De l'usage du concept en méditation

Au cours de notre recherche avec Michel Tozzi, plusieurs possibilités d'allier ces deux disciplines ont émergé, mais j'ai l'intention de me concentrer sur seulement certaines d'entre elles. Je n'ai aucune formation philosophique, et j'envie ceux d'entre vous qui ont un vocabulaire précis et des concepts bien ajustés.

Dans cet article, j'utilise des extraits de la pensée philosophique bouddhiste pour étayer mes propos. Je suis loin d'être un expert en bouddhisme, et ce que j'expose ci-dessous est juste mon humble interprétation. Par ailleurs, je me dois de mentionner que la méditation est une pratique bien trop profonde pour que je m'en sente expert, même après plus de vingt ans de pratique régulière. J'espère juste pouvoir faire de mon mieux pour expliciter ce que je pense comprendre.

Merci de garder à l'esprit que mon but n'est pas de mettre en avant la philosophie bouddhiste, mais plutôt de montrer comment celle-ci fait partie intrinsèque de la pratique de la méditation.

I) Réflexion sur une expérience

Au cours de la dernière rencontre en vidéo-conférence du groupe formé par Michel, j'ai eu l'occasion de proposer une expérience qui allie la philosophie à la méditation. Je voudrais commencer cet article par une description de cette expérience.

J'ai d'abord proposé au groupe une discussion sur le thème : "Que resterait-il de nous si nous n'avions plus de mémoire ?". Sur les quelques minutes de partage (nous avions convenu d'entendre "mémoire" d'une façon assez générale, faute de temps), les idées suivantes ont été abordées :

  • plus possible de reconnaître nos amis, nous n'aborderions plus l'autre avec de la réserve ou de l'empressement ;
  • notre attitude ne serait plus conditionnée ;
  • la mémoire est le fondement de la constitution de notre identité. Un humain sans mémoire, c'est quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il est car il ne sait pas d'où il vient. Toute notre expérience est basée sur notre mémoire, c'est ce qui fait notre identité, et nous permet de donner du sens au présent et à l'avenir ;
  • c'est ma carte d'identité. C'est aussi ce qui me permet de me construire au fil du temps ;
  • c'est ce qui m'inscrit dans le temps, qui me permet d'envisager demain. C'est avec cette mémoire que je peux me créer moi-même.

Bref, en quelques minutes émergeaient des thèmes qui pourraient déboucher sur de belles explorations.

Ensuite, j'ai guidé une méditation d'un quart-d'heure. Après avoir stabilisé un peu notre esprit, en nous concentrant sur la respiration, j'ai proposé d'imaginer que notre mémoire s'arrête. Plus de mémoire... Qu'est ce qui reste ? Le but n'étant pas d'y réfléchir, mais de réellement "voir ce qui reste".

Voici quelques extraits des retours juste à la fin d'une méditation de seulement 15 minutes (retranscription fidèle grâce à l'enregistrement, merci Catherine !) :

"J'ai ressenti le souffle de vie. C'est quelque chose que je connais, que je conceptualise vachement, mais je ne l'avais jamais vécu comme ça" ;

"J'ai fait l'expérience d'être un corps qui respire, c'est comme si je n'avais plus d'esprit, un être vivant, je me suis senti simplement être un être vivant. C'est quand même assez fort comme expérience..." ;

"Pour moi ça a fait comme une sensation de libération... comme une lumière... beaucoup de joie" ;

"Mon bras n'étais plus mon bras... Comme je ne savais plus rien sur rien, il restait l'étonnement. Et dans cet étonnement, il y avait aussi l'angoisse...".

Ces extraits de cette séance nous permettent de voir qu'entre la partie discussion et la partie méditation, il y a une grande différence de vécu. L'expérience a été très différente. Et à la fin de la séance, Michel conclut en disant : "Moi qui ai une grande habitude des expériences de pensée, je me demande ce qui fait la différence entre imaginer qu'on a plus de mémoire, et l'expérience que nous venons de vivre, qui est je le ressens de nature très différente".

Je pense que cette différence est due au fait que, dans l'expérience de pensée, toute notre attention est dirigée sur la pensée elle-même : nous imaginons, déduisons, comparons, envisageons et faisons évoluer notre compréhension de ce que ce serait d'être sans mémoire. Et en méditation, nous mettons cette idée en scène, consciemment, en nous-même. Car seule une partie de notre attention est dédiée à maintenir en nous cette la question "Que reste-t-il de ce moment si je n'ai plus de mémoire ?", pour qu'elle demeure présente (on se la répète, on y revient encore et encore, après chaque moment d'égarement...). Mais une majeure partie de notre attention est disponible, car maintenir cette idée ne demande pas beaucoup d'effort, vu qu'on n'y réfléchit pas. Nous dirigeons cette attention disponible sur le ressenti généré par l'expérience de s'imaginer être sans mémoire. Nous nous imaginons sans mémoire, et naturellement, cela "efface", ou du moins atténue grandement tout ce qui a trait de façon évidente à la mémoire (la réflexion, le principe de nommer, de reconnaître ...). Alors, nous faisons un peu l'expérience de ce qu'est "être sans mémoire". Il s'agit d'aller encore un peu plus loin que de "ruminer les pensées pour les digérer", comme disait Nietzche.

Donc, à travers la question de la mémoire, nous avons abordé le thème de l'identité, de deux manières très différentes. Chaque approche nous amène une forme de connaissance différente, qui informe l'autre. Et pour vraiment explorer la question de l'identité (dans ce cas-ci), on peut imaginer de nombreux allers-retours entre la réflexion intense et l'expérimentation. Une pratique de toute une vie, au vu de l'immensité du sujet. Dans l'expérience, nous trouvons un renouveau d'inspiration qui pourra informer et alimenter la réflexion, et les conclusions de notre réflexion nous permettrons d'approfondir notre expérience.

Car nous savons que nos concepts jouent un rôle important dans notre perception de la réalité. Sans aborder à ce stade la théorie constructiviste, cela est évident au niveau psychologique, où l'interprétation et la réactivité règnent en maître.

II) Faire l'expérience de la réalité induite par nos concepts

Dans le type de méditation abordé ici (gardons à l'esprit qu'il y a plein de types différents de méditations, et qu'il faut éviter de réduire la méditation à juste un style, une technique, ou une tradition), nous cherchons à faire l'expérience vécue, ressentie, de la réalité induite par nos concepts. Vivre consciemment nos théories et manières de voir, les mettre en oeuvre en nous consciemment.

Un peu comme Einstein, qui mettait en scène son propre corps dans ses expériences de pensées, par exemple quand il imaginait ce qu'il ressentirait si son corps tombait dans le vide de l'espace. Cette expérience de pensée, appliquée à son ressenti, l'a conduit à formuler une nouvelle théorie de la gravitation1.

Dans le bouddhisme, cette approche est très utilisée. Voici deux passages de textes issus de la littérature bouddhique en lien avec mes propos :

- Passage tiré du "Girimananda Sutta" (AN 10.60) :

Et qu'est-ce, Ananda, que la perception de l'impermanence ? En cela, un bhikkhou (moine), s'étant rendu dans la forêt, au pied d'un arbre ou dans un local vide, considère ceci : "La Forme est impermanente, le Ressenti est impermanent, la Perception est impermanente, les Constructions sont impermanentes, la Conscience est impermanente". Il demeure ainsi à observer l'impermanence dans ces cinq accumulations d'attachement. Voici, Ananda, ce qu'on appelle la perception de l'impermanence ...

Et plus loin :

Il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'impermanence, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'impermanence, je vais expirer". Il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'effacement progressif, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'effacement progressif, je vais expirer". Il s'entraîne ainsi : "En contemplant la cessation, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant la cessation, je vais expirer". Il s'entraîne ainsi : "En contemplant le lâcher-prise, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant le lâcher-prise, je vais expirer.

Nous avons clairement dans cette proposition un métissage de méditation et de philosophie. Le "Bhikkou" doit, pour pouvoir pratiquer cette méditation, considérer le concept de l'impermanence, dans tous les domaines de son expérience. Il doit l'ausculter, l'analyser, chercher la faille, de manière à bien le comprendre, grâce à son discernement propre. Et dans un même mouvement, en alternance ou dans la même méditation (assis au pied d'un arbre ou dans un local vide), il peut observer la manifestation de ce concept dans sa propre expérience, pour le vérifier, apprendre à le voir en toute choses, et le rendre familier. Dans cette démarche, il n'observe pas sa respiration avec le but unique d'apaiser l'esprit, mais de garder l'esprit suffisamment paisible pour pouvoir maintenir cette manière de voir. En d'autres termes, l'objet de sa méditation est le changement, pas la respiration. Il observe et constate consciemment la naissance, la durée, et la mort des phénomènes observables (sons, sensations physiques, odeurs, pensées, émotions ...). Et cette démarche active le mène à une connaissance du sujet qui est plus complète, plus intime, plus réalisée. Cette activité répétée encore et encore l'amène à prendre conscience de ce phénomène. Cette conscience de l'impermanence, n'est plus seulement un concept compris et accepté, mais devient un savoir qui l'habite, et impacte sa manière de vivre. Il vivra avec une plus grande conscience de la mort, que ce soit la conscience de la mort de chaque instant permettant entres autres de générer patience et acceptation (face aux expériences désagréables ou difficiles) et, par rapport aux beaux moments, de les apprécier pleinement, sachant que ceux-ci ne durent pas. Mais aussi de façon plus générale, il vivra en lui avec la conscience de la mort, qui rend si vivant.

Dans le bouddhisme, il existe nombre de propositions autres que l'impermanence, que le Bouddha appelle des "perceptions". Chaque perception est une manière de voir, qui doit être comprise, pour pouvoir être appliquée, et non pas simplement acceptée, comme le montre le texte suivant, tiré du texte appelé "Alagaddupama Sutta" ( MN 22) :

Il y a aussi le cas où des hommes de clan étudient le Dhamma (philosophie bouddhiste) ... Après avoir étudié le Dhamma, ils examinent le sens de ces enseignements avec leur discernement. Ayant examiné le sens de ces enseignements avec leur discernement, ils parviennent à une acceptation réfléchie [de ces enseignements]. Ils n'étudient pas le Dhamma pour critiquer les autres ni être victorieux dans les débats....

Sans cet examen minutieux de la perspective philosophique (proposée par le bouddhisme dans ce cas-de figure), cette forme de méditation que je présente ici n'est pas accessible. "Digérer une pensée en la ruminant," comme disait Nietzsche, fait partie intégrante et inextricable de ce processus de prise de conscience, de l'intégration du savoir. Cela est à mon sens vrai même d'une réalisation profonde qui se présente de manière spontanée. Il est peu probable que celle-ci reste présente en nous, et prenne une réelle place dans notre philosophie de vie, sans passer par le processus de rumination, compréhension et expérimentation.

III) Quelques mots sur la conscience

Il a été abordé comment cette forme de méditation nous permet de faire l'expérience consciente de l'effet de nos idées, concepts, croyances, compréhensions, philosophies, et autres perspectives mentales, sur notre perception de la réalité.

Un aspect qu'il est nécessaire de développer pour pouvoir approfondir cette approche est la capacité d'être conscient de notre expérience, ce qui demande de se familiariser avec l'expérience "d'être conscient". En méditation, nous développons la capacité d'être conscient de notre respiration par exemple, mais aussi nous apprenons à "être conscient que nous sommes conscients". Et ceci sans devoir se le dire mentalement. La conscience a cela de particulier que, bien qu'elle ne soit pas un objet observable (comme une sensation physique, une émotion ou un son par exemple) - vu qu'elle est l'observation elle-même, elle est néanmoins connaissable, elle peut "se connaître elle-même".

À quelles fins ?

Reprenons le passage tiré du "Girimananda Sutta" cité ci-dessus :

Il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'impermanence, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'impermanence, je vais expirer".

L'idée qui se dégage de cette proposition est qu'il s'agit d'une pratique.

Ayant remarqué le lien entre nos conceptions et notre expérience de la réalité, nous pouvons apprendre à développer des manières de voir qui sont saines et fructueuses. Par exemple, comme nous l'avons compris, vivre avec la conscience de l'impermanence rend la vie plus riche. Le moine, au pied de son arbre ou dans son local vide, l'a compris et vu dans son expérience. Il a ressenti ce que c'est que de voir toute chose, y compris lui-même, à travers la perspective de l'impermanence. Pour fixer cette perspective, il doit encore la ruminer, examiner les implications de cette notion au regard de tous les domaines de la vie, continuer à prêter attention à sa manifestation dans son expérience, et remarquer ce que cette perception consciente a comme effet sur lui. Est-ce qu'elle éclaire sa philosophie, la stimule, lui ouvre l'accès à des compréhensions plus profondes ? Est-ce que cette conscience accrue du phénomène relâche des tensions, entraînant une diminution de l'agitation mentale et émotionnelle ? Si oui, alors le fait de la maintenir et de la rappeler régulièrement à sa conscience permettra à cette manière de voir de s'ancrer dans l'esprit, la neuro-plasticité fera son effet. Et cette perspective deviendra accessible à souhait, convocable quand nécessaire, voire même présente par défaut.

D'autres perspectives peuvent être abordées de la sorte, comme la bienveillance par exemple. Si nous comprenons et reconnaissons dans notre expérience que de voir certaines situations au travers de la perspective de la bienveillance permet de générer moins de conflits, de dénouer plus facilement les tensions, et crée une atmosphère intérieure plus agréable que celle de l'égoïsme par exemple, nous pouvons décider de favoriser cette perspective. Il faut alors lui donner de l'importance : la ruminer dans une demi-rêverie, réfléchir à ses avantages, affiner sa définition, voir s'il y a des limites, créer des situations imaginaires dans laquelle nous pratiquons et faisons l'expérience d'être bienveillant, tout en restant conscient de comment on se sent ce faisant. La perspective bienveillante prendra alors plus de place dans notre quotidien, la notion sera plus présente et plus active, notre degré de bienveillance aura augmenté.

Et nous pouvons faire cela avec la conscience de la mort, l'interdépendance, le non-soi, etc.

La suite du "Girimananda Sutta" nous dit :

Il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'effacement progressif, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant l'effacement progressif, je vais expirer".

Dans le bouddhisme, il est considéré que l'esprit joue un rôle dans la construction de la réalité. Grâce à l'observation de la respiration et, grâce au lâcher-prise induit par la perception de l'impermanence, le moine, au pied de son arbre ou dans son local vide, fait l'expérience d'un esprit qui s'apaise. Et quand l'esprit s'apaise, les phénomènes perceptibles diminuent, la réalité n'est plus construite [ou simplement plus perçue, dirons certains comme Einstein en parlant de la lune2]. En remarquant cela, le moine enrichit sa compréhension de cet aspect de la philosophie : "l'esprit joue un rôle dans la construction de la réalité".

Il s'entraîne ainsi : "En contemplant la cessation, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant la cessation, je vais expirer".

La "cessation", est un autre aspect de la philosophie bouddhiste, qui postule que l'esprit apaisé ne construit plus aucune réalité, qu'il n'y a plus aucune expérience, plus aucune perception. Cette réalisation est considérée comme désirable car étant l'accès au nirvana (quoique cela veuille dire ...). Mais cette réalisation est aussi nécessaire pour mieux comprendre des notions complexes telles que :

  • l'interdépendance, car il est compris que la réalité dépend de l'esprit ;
  • la co-émergence3, qui dit que l'esprit aussi est vide d'existence propre, et dépend de la perception. Il est vu comme émergeant et disparaissant en même temps que les manifestations perçues.

Le moine, au pied de son arbre ou dans son local vide, a longtemps étudié ces concepts, et il cherche maintenant à en distinguer des éléments dans ses méditations. Il cherche et induit à la fois.

Faire l'expérience de la cessation a bien entendu un impact profond sur la notion de soi, et de la réalité.

Il s'entraîne ainsi : "En contemplant le lâcher-prise, je vais inspirer" ; il s'entraîne ainsi : "En contemplant le lâcher-prise, je vais expirer".

Depuis le moment où il s'est assis sous son arbre ou dans son local vide, le moine n'a rien fait d'autre que de lâcher prise. La contemplation de la respiration, de l'impermanence, de l'effacement progressif et de la cessation ont permis que plus rien ne s'accroche à son esprit, et donc que la réalité ne soit plus construite.

Mais aussi il voit comment les concepts qu'il applique détermine ce qu'il perçoit (ou ne perçoit plus dans le cas de la cessation). Et cette réalisation lui permet de ne pas investir un sens de "vérité ultime", ni dans ses concepts, ni dans ses expériences. Il voit comment ils sont intimement liés, et inexistant indépendamment l'un de l'autre...Il peut alors lâcher prise et se libérer de toute notion de "vérité" et de "réalité".


(1) Source : Étienne Klein, dans sa conférence "Expériences de pensées".

(2) En entendant la théorie quantique qui dit que la matière n'existe sous sa forme solide que quand elle est observée, Einstein s'est paraît-il exclamé "J'aime à croire que la lune existe même quand je ne la regarde pas !".

(3) "Dependant origination" ou "co-dependant arising" en anglais, traduction qui m'est propre.