travers des ateliers de discussion à caractère philosophique. Le tout est soutenu par des romans philosophiques et des manuels d'exercices pédagogiques. L'idéal de Lipman est de développer la pensée critique et créative.

(2) La fiche d'animation proposée par Elisabeth Golinvaux est en A) de l'annexe 1 (cf. article suivant sur les annexes).

(3) Il nous a en effet été demandé de porter une attention à ce qui est nommé des "habiletés de pensée" par Lipman. Ces "habiletés de pensée" visent à constituer une communauté de réflexion philosophique. Cette démarche favorise un raisonnement qui intègre le doute et le questionnement.

(4) Ci-joint en annexe, les travaux de l'un des sous-groupes dont le contenu n'a pas pu être exhaustivement présenté. Voir B) Annexe 1 (Cf. article suivant).

(5) Fiche animateur en A) Annexe2 (Cf. article suivant).

(6) Pour une présentation plus exhaustive des travaux des cinq sous-groupes, voir : B) Annexe 2 (Cf. article suivant).

(7) Pour une présentation plus exhaustive des débats en plénière, voir : C) Annexe 2 2 (Cf. article suivant).

(8) Le passage choisi est en Annexe 3 (Cf. article suivant).

(9) Les consignes figuraient par ailleurs sur une feuille dont chaque sous-groupe dispose.

(10) La notion de personnage conceptuel a été créée par Gilles Deleuze. Elle désigne des personnages fictifs, créés par un auteur et qui véhicule une ou des idées.

(11) La fiche conçue par les animateurs est en annexe (Cf. article suivant).

(12) Le film choisi par les deux animateurs est "Le Festin de Babette", un film danois réalisé par Gabriel Axel. Il est inspiré d'une nouvelle de Karen Blixen extraite du recueil Skæbne-Anekdoter ( Anecdotes du destin).

(13) Fable de La Fontaine "Le Lion et le Rat"

Télécharger l'article