Des cartes conceptuelles pour organiser une pensée philosophique de manière collective

Introduction - Comment animer avec un groupe d'élèves à distance ?

Alors que j'animais des discussions philosophiques hebdomadaires dans une classe d'école primaire [7-8P1, 10-12 ans], le confinement a été déclaré en mars 2020. Avec l'enseignante de la classe, nous nous sommes rapidement entendues pour continuer ces discussions philo, sur une application de visioconférence. Les intérêts étaient doubles : poursuivre le projet que nous avions commencé, mais également - et peut-être avant tout - garder le lien avec les élèves, de manière collective, en classe entière, pendant cette période où les liens sociaux se trouvaient drastiquement réduits.

Des questions relatives à l'animation de ces sessions se sont rapidement posées. Alors que chacun(e) est assis(e) seul(e) derrière son ordinateur et n'aperçoit que des têtes parfois floues et un son souvent grésillant, je me demandais comment maintenir la concentration, l'attention et l'engagement des élèves autour de discussions communes, abstraites. Alors que j'expérimentais dans le cadre d'un autre projet2 des cartes conceptuelles pour favoriser l'argumentation et le raisonnement des apprenant(e)s, l'idée de transposer ces dernières pour animer des discussions philosophiques avec des élèves plus jeunes, m'est rapidement venue. Une carte conceptuelle, autrement appelée carte heuristique, carte mentale ou encore carte cognitive, est un outil graphique qui représente visuellement les relations entre des concepts et des idées. En ceci, l'outil me semblait permettre de mettre en commun et de rendre visible la pensée abstraite qui se déroulait dans la discussion, de rendre les élèves actifs dans les échanges et favoriser leur engagement, tout en mettant un accent particulier sur les habiletés de pensée.

Forte de cette expérience pendant trois mois de confinement, j'ai eu l'honneur de présenter et d'expérimenter à nouveau le dispositif, avec un public adulte, lors des 19e Rencontres internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) du 19 novembre 2020 en ligne.

Évidemment, un tel dispositif, ainsi que mon expérience, questionnent de nombreux aspects. Est-ce une bonne manière de travailler les habiletés de pensée ? Est-ce que le dispositif et un accent particulier sur la métacognition aident les élèves à mieux organiser leur pensée, pour eux-mêmes et de manière collective ? Est-ce qu'une carte conceptuelle peut faire office de trace collective de la discussion ? Est-elle garante de la précision et de la clarté d'une réflexion philosophique ? Est-ce que des cartes collectives facilitent, ou au contraire compliquent l'animation et le déroulement des séances ?

Loin de pouvoir répondre à toutes ces questions, le présent article présente dans un premier temps le dispositif de cartes conceptuelles tel que je l'ai mis en place et expérimenté. Dans un deuxième temps, l'article développe certains intérêts, limites et leçons que j'ai tirées de mon expérimentation en classe et au NPP 2020, s'articulant autour de la métacognition et l'argumentation travaillées par le dispositif, le soutien aux gestes d'animation et l'intérêt de la trace écrite collective.

I) Des cartes conceptuelles collectives et interactives en ligne : comment ça fonctionne ?

Pour commencer, dans le dispositif tel que je l'ai conçu, les cartes conceptuelles viennent comme supports aux discussions philosophiques. Les participants se retrouvent ensemble, pour une session de discussion philosophique, pendant un temps donné. En ceci, les sessions de discussion philosophique se déroulent comme une discussion en présentiel et se distinguent donc d'autres dispositifs distanciels dits asynchrones, où les participants apportent leurs contributions à des instants différents.

Le déroulement général des séances ne change pas fondamentalement d'une session en présentiel. Lors de mes interventions dans la classe de primaire de Genève, les questions étaient déjà posées en avance lors d'une séance spécialement dédicacée à une recherche de questions. Par manque de temps, j'ai également proposé une question d'emblée lors de l'exercice aux NPP. Ensuite, j'introduisais, avec les élèves, la question du jour avec une activité d'ancrage. Contrairement aux discussions en présentiel, ces activités étaient un peu limitées. Parmi celles qui ont bien fonctionné, je note en premier des histoires fictives, menant au dilemme philosophique sous-tendant la question. Les élèves sont embarqués par leur imagination et l'histoire leur donne du matériel sur lequel commencer la discussion et ancrer leur réflexion, avant de monter en abstraction. Pour ceci, la plateforme de visioconférence suffit. Une deuxième activité qui fonctionne particulièrement bien à distance, est une montée en abstraction guidée par le biais de questions de plus en plus abstraites. Les élèves peuvent prendre position aux questions de différentes manières sur les cartes conceptuelles, leur permettant de prendre en main petit à petit l'outil informatique. Je leur demandais par exemple de rajouter une bulle et d'inscrire leur nom à côté de la position qu'il défendait. Les élèves appréciaient particulièrement cette activité, dans la mesure où ils pouvaient penser la question individuellement, matérialiser leur pensée, puis voir s'ils avaient changé d'avis après la discussion. Enfin, comme en classe, j'introduisais un rôle de président(e)de séance3, qui s'occupait de distribuer la parole et de s'assurer que tous-tes ceux-celles qui souhaitaient s'exprimer puissent le faire. Cette fonction est particulièrement appréciée des élèves et permet de décharger les fonctions d'animation. J'assumais le rôle d'animatrice de séance.

La spécificité de ces séances était la connexion sur une plateforme de visioconférence, ainsi que l'utilisation d'un outil de cartographie mentale en ligne. De manière pragmatique, j'ai choisi d'utiliser le site MindMeister qui propose une version gratuite et un outil relativement simple d'utilisation.

Sur la carte conceptuelle, la question de départ figure dans une bulle au centre d'une page blanche. Il s'agit ensuite d'ajouter une bulle par contribution et de la relier aux autres bulles selon une certaine structure, appelée le "Code Couleur" (illustration 1).

Illustration 1. Le code couleur contient cinq catégories différentes

Il me semblait en effet nécessaire de partager une structure à disposition, qui organise les interventions et la carte mentale commune. Si j'ai proposé cette structure, pour commencer avec de jeunes élèves, il est intéressant de discuter de la structure elle-même (voir 3.1).

La carte mentale s'utilise de la manière suivante. Lorsqu'un(e) participant(e) prend la parole pour exprimer son idée, il/elle précise dans quelle catégorie son intervention s'inscrit et à quelle autre bulle cette intervention répond. Ainsi, son intervention peut être une (nouvelle) question, une hypothèse (en réponse à une question), un argument (pour soutenir une hypothèse), une objection (pour contrer un argument) ou un exemple (pour illustrer un propos).

L'illustration 2 ci-dessous présente un extrait de carte conceptuelle créée avec les élèves pour illustrer l'agencement des différentes catégories.

Illustration 2

Si les participant(e)s, tant élèves que participant(e)s aux NPP, comprennent rapidement les catégories - ou du moins l'idée qui les sous-tend puisque certaines discussions à leur propos apparaissent parfois (voir 3.1.) - la prise en main du logiciel informatique est parfois difficile. Ainsi, dans un premier temps, c'est l'animateur-trice qui inscrit les contributions des participants dans les bulles. L'animateur-trice ne se fait que scribe, puisque c'est au participant de préciser la nature (couleur) de sa contribution, son emplacement dans la carte mentale et la synthèse de son idée. L'animateur-trice peut demander des précisions si l'idée ne lui paraît pas claire et demande toujours confirmation de ce qu'il rédige à l'auteur(e) de la contribution. Une fois que les participants se sont familiarisés avec le dispositif, les participants peuvent rédiger eux-mêmes leur contribution - lorsque, et uniquement lorsque, ceux-ci ont la parole. Respecter les tours de parole en parallèle de l'inscription des contributions permet en effet de ne pas saturer l'outil informatique, mais également de ne pas entraver la compréhension et la construction collective de la pensée qui se construit par étapes.

Voici l' exemple d'une carte conceptuelle complète réalisée en une séance avec la classe de 7-8P durant le premier confinement :

Document (format PDF) : Illustration 3. Carte conceptuelle sur la question : Que serait un monde sans prédateurs ? Mai 2020, Genêve

Voici la carte conceptuelle réalisée lors de l'exercice en ligne des NPP 2020 :

Document (format PDF) : Illustration 4. Carte conceptuelle sur la question : Est-ce que les voyages dans le temps sont possibles ? Colloque NPP, 19 novembre 2020

II) Affûter la métacognition et l'argumentation

Tant d'un point de vue philosophique que pédagogique, un premier élément central d'analyse est le travail sur la métacognition, ou ce que Matthew Lipman appelle les habiletés de pensée. La métacognition est ce qui permet au participant(e) de prendre conscience de ce qu'il/elle est en train de faire dans la discussion lorsqu'il/elle s'exprime, de réfléchir à la forme que prend le contenu qu'il/elle apporte. En d'autres termes, "il y a métacognition lorsque le sujet engage sa pensée à réfléchir sur elle-même"4. Est-ce que ma contribution est une nouvelle question ? Est-ce un argument supplémentaire pour soutenir une hypothèse ? Est-ce une objection contre quelque chose qui a déjà été dit ? Est-ce un exemple pour illustrer un propos, ou au contraire un contre-exemple pour critiquer un argument ou une hypothèse ? Ainsi, lorsqu'un participant(e) s'exprime, il/elle doit inscrire son intervention dans une catégorie, telle que forme et contenu de son intervention sont tous deux inhérents à sa réflexion ; il/elle ne peut pas penser sans réfléchir également à la forme que prend son intervention.

Ce travail est intéressant à plusieurs égards. Premièrement, l'état actuel de la recherche en sciences de l'éducation et en psychologie cognitive et développementale semble converger sur le fait que la métacognition est un enjeu central des apprentissages. Même si le terme de métacognition renvoie à un ensemble de compétences très large, l'idée générale affirme que prendre conscience de sa propre activité cognitive permet de mieux contrôler sa pensée et ses actions : voir par exemple Allal et Saada-Robert, 19925 ou Joelle Proust, 20136.

Deuxièmement, de ce que j'ai pu observer pendant les sessions avec les enfants et qui est également fortement ressorti lors des échanges suivants l'exercice que j'ai animé lors des NPP, il semble que cette forme de métacognition, matérialisée par un cadre formel, explicite et partagé, affûte l'argumentation. En effet, le contenu des contributions est plus précis, tant sur le vocabulaire utilisé que sur la pertinence des interventions les unes par rapport aux autres. Les contributions sont également moins répétitives, puisqu'il s'agit d'ajouter à chaque fois une nouvelle bulle, ou d'en préciser une ancienne. Ainsi, la pensée se construit de manière collective et les discussions sont plus approfondies, questionnent les concepts sous-jacents et sont mieux problématisées. Enfin, les participant(e)s utilisent davantage un vocabulaire formel, en disant par exemple : "J'ai un exemple pour illustrer l'argument d'Ophélie" ou "Une objection est possible à l'argument précédent". Cet élément visible renforce la structure de la pensée individuelle et collective.

Toutefois, le choix du dispositif et sa structure associée peut être questionnés sur certains aspects, dont notamment les cinq catégories retenues dans le code couleur de mon dispositif. Alors que Matthew Lipman retient un grand nombre d'habiletés de pensée (telles qu'argumenter, définir, donner un exemple, chercher un contre-exemple, contextualiser, comparer, etc.), j'ai réduit ces compétences, ou plutôt ces "types de contribution", à cinq : questionner, faire une hypothèse, donner un argument, faire une objection et donner un exemple. Il est évident qu'avoir une palette de catégories trop riche entraverait le dispositif dans sa réalisation pratique, et ce particulièrement avec des participant(e)s jeunes ou peu expérimentés. Par ailleurs, j'ai pensé que ces cinq catégories permettraient de couvrir une large palette de contributions et de leur donner un minimum de structure sans les dénaturer. Ainsi, un contre-exemple serait une forme d'objection, une interprétation une forme d'hypothèse par exemple.

Lors des échanges à la suite de l'exercice animé lors des NPP, une catégorie a particulièrement été débattue : est-ce qu'un exemple peut être un argument ? Il me semble y avoir une distinction conceptuelle entre les deux : un exemple est concret, alors qu'un argument requiert un niveau de généralisation plus important. Toutefois, j'ai souvent remarqué qu'il était difficile de les distinguer dans un même propos lors de discussions philosophiques. S'il me semble qu'un exemple ne peut, à lui seul, suffire d'argument convaincant, il est crucial au débat, dans une démarche inductive, pour faire émerger des arguments, et ne doit en aucun cas être ôté. En revanche, notez qu'un contre-exemple est une objection fatale, puisque face à une hypothèse ou un argument général, il suffit d'un seul exemple qui la contredise pour que celle-ci ne puisse plus se défendre.

Une autre difficulté que j'ai observée est l'utilisation d'hypothèses en les distinguant des arguments ou objections. Souvent, les participant(e)s évitent l'hypothèse, ou du moins ne lui donnent pas une grande importance, en la fusionnant avec un argument. Or, un argument soutient une hypothèse, mais n'est pas une hypothèse du fait de sa nature. Pourtant, un enjeu important des discussions philosophiques, dans une démarche lipmanienne notamment, est de s'engager dans une position et de l'étudier pour affûter ses propres opinions. A ces fins-ci, il est crucial de préciser la ou les hypothèses de recherche, avant de se lancer dans une argumentation, afin de les explorer et de discriminer si elles peuvent être retenues ou non. L'importance de garder une forme d'hypothèse dans la structure me semble de ce fait nécessaire et centrale. L'exercice de la carte mentale permet notamment de travailler précisément cet aspect de la discussion philosophique.

Outre quelques désaccords sur la structure proposée, il n'en demeure pas moins que le dispositif permet de travailler la métacognition de plusieurs manières. Ces cartes conceptuelles et leur typologie associée permettent de faciliter la focalisation sur certaines compétences métacognitives à travailler. Il peut être question de faire une recherche d'exemples spécifiquement, de travailler sur les objections, ou encore de préciser les hypothèses de recherche. Avec des étudiant(e)s plus avancé(e)s, il serait intéressant de repenser les catégories choisies. Par exemple, réfléchir à une subdivision des catégories existantes peut donner lieu à un travail formel très riche. Ainsi, il pourrait s'agir de préciser les types d'arguments recevables, de questionner si un exemple peut être un argument et de poursuivre sur ce qu'est un bon argument en philosophie. Réfléchir à ajouter, supprimer ou fusionner certaines catégories peut également être extrêmement intéressant. Ainsi, ceux-celles qui trouvent la structure limitante face aux multiples façons dont la pensée s'articule, pourraient envisager l'ajout d'une fonction "interprétation"7 par exemple. Une possibilité, suggérée lors des NPP, serait de rajouter des images, trouvées sur internet, qui représenteraient au mieux le concept discuté selon le/a participant(e). Enfin, d'autres pistes peuvent être explorées par le dispositif, comme le fait de discuter de la différence entre argumenter et conceptualiser : est-ce qu'observer le réel est la même chose que de le définir ?

Pour terminer, Gaële Jeanmart remarquait, lors des NPP, une amélioration nécessaire. Dans un processus d'investigation lipmanien, centré sur des hypothèses de recherche à explorer, il semble crucial de pouvoir valider ou invalider les hypothèses une fois que celles-ci sont sélectionnées et étudiées. Ceci donnerait une vraie force aux objections et un réel enjeu pour compléter la démarche de recherche.

Un deuxième élément central à explorer ici concerne les gestes d'animation. D'un premier point de vue, nous pourrions penser que les gestes d'animation se trouvent facilités par un tel dispositif. En effet, ceux-ci ne se concentrent presque plus qu'entièrement sur la forme des contributions, voire sur des questions de reformulation si nécessaires, mais n'est plus déconcentré par une envie de contribuer au contenu des propos. En effet, avec un aspect formel fortement explicité, il suffit à l'animateur-trice de se concentrer sur le type de contribution que le/a participant(e) souhaite faire. D'expérience, ces gestes d'animation, en plus de soulager l'animateur-trice, aident les participant(e)s à clarifier leur pensée et à rendre leurs interventions plus pertinentes et constructives. Par exemple, l'animateur-trice peut demander d'ajouter un exemple, si l'argument semble trop abstrait ou général, ou demander si la contribution est bien un argument pour soutenir telle hypothèse pour affûter la réflexion.

Néanmoins, un autre point de vue, mis en avant notamment par Michel Tozzi lors des NPP, met en exergue la surcharge cognitive de l'animateur-trice, qui fait beaucoup de choses : distribuer la parole, synthétiser les propos, questionner pour s'assurer de traduire correctement les propos, choisir et vérifier les couleurs, s'assurer que chacun(e) participe... un aspect d'autant plus important que l'interface de cartographie mentale prend tout l'écran et obstrue la tête des personnes qui parlent. À ce sujet, et comme précisé plus haut, il semble que le dispositif pourrait être repensé avec une distribution des rôles éclaircie. La mise en place d'un(e) président(e) de séance soulagerait par exemple l'animateur-trice pour la distribution de parole. Également, comme précisé plus haut avec les élèves, et dans la suite de ce qui a été proposé à l'Unesco, l'objectif final est que les participants prennent en main le dispositif et rédigent à terme eux-mêmes leurs contributions.

La prise en main de l'outil numérique est néanmoins une barrière importante à l'exercice. Aux fonctions internes de l'outil qu'il n'est pas aisé de maîtriser, s'ajoute la nécessité d'avoir un ordinateur à disposition pour participer à l'exercice. En plus de barrières socio-économiques évidentes, participer à l'exercice sur une tablette ou un smartphone (que de nombreux jeunes possèdent, au détriment d'un ordinateur) est difficile, voire impossible.

Ainsi, plus que d'imaginer un autre outil numérique de cartographie mentale, qui serait plus facile d'utilisation, il me semble envisageable de transposer l'exercice sur papier, en présentiel. Ainsi, le passage au numérique, contraint par cette période de crise sanitaire, permet de repenser le présentiel. Nous pourrions tout à fait imaginer une grande feuille, posée par terre ou accrochée sur un tableau noir, sur laquelle les participants déposeraient des post-its de couleurs adaptées et dans lesquelles ils inscriraient leur contribution. Ils la déposeraient ensuite à l'endroit adéquat de la carte mentale. Ainsi, les difficultés liées à la prise en main et à la mise à disposition d'outils numériques sont écartées, ainsi qu'une partie de la charge cognitive imputée à l'animateur-trice, tout en gardant les bienfaits du dispositif, notamment dans le travail explicite de la métacognition et de l'engagement des élèves.

III) Une trace écrite collective

Pour terminer, les cartes conceptuelles apportent une réflexion intéressante sur la question de la trace écrite laissée par les discussions philosophiques, à caractéristique principalement orale. En plus de pourvoir une trace écrite, une carte mentale, conçue et créée de manière collective, propose une trace fondamentalement collective. En effet, représenter une pensée collective par une trace créée de manière collective paraît adéquat. Or une carte conceptuelle est par essence collective, puisqu'elle mélange et structure les voix de chaque participant(e) dans un format commun et unique, où chaque participant(e) est invité(e) à contribuer. Par ailleurs, j'observe un enthousiasme particulièrement marqué à ajouter sa contribution à la carte-discussion. Les élèves semblent se prêter plus facilement à l'exercice de synthèse de cette manière, que l'on sait ne pas être une tâche facile.

Une trace non-linéaire laissée par une discussion philosophique, moins classique, en questionnera peut-être certain.(e)s. On pourra peut-être lui reprocher un manque de rigueur et de précision, ainsi qu'un manque de direction dans l'argumentation. Mais on pourrait cependant également y voir une représentation plus proche du cheminement de la pensée, retraçant mieux une pensée collective en constant mouvement, tout en conservant une rigueur formelle. A certains égards, elle me semble effectivement plus proche de l'oralité et du caractère collectif de la pensée, caractéristiques de certaines pratiques philosophiques. Pour autant, une carte conceptuelle bien structurée ne perd pas en rigueur dans l'argumentation.

Conclusion

Pour conclure, alors que je pensais initialement me servir d'un outil de cartographie mentale pour mieux engager mes élèves dans une discussion abstraite, rendue plus difficile par une modalité distancielle, je lui ai découvert de nombreux intérêts. Pour commencer, le travail certain et crucial de la métacognition dans les échanges philosophiques se révèle important dans le développement des compétences d'argumentation, tant dans sa pertinence que dans sa précision. Le dispositif facilite également des réflexions métacognitives sur l'acte de philosopher. De surcroît, l'utilisation de cartes conceptuelles aide, dans une certaine mesure, les gestes d'animation, qui portent alors davantage sur la forme des interventions plutôt que sur leurs contenus. Idéalement, les participant(e)s rédigent eux-mêmes leurs interventions, déchargeant ainsi le rôle de l'animateur-trice. Enfin, les cartes mentales proposent une alternative intéressante à la trace écrite laissée par la discussion, par son caractère fondamentalement collectif.

Si de nombreux aspects sont encore à repenser, il me semble que l'utilisation de cartes conceptuelles, interactives et collectives, comme supports aux discussions philosophiques, est une piste très prometteuse à explorer, tant au niveau pédagogique que philosophique.

Il faut noter enfin qu'une carte conceptuelle, si proche soit-elle de l'échange oral, se cantonne à une trace et ne saurait en aucun cas se substituer à la discussion orale. Étant donné son statut quelque peu hybride entre écrit et oralité, elle demeure la trace statique d'une discussion qui, elle, est dynamique. Ainsi, une carte conceptuelle peut être un bon outil, un bon support à la discussion sur le moment, et une trace intéressante en souvenir d'une discussion. Elle peut être reprise et modifiée ultérieurement pour continuer la discussion. Elle peut également servir comme support à un travail écrit linéaire ultérieur. Mais je défends que sa richesse demeure dans sa complémentarité à la discussion orale synchrone, en tant qu'outil et trace : une forme hybride de construction commune, qui mélange l'urgence de la présence d'autrui, la richesse de la pensée collective et la rigueur de l'écrit.


(1) Système scolaire suisse.

(2) Avec le TECFA (Technologies de Formation et Apprentissage) de l'Université de Genève sur le raisonnement et l'argumentation par analogies en psychologie cognitive des apprentissages.

(3) Voir la méthodologie de M. TOZZI et ses différentes fonctions sur Philotozzi | L'apprentissage du Philosopher

(4) ROUILLER, Jean (2005). De la place et du rôle des conceptions de l'auto-évaluation développées par les formateurs en enseignement primaire et en soins infirmiers dans l'accompagnement des pratiques professionnelles en formation initiale, FPSE, Université de Genève, p. 190.

(5) ALLAL, L., & SAADA-ROBERT, M. (1992). "La métacognition : cadre conceptuel pour l'étude des régulations en situations scolaires". Archives de Psychologie, 60, pp. 265-296.

(6) PROUST, Joëlle (2013). Philosophy of Metacognition: mental agency and self-awareness, Oxford: Oxford University Press.

(7) Voir par exemple les travaux de François Galichet sur le développement de cette compétence.