Revue

Faire des activités à visée philosophique à l'école : des raisons éthiques et politiques...

A-t-on raison, est-il légitime, de faire pratiquer des activités à visée philosophique à tous les élèves ? On a souvent tendance à justifier ces activités en disant qu'elles semblent répondre aux questions que l'enfant se pose très jeune. Nombre d'enseignants les jugent alors intéressantes parce qu'elles prendraient en compte les intérêts de l'enfant. Pourtant, cela ne signifie pas nécessairement qu'il faudrait alors qu'elles soient pratiquées à l'école : l'enfant manifeste beaucoup d'envies, et beaucoup de potentialités. Sont-elles toutes prises en charge par l'école ? Un enseignant peut avoir, par ailleurs, de multiples intérêts : les traduit-il forcément en termes d'activités scolaires ?

À ces deux questions, une même réponse : heureusement, non ! Ce qui se fait à l'école ne dépend pas que des envies et goûts de chacun, et doit répondre à d'autres raisons, à d'autres formes de légitimité.

Qu'en est-il des activités à visée philosophique avec les enfants ? La lecture des déclarations des droits de l'homme et de l'enfant pourrait laisser penser qu'on a là un premier argument pour en défendre la présence à l'école. Ce que nous présentent ces deux textes, c'est l'idée que chacun d'entre nous est un être fondamentalement libre, capable de faire des choix. C'est en effet un être qui a une conscience et une raison qui l'aident à comprendre le monde qui l'entoure. Il peut alors saisir, face à une situation, qu'il peut procéder de telle ou telle autre manière. Lui permettre de pouvoir exercer sa liberté implique qu'on l'éduque, car cela nécessite de mobiliser des connaissances. Il ne suffit pourtant pas d'avoir ces connaissances pour être capable de comprendre toute la liberté qu'elles nous permettent, ni pour utiliser cette liberté au mieux de ce que nous pourrions souhaiter. Ainsi, un savant peut être capable grâce à ses connaissances de faire un clone humain. Cette connaissance et cette compétence ne lui disent pas s'il doit utiliser, ou pas, la liberté qui lui est ainsi ouverte...

Plus largement, au nom des droits de l'homme qui peuvent lui permettre d'exercer sa liberté, on doit tenter de permettre à chacun de prendre conscience que la liberté est problématique, comme le rapport que l'homme a, en général, avec le monde qui l'entoure. On doit donc lui permettre de développer des problématiques, pour l'aider à construire l'exercice de sa liberté. Or, la discipline qui s'intéresse à ces questions de façon rationnelle, c'est la philosophie. D'où l'idée qu'il aurait un "droit de philosopher". Certains diront un "droit à "la" philosophie", pour manifester que cet apprentissage passe peut-être aussi par celui d'une culture construite par la réflexion de "grands" philosophes, qui l'aideront à penser de façon plus autonome. Cette idée ne doit pas être négligée : connaître cette pensée déjà construite, c'est d'une certaine façon pouvoir entrer dans la communauté des hommes cultivés qui, grâce à leurs connaissances, peuvent agir dans "notre" monde ; c'est une idée importante concernant des élèves en difficulté, par exemple. Son exercice ne peut passer que par l'école, car elle seule est capable de permettre cela à tous les enfants.

Pourtant, ce droit de philosopher s'appuie ici sur les droits de l'homme, qui sont une réflexion humaine. Certains vont donc les contester, en affirmant qu'ils n'ont pas de valeur. Pourquoi alors vouloir éduquer ? N'est-il pas plus simple finalement de s'en tenir à nos habitudes, nos coutumes, sans jamais les réinterroger, sans philosopher ? Il s'agit donc de se demander si cela "vaut le coup", si l'affirmation des droits de l'homme est légitime. Pourquoi l'homme aurait-il, après tout, des droits ?

Dire que l'homme a des droits, c'est d'abord dire qu'il y a "quelque chose" de pareil, d'identique chez tous les hommes. Cette affirmation peut paraître discutable, tellement les hommes sont différents d'un endroit à un autre, d'une culture à une autre, d'une personne à une autre. Mais, précisément, cette différence peut sembler résulter d'une extraordinaire capacité de choix, qui se combine avec d'une part la nécessité de subsister, d'autre part avec le fait que chacun paraît se construire grâce à un ensemble de liens familiaux, sociaux, politiques. Sans ces liens, sans possibilité de subsister, sans choix, il sera à la fois reconnu comme un homme, et pourtant incapable de se manifester comme tel. Or, ces trois dimensions sont peut être nécessaires, mais pas forcément harmonieuses. Ainsi, par exemple, laisser la possibilité à chacun d'exercer tous ses choix peut condamner la subsistance de tous... Il va donc falloir apprendre à en penser les limites, les tensions, la complexité. Vouloir la présence de la philosophie, c'est chercher à permettre à chacun d'examiner ces tensions, pour pouvoir décider ensuite de la façon qui lui semble la meilleure pour le faire.

Pourtant un autre problème se pose : pourquoi laisserait-on l'homme faire cela, sans se préoccuper du monde qui l'entoure, des autres êtres ? N'ont-ils pas, eux aussi, des droits, dont celui de subsister ? Quoi qu'on en pense (les débats pour décider d'accorder des droits aux animaux sont périodiquement réactivés...), on pourra dire que, même si l'on reconnaissait aux animaux, aux plantes, des droits, seul l'homme serait en mesure de les reconnaître, les identifier, les garantir en exerçant la justice... Autrement dit, il a, là aussi, un rôle particulier nécessitant de faire appel à une pensée complexe, abstraite, qu'il faudra mettre en question : celle du Droit, un droit qui serait questionné par la Philosophie, un droit avec des limites à construire.

Il faut donc, à présent, se demander comment faire pour permettre au droit de se réaliser. Or, à moins de penser que cela pourrait se faire "tout seul", on doit s'organiser pour le faire, en passant par une organisation politique. Ce système politique idéal doit lui-même, pour être légitime, s'appuyer sur le Droit. Ce sera donc un système qui cherchera à permettre à chacun de se développer, d'assurer sa subsistance, de pouvoir choisir, de construire des liens. Il faudra définir ce qui est permis ou interdit, trouver des limites, même au système. Un système qui cherchera à permettre à chacun de penser la meilleure façon de trouver un équilibre entre les tensions, de choisir avec les autres cet équilibre qui lui semble le meilleur. Ce souci de respecter le droit, puis de permettre à chacun de décider de ce qui convient, pour tous, pourrait être l'une des définitions de la démocratie : le gouvernement par un peuple qui décide.

Elle nécessite un travail collectif pour choisir, décider, critiquer, examiner. Il devra passer par le débat organisé. Un débat qui cherche à construire des principes, à dire ce qui paraît être le droit, avec des positions différentes entre les interlocuteurs. Il faudra être sûr que chacun soit à même de participer à ce débat : qu'il a en tête les connaissances qui le lui permettront, mais aussi les questions qu'elles soulèvent. Dans l'optique de ce système, cela ne peut pas dépendre juste d'une éducation familiale. Qui garantirait qu'elle a bien lieu, que chaque parent en est capable, qu'il le veut ? Il faut donc que le système mette en place une école obligatoire, qui seule permettra de garantir à chacun qu'il va pouvoir développer sa capacité de choisir avec les autres, de débattre en pleine connaissance de cause, en ayant en tête les problématiques philosophiques qui examinent le sens général de l'activité politique, ses principes, ses limites.

Les activités à visée philosophique à l'école se légitiment par cette volonté politique de permettre à tous de développer la capacité d'échanger sur des problématiques d'ordre philosophique.

Toutes ces idées semblent relever juste d'un idéal. Pourtant, concrètement, les choses avancent aussi. En Europe, les États ont souhaité donner de l'importance aux droits de l'homme. Ils ont créé un tribunal européen, dont ils reconnaissent la compétence, en charge d'examiner les plaintes des citoyens relativement aux problèmes posés par leur politique en matière de droits de l'homme. Mais les droits de l'homme sont, on l'a vu, très complexes. Si l'on demande à chacun des citoyens européens de vérifier l'application des droits de l'homme dans son pays, pour éventuellement porter plainte, alors, il faut l'aider à s'éduquer. Permettre le développement d'activités à visée philosophique dans l'école, c'est sans doute se donner un moyen privilégié de créer cet état d'esprit critique chez chacun. Un peu comme si chaque État disait à chacun : "J'ai le souci des droits, mais... je ne suis pas parfait. Je vais donc t'éduquer pour qu'à terme, tu sois capable de signaler mes erreurs, et que je sois condamné et puisse évoluer...". Une position vertueuse pour un État qui se voudrait un État... de droit.

Plus largement, défendre les droits revient sans doute à faire de l'apprentissage du "philosopher" à l'école une condition de la liberté de chacun. Ce qu'affirme un rapport de l'UNESCO (2007) : La philosophie, une école de la liberté. On avait déjà remarqué par un rapport précédent (établi par le philosophe R-P Droit : Philosophie et démocratie dans le monde), qu'il semble y avoir une relation entre le développement des démocraties dans le monde et le développement de la philosophie, sans doute parce que les deux sollicitent des états d'esprit, des compétences similaires : exercice de l'esprit critique, autonomie de pensée, capacité de problématiser, de complexifier les problèmes. Recherche de positions universelles, mais aussi capacité d'examiner la diversité des positions pour tenter de les dépasser.

C'est sans doute pourquoi l'Unesco, qui est une émanation de l'Onu, commence à inciter les États, lors de réunions internationales, à généraliser ces pratiques dans l'école. Autrement dit, ces pratiques ne sont pas forcément légalisées dans tous les pays par le biais des programmes. Elles apparaissent pourtant à beaucoup, au-delà, comme légitimes...

Télécharger l'article