Revue

La situation de l'enseignement de la philosophie en Suisse et son évolution dans les dix dernières années

A mes anciens étudiants à qui je dois ces réflexions

Malgré la diversité des enseignements cantonaux, il y a une unité qui s'est faite depuis 1996, autour de la création d'un PEC 1 romand, qui devait encadrer et fonder tous les bacs cantonaux.

Ce Pec est, en philosophie, un texte merveilleux. Il a été fait par des professeurs de philo, chacun élu par son groupe cantonal, et il reflète l'espoir d'une tâche philosophique grande et belle, ouverte et créatrice.

Il donne deux objectifs principaux à cet enseignement : enseigner la philosophie, et éduquer à philosopher (en tant qu'activité, savoir faire, et habitude).

A l'opposé, les PECs cantonaux sont confus, complexes, moins réussis et surtout plus contradictoires, car ils sont divisés entre l'élan nouveau que le PEC général avait permis de concevoir, et la force de la tradition qu'on n'osait pas dépasser et/ou rejeter. La tradition n'avait aucune unité à valoriser, mais plutôt une multiplicité désordonnée qui semblait libre. L'enseignement était plus frontal, et la connaissance plus importante.

J'enseigne la didactique dans ce double cadre, et je forme donc les futurs professeurs dans cette contradiction. Par ailleurs, les enseignants jouissent d'une grande liberté académique, et ceci d'autant plus que, lorsqu'il y a un baccalauréat en philo et non le seul contrôle continu, les professeurs des lycées examinent leurs propres élèves. Donc chaque professeur doit se demander ce qu'il va enseigner. Il doit construire son cours, et choisir ses méthodes.

J'ai été nommée didacticienne juste après l'élaboration du PEC et j'ai eu la chance de devoir relever le défi de créer une didactique dans ce nouveau contexte, et plus spécifiquement une didactique du philosopher. Cela signifie co-construire avec mes étudiants ce que signifie pour eux "philosopher", dégager (découvrir ou concevoir) les compétences nécessaires à cet enseignement, comprendre les objectifs que l'on veut se donner, et co-comprendre ce que l'on veut faire quand on est professeur, ce que l'on veut être comme enseignant.

Des constats

Depuis les dix dernières années, j'ai constaté ceci : enseigner à philosopher est le défi majeur du professeur de philosophie aujourd'hui en Suisse. Qu'est ce que cela signifie ? Comment s'y prendre ? Quelle place donner au philosopher dans le programme? Comment concilier philosopher et enseignement de la philosophie dans le sens traditionnel du mot, passer de l'un à l'autre en comprenant la différence entre les deux? Qu'enseigner ?

"Philosopher" tend à être compris par les futurs enseignants de deux façons très différentes :

  1. Développer les compétences de l'esprit critique, les qualités intellectuelles de la rhétorique, la logique de la pensée et du discours, l'analyse, le jugement et la pensée critique etc.
  2. Mais philosopher c'est aussi réfléchir pour soi-même, à la première personne, sur les grandes questions de la vie et de la philosophie : la mort, l'amour, la vérité, la justice, le corps etc. C'est découvrir et examiner philosophiquement les problèmes dans le réel. C'est une sagesse qu'il faut construire, une sagesse dans le sens de la philosophie antique.

Pour moi, il est évident que ces deux extrêmes doivent être conjugués et liés l'un à l'autre. Il faut donc penser et construire ce passage.

Aujourd'hui, de jeunes professeurs sont arrivés dans les écoles, ils sont formés autrement, et ils ont les compétences professionnelles qui leur permettent de réaliser l'enseignement qu'ils veulent. Ils sont différents les uns des autres mais ils ont appris à travailler ensemble, et leur unité fait d'eux des "collectifs professionnels"2forts. Ceci les rend plus sûrs d'eux-mêmes. Ils ont donc une force, celle de leur professionnalité et de leur jeunesse, et ils changent l'équilibre des forces à l'intérieur du corps des professionnels. Ils sont plus libres face aux exigences académiques que ne l'étaient leurs prédécesseurs. Ils donnent envie aussi parfois aux plus vieux de se lancer dans des approches différentes.

Par ailleurs, les élèves du lycée ne veulent plus d'une philosophie qui parle de problèmes qu'eux ne se posent pas, ou pour le dire différemment, ils se posent des questions qu'ils voudraient impérativement aborder, et se demandent moins si Platon ou Aristote se les sont posées. Ils veulent pouvoir penser à la première personne.

Des propositions d'orientation

Donc ce que l'on peut affirmer, c'est qu'un développement se fait dans les lycées et dans la conception même de la branche philosophie en Suisse. Manifestement et franchement, et, je crois, définitivement. Cette évolution pose des défis et le professeur doit savoir comment il veut aborder ceux-ci. Les professeurs en parlent et ils se positionnent progressivement, consciemment ou inconsciemment. Pour moi, l'important est surtout qu'ils aient les moyens de le faire, et donc les compétences requises dans ce monde professionnel qui change. Pour développer ces compétences, j'essaye de dépasser le seul fait d'en parler, et je tente de construire des exercices pour s'approprier des gestes professionnels nécessaires et une posture neuve.

Cette réalité de l'enseignement, demande une révolution copernicienne.

  1. Changer de posture. D'une part donner plus de place aux élèves. Et d'autre part leur permettre d'arriver (ou ne pas arriver) à la dimension universelle de la pensée, à travers le cheminement d'une pensée à la première personne. Cet objectif passe souvent par une démarche plus existentielle.
  2. Chercher à accompagner les élèves où ils vont, plutôt qu'imposer un programme et une direction. Accepter un questionnement moins autorisé.
  3. Ecouter, respecter, comprendre, et interpréter ce que les élèves disent. Sans réduire ce qu'ils pensent par une universalisation hâtive et schématique, héritée de la tradition.
  4. Donner une place à l'oral. Donc définir le rôle du professeur, et maitriser la différence importante entre la parole magistrale du maître, sa question dans un cours dialogué avec une maïeutique dirigée, et sa relance et maitrise dans une discussion.
  5. Avoir une préparation philosophique plus hétéroclite mais vaste et sûre, afin de faire entrer dans la réflexion des élèves la richesse de la tradition.
  6. Développer une attention philosophique au réel et apprendre à y voir les problèmes (peu de cours à l'université nous ont préparé à cela).
  7. Oser avoir plus de liberté vis à vis du programme, ou le faire autrement. Se permettre en tant que professeur de faire davantage ce que l'on désire qu'un programme plus classique. S'autoriser même à laisser tomber des "incontournables".
  8. Changer la façon dont on choisit les textes et les méthodes que l'on se donne pour les aborder. Le faire en fonction de la possibilité d'une utilité pour comprendre le réel, l'actuel, et le personnel.
  9. Développer une liberté et une créativité vis à vis de l'écrit, en le séparant de l'interrogation notée, et en lui rendant sa place comme moyen de penser.

Je conçois la didactique comme une aide à chaque enseignant, un laboratoire de réflexion, et la création d'exercices permettant de développer les moyens pour que chaque étudiant développe les compétences pour pouvoir devenir le professeur qu'il veut être. Je crois aussi que s'il est compétent, s'il parvient à faire ce qu'il veut, s'il n'est pas seul mais uni à un "collectif professionnel" fort d'entraide créatrice, il a plus de chance d'être heureux dans son travail et de durer, ce qui est un des grands enjeux professionnels actuels.

Quelques exercices

Ci-dessous quelques exercices pour donner un exemple de la formation de cette posture nouvelle par l'apport de la didactique :

  1. Je propose à tous les futurs professeurs d'être filmés dans leur classe. On regarde le film pour apprendre à se connaître, mais aussi pour apprendre en collectif professionnel à cerner un geste professionnel, à le discuter avec les collègues afin de s'enrichir les uns des autres3.
  2. On peut plus spécifiquement observer dans le film les objectifs poursuivis, ce que dit l'enseignant quand il dit quelque chose, l'effet produit sur les élèves. On peut aussi faire une typologie de ses interventions, et essayer de la travailler, de l'enrichir, de l'exercer. On peut aussi arrêter le film au moment où le professeur va parler et se demander ce que chacun aurait fait, aurait dit, s'il avait été l'enseignant filmé.
  3. On peut aussi observer dans le film ce qu'on écoute des élèves, ce qu'on entend, ce qu'on comprend dans ce qu'il disent, et analyser la différence avec ce qu'on a cru entendre et comprendre pendant la classe. Il est important de savoir ce qui s'est passé vraiment en classe. Observer un cours permet de voir que lorsque le professeur était peut-être ravi de son cours, parce qu'il avait pensé devant les élèves, eux, ils avaient dormi ou n'avaient rien suivi.
  4. Pour que la philosophie soit un rapport avec le réel et le monde, et non seulement avec des textes, on fait des exercices pour trouver des exemples dans l'expérience qui permettent de comprendre une idée, d'ancrer une problématique, d'aborder l'intuition d'un philosophe ou d'introduire un texte.
  5. On analyse dans des romans ou des pièces de théâtre ou des moments de l'Histoire, comment un événement peut créer une situation-problème philosophique. Ceci est d'autant plus riche qu'en Suisse, où chaque professeur doit avoir deux disciplines d'enseignement, bien des (futurs) professeurs de philo sont aussi professeurs de français ou d'histoire.
  6. On peut choisir un texte à travailler en classe, proposer plusieurs objectifs différents, et construire des méthodes en fonction de ces différents objectifs. Ainsi on apprend à varier les méthodes, mais aussi on découvre une foule d'objectifs possibles. On combat ainsi le fait que de jeunes professeurs prennent des textes sans savoir vraiment pourquoi, juste parce qu'il faut les "faire".
  7. Si on crée une situation où les futurs professeurs s'évaluent eux-mêmes et entre eux, ils prennent conscience des progrès acquis, de ceux à faire et de comment évaluer une compétence. Ils apprennent ainsi comment co-évaluer avec leurs élèves dans leurs classes.
  8. Nous faisons, en didactique, des petits moments de synthèse sur les cours donnés dans les classes des futurs enseignants. Le but est de savoir conclure un cours. L'exercice permet d'apprendre à construire rapidement une synthèse, et comprendre de quoi elle est faite. Cela permet aussi d'apprendre à être magistral en peu de minutes et sans préparation. Cela fait découvrir comment on va à l'essentiel, et ce qu'est le mot juste et précis. Cela enseigne la rhétorique du discours public. Cela exerce à s'adapter à la foule de situations différentes en cours.

A vous de continuer, un peu d'imagination au pouvoir !


(1) PEC (Plan d'Etudes cadre) : http://edudoc.ch/record/17477/files/D30b.pdf p. 81 à 85.

(2) Dans le sens qu'Yves Clot donne à cette expression.

(3) Ce passage s'inspire d'un article que j'ai écrit pour une conférence à Cape Town (2013) sur l'évaluation et la co-évaluation des professeurs à travers l'analyse des films de leurs pratiques.

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