Une citoyenneté propre à la philosophie pour enfants ?

Une comparaison entre Dewey et Lipman à partir de la notion d'habitus

Une comparaison entre Dewey et Lipman à partir de la notion d'habitus

Introduction

L'analyse de l'héritage de John Dewey dans la philosophie pour enfants (PPE) et plus précisément dans les travaux de Matthew Lipman - considéré comme l'un des principaux fondateurs de cette pédagogie aux côtés d'Ann-Margaret Sharp - est un thème de recherche abondamment commenté, à tel point que c'est presque devenu un lieu commun. Cela s'explique notamment par les références explicites et récurrentes de l'auteur d' Harry Stottlemeier's Discovery au pragmatiste américain tout au long de ses oeuvres. Il écrit par exemple dans un article rétrospectif intitulé "Philosophy for Children's Debt to Dewey" (2008) que "la philosophie pour enfants est construite de façon délibérée sur des fondations deweyennes"1. De nombreux commentateurs ont de ce fait cherché à mettre au jour ces fondations. Parmi eux, on peut citer Jennifer Bleazby (2007), qui insiste sur un refus commun des dualismes problématiques ; David Kennedy (2012), qui montre comment l'enquête philosophique permet la reconstruction des habitudes en un sens deweyen ; ou encore Marie-France Daniel et al. (1992), qui expliquent comment la pédagogie de Lipman favorise l'idéal démocratique deweyen. Si la grande majorité des chercheurs ne nie pas qu'il existe des différences importantes entre les pédagogies des deux auteurs, il semble qu'il y ait une forme de consensus quant au fait que la PPE dans sa version lipmanienne permettrait de réaliser l'idéal démocratique deweyen d'un mode de vie associé. Il manque une étude qui mette en lien les différences pédagogiques entre le modèle deweyen et le modèle lipmanien, avec une potentielle divergence au niveau des conceptions démocratiques, et c'est précisément ce que je propose de faire dans cet article.

Plutôt que de me concentrer sur les articulations les plus évidentes entre éducation et démocratie, comme les valeurs transmises explicitement par l'enseignant ou les compétences acquises consciemment par l'élève, je propose d'analyser les systèmes pédagogiques de Dewey et de Lipman au prisme de la notion d' habitus, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu. L'angle de l'habitus offre une perspective intéressante en mettant l'accent sur les acquis inconscients de l'enfant et sur les habitudes pratiques qu'il intériorise au fil de sa socialisation. Je soutiens qu'il y a une continuité entre l'habitus éducatif et l'habitus citoyen, dans la mesure où, à l'école, l'individu intériorise un certain nombre d'habitudes relatives à la vie en collectivité, à la règle et à l'autorité qu'il mettra en oeuvre plus tard dans sa vie citoyenne. Dans cette perspective, l'étude des systèmes pédagogiques au prisme de l'habitus permet de mettre au jour des conceptions politiques concurrentes, brisant l'apparente univocité de l'éducation à la citoyenneté (entendue ici comme formation à la vie politique). Les habitudes visées et constituées par les différents modèles éducatifs sont l'indice du conflit entre des conceptions divergentes de la démocratie. Dans le cas de la comparaison entre Dewey et Lipman, cette analyse permet de faire ressortir deux habitus éducatifs distincts dont découlent deux habitus citoyens. L'enjeu de cette analyse est ainsi de souligner l'originalité de la philosophie pour enfants dans sa version lipmanienne, qui ne saurait se réduire à une continuation du projet démocratique deweyen.

I) L'irréductibilité de la PPE dans sa version lipmanienne à la pédagogie de John Dewey

A) John Dewey : une des racines principales de la pensée de Lipman

Si le mouvement initié par Lipman à la fin des années 1960, visant à introduire la philosophie dès l'école primaire, était indéniablement novateur, le philosophe américain n'a pas construit sa pensée de toutes pièces, puisant abondamment dans les arguments et les thèses de philosophes précédents - à cet égard on peut parler d'une diversité des racines de la PPE. Parmi celles-ci on peut citer Socrate, Lev Vygotsky, Gareth Matthews ou encore Charles Sanders Peirce, tout en constatant que l'influence de Dewey reste une des plus importantes dans l'oeuvre de Lipman. On peut souligner plusieurs points d'appui deweyens de la pédagogie de Lipman : 1) sa philosophie de l'enfance qui s'extrait d'une perspective comparative entre l'enfant et l'adulte et qui donne l'occasion à l'enfant d'exercer sa rationalité pour en faire un être autonome plutôt que de le préparer à une autonomie future ; 2) sa conception de l'enquête qui devient le coeur du processus éducatif, prenant la forme d'une quête collective suscitée par une situation problématique et incomplète ; 3) ses recommandations concernant la relation entre le professeur et l'élève : sans incarner une autorité verticale, le professeur conserve un rôle central puisqu'il établit les conditions de l'enquête.

Selon mon hypothèse, ces points d'appui deweyens impliquent une base commune au niveau de l'habitus démocratique : chez les deux auteurs, la citoyenneté suppose une autonomie qui se construit en lien avec la communauté, elle passe par une action collective qui prend la forme d'une enquête et elle s'appuie sur une conception faillibiliste de l'autorité et du processus de recherche. Ainsi, la présence de cet héritage deweyen rend impossible toute division tranchée entre la pensée des deux auteurs, tant au niveau pédagogique qu'au niveau démocratique.

B) Des pédagogies structurées par une rationalité différente

Pour autant, il ne me semble pas que la PPE telle que Lipman l'a théorisée puisse être réduite à une simple application des recommandations pédagogiques de Dewey à la philosophie ou à une continuation du projet de ce dernier. Certes, les deux pédagogues construisent leurs modèles éducatifs autour de la notion d'enquête [ inquiry]2 - qui débute quand le sujet voit ses croyances mises en doute par une situation incomplète le poussant à reconstruire celles-ci et à analyser le problème - mais ils ne les structurent pas selon la même rationalité.

Si l'on se penche de plus près sur le modèle éducatif deweyen, on voit que l'expérience y joue un rôle primordial. Dewey écrit au tournant du XXe siècle, dans un contexte où l'école semble se cantonner à transmettre des connaissances arides coupées des enjeux sociaux. Il recommande donc d'introduire des activités à l'école, afin qu'elle soit le lieu d'une expérience signifiante. Sa pédagogie est intimement liée à ses considérations psychologiques, puisqu'il définit la pensée comme "le discernement des rapports entre ce que nous essayons de faire et les conséquences qui en résultent" ( DE, IX). Aux yeux de Dewey, la pensée naît dans une situation incomplète, où l'on ressent un manque du fait d'une incertitude. Celle-ci pousse le sujet à chercher un moyen de parvenir à ses fins, à enquêter et tester des hypothèses de façon à sortir de la situation incomplète. Cette conviction du lien intime entre expérience et pensée conduit Dewey à introduire des activités comme la cuisine, le jardinage ou la couture à l'école. Elles constituent le point de départ de l'enquête : au cours de projets collectifs, les élèves se heurtent à des difficultés et pour les surmonter ils sont amenés à mobiliser leurs expériences passées, à analyser la situation et à élaborer des hypothèses. Ils les testent ensuite en les mettant en pratique et ils répètent cette opération jusqu'à ce qu'ils parviennent à leur fin. Le processus pédagogique deweyen est ainsi structuré par une rationalité expérimentale, si l'on entend l'expérimentation comme une méthode qui exige le recours systématique à l'expérience pour vérifier une hypothèse. À cet égard, la science constitue un modèle d'excellence aussi bien en tant que pensée qu'en tant que connaissance. Cela ne signifie pas que Dewey néglige les autres matières dans le cursus scolaire, mais que, dans chaque discipline, les qualités d'observation, d'analyse des conséquences et de prédiction - caractéristiques de l'expérimentation scientifique - doivent être travaillées d'une façon ou d'une autre et que l'expérience reste toujours le critère de validité d'une proposition.

Si l'on se tourne vers la pédagogie de Lipman, on voit que l'expérience dans sa dimension active n'y joue pas le même rôle. Certes, celui-ci a aussi à coeur d'articuler l'éducation à l'expérience des enfants : la communauté d'enquête philosophique telle qu'elle est décrite dans Thinking in Education ne débute généralement pas par une activité comme chez Dewey, mais par la lecture d'un texte fictionnel mettant en scène un problème philosophique rencontré par des enfants dans la vie quotidienne. Pour autant, elle ne tombe pas sous le coup de la critique deweyenne de l'éducation livresque et abstraite, puisque le texte favorise une identification des jeunes lecteurs et une mobilisation de leurs propres expériences relatives au problème philosophique abordé. Par ailleurs, l'expérience des jeunes peut être mobilisée tout au long du dialogue à titre d'exemple articulé à des concepts ou à des arguments. Malgré tout, l'enquête lipmanienne ne met pas en oeuvre une rationalité expérimentale, au sens où, de manière générale, il ne s'agit pas de tester les hypothèses et les définitions en les soumettant au test de la pratique au sein de la communauté d'enquête philosophique. C'est ce qui explique que la fin du dialogue mette plus l'accent sur la métacognition (via la reconnaissance collective des avancées philosophiques et des réalisations artistiques matérialisant les réponses des enfants) que sur l'expérimentation.

On pourrait objecter à ces considérations que l'enquête philosophique telle que Lipman la pense est tout autant orientée vers l'action et vers la pratique que l'enquête deweyenne : puisque le problème abordé pendant le dialogue est intimement lié à l'expérience des enfants, l'évolution de leur pensée est susceptible d'influencer leurs valeurs et leurs actions. Je reconnais volontiers cette orientation vers l'action de l'enquête philosophique, mais je tiens à souligner deux choses. La première, c'est que la dimension relative à la mise en pratique est bien moins explicite et mise en avant dans la version lipmanienne de l'enquête. La seconde, c'est que l'expérience ne joue pas exactement le même rôle que chez Dewey : la mise en pratique d'un jugement philosophique n'a pas la même fonction qu'un test expérimental. À mes yeux, cette divergence n'est pas le signe d'un défaut de la pédagogie lipmanienne, mais plutôt le signe qu'elle est structurée par une rationalité différente, que je qualifierais de dialogique. Dans l'enquête philosophique, les jeunes mettent à l'épreuve leurs croyances et les propositions sont évaluées selon des critères et des règles logiques, mais également selon la capacité à intégrer le point de vue d'autrui et la capacité à élaborer une pensée originale. Ce fonctionnement dialogique est intimement lié à la notion de pensée multidimensionnelle, chère à Lipman, qui vise à un équilibre entre la pensée critique - orientée vers la production de jugements raisonnables et autocorrectifs - la pensée créative - reposant à la fois sur un critère d'originalité et d'authenticité - et la pensée attentive - qui implique à la fois un investissement dans la question philosophique et une bienveillance vis-à-vis des autres participants3. Pour Lipman, le dialogue philosophique constitue un modèle d'excellence en matière de pensée multidimensionnelle et, en ce qu'il apporte un regard critique et métacognitif sur les autres disciplines, il doit irriguer l'ensemble du système éducatif.

Ces considérations ne visent nullement à construire un dualisme entre science et philosophie : ce serait stérile et infondé parce que les deux disciplines partagent des assises communes et parce que la logique et l'expérience jouent un rôle essentiel dans les domaines. L'enjeu est plutôt de montrer que les deux pédagogies ne sont pas structurées par la même rationalité et que de ce fait, elles sont suffisamment différentes pour construire des habitus citoyens distincts.

II) L'habitus bourdieusien : un angle de lecture politique des différences pédagogiques

Avant de se pencher plus précisément sur les différences entre Dewey et Lipman au niveau de leurs conceptions démocratiques, il s'agit ici d'expliciter la nature du lien que j'établis entre modèle éducatif et modèle politique.

Si la notion d'habitus est antérieure aux travaux de Bourdieu, c'est un terme qui a pris depuis un sens très spécifique et il convient de se pencher brièvement sur les textes de ce dernier pour en cerner les enjeux. On trouve la première définition bourdieusienne marquante de l'habitus dans Le Sens pratique, en 1980 :

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement "réglées" et "régulières" sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.

Cette définition qui, par sa longueur et sa complexité, peut sembler absconse de prime abord met en avant plusieurs éléments importants. Tout d'abord, l'habitus est un système de dispositions durables et transposables, c'est-à-dire un ensemble cohérent de tendances qui sont issues d'un conditionnement spécifique, acquises principalement pendant la petite enfance, mais prenant en compte les expériences sociales ultérieures. En ce sens, il s'agit de dispositions durables mais non figées, car susceptibles d'évoluer avec le temps. Elles sont également transposables d'un contexte à l'autre, on peut prendre l'exemple d'un enfant qui a acquis un certain habitus dans le cadre familial et qui est capable de le mettre en oeuvre dans le cadre scolaire. Ensuite, notons que l'habitus est un principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations. Cet ensemble de dispositions issu du conditionnement social détermine une certaine façon d'agir et de se présenter les choses, il se manifeste donc par un certain nombre d'habitudes pratiques. On peut reprendre ici les mots de Bourdieu "L'habitus, comme système de dispositions à la pratique, est un fondement objectif de conduites régulières, donc de la régularité des conduites [...]." (1986). L'habitus est une forme de sens pratique qui fonde la régularité des conduites, mais qui n'exclut pas la possibilité d'exceptions. Il implique une prédisposition à agir d'une certaine façon dans certains contextes, mais il y a toujours une part de vague et de flou qui fait qu'il n'est pas une stricte détermination. Enfin, la définition de Bourdieu suggère que l'habitus n'est pas mis en oeuvre de façon consciente par le sujet et il n'est pas visé explicitement par le groupe social malgré sa régularité parmi ses membres (d'où l'image d'un ensemble collectivement orchestré sans chef d'orchestre). Il est issu d'un ajustement spontané, sans calcul ni intention expresse de la part des agents sociaux.

III) La méthode de comparaison au prisme de l'habitus

Il s'agit là d'un résumé très schématique des thèses bourdieusiennes qui ne vise pas à être exhaustif, mais à fixer un cadre conceptuel pour les analyses pédagogiques qui vont suivre. Si Bourdieu a appliqué ses thèses à la sphère éducative, c'était pour mettre l'accent sur la reproduction des inégalités sociales ; je propose ici d'étudier l' habitus comme un lien potentiel entre éducation et politique. Nous avons vu que l'habitus est à la fois durable et transposable ; par conséquent l'habitus que l'enfant intériorise dans le cadre scolaire, relativement au collectif, à l'autorité et à la règle, est susceptible d'être transposé dans la vie sociale au sens large et dans la sphère de l'activité politique en particulier, de sorte que l'habitus éducatif se transforme en habitus citoyen.Par exemple, quand le cadre scolaire développe une disposition à la réception passive du savoir ou une disposition à l'attachement au groupe, ces dispositions vont être mises en oeuvre sous forme d'habitudes pratiques en classe, notamment dans la relation au professeur et aux autres élèves, mais également ultérieurement dans la vie politique, relativement au gouvernement et au corps social. Une des spécificités de l'habitus qui le rend intéressant dans cette perspective, c'est le fait qu'il est intériorisé et mis en oeuvre inconsciemment par l'élève. Là où la transmission de certaines valeurs et le développement de certaines compétences dans le cadre de l'éducation civique est un processus relativement conscient, par rapport auquel l'élève peut se positionner, soit en adhérant à ce qui lui a été transmis, soit en le rejetant, l'habitus est le fruit d'un conditionnement diffus et répété qui n'est pas nécessairement inaccessible, mais qui en tous cas est mis en oeuvre avec une forme de spontanéité. Il relève d'une habituation qui en fait presque une seconde nature, toujours prête à être mobilisée, à la fois comme tendance et comme capacité à agir d'une certaine façon. À cet égard il est relativement difficile de se détacher de l'habitus, même s'il n'est pas une pure détermination, ni une routine irréfléchie. Une autre spécificité de l'habitus par rapport aux valeurs ou aux compétences issues de l'éducation civique, c'est qu'il est visé implicitement. Il ne s'agit pas tant d'un objectif explicite que se donne le professeur ou le pédagogue, que d'un modèle, un ensemble de bonnes habitudes qu'il cherche à développer chez l'enfant en fonction de son propre référentiel. Cette visée implicite de l'habitus dépend bien entendu des objectifs explicites que se donne le pédagogue - comme dans le cas de Dewey et de Lipman - mais elle ne s'y réduit pas. L'intérêt d'une telle analyse tient au fait qu'elle est potentiellement applicable à toute pédagogie, y compris celles qui ne formulent pas d'objectifs politiques : en analysant les dispositions et les habitudes pratiques que développe un modèle éducatif, on peut toujours potentiellement mettre au jour un habitus citoyen et un modèle politique correspondant.

En guise de synthèse, on peut définir l'habitus comme un ensemble de dispositions mentales durables, issues d'un conditionnement social spécifique, qui se manifeste dans certaines habitudes pratiques. Je ne prétends pas employer le terme en son sens bourdieusien au sens strict (avec toutes les connotations et les subtilités qu'il implique), mais plutôt comme un outil conceptuel issu du champ sociologique, relativement souple, qui peut apporter un éclairage intéressant sur le lien entre pédagogie et modèle politique. Si la lecture politique des modèles éducatifs au prisme de l'habitus peut être appliquée à toute pédagogie, dans le cas de Dewey et de Lipman, il s'agit en un sens d'une méthode d'analyse anachronique, puisque le concept d'habitus leur est appliqué rétrospectivement. Si j'emploie cette méthode anachronique, c'est parce qu'elle me semble avoir des implications fécondes, en tant qu'elle met au jour deux conceptions distinctes de la démocratie.

IV) La visée de deux modèles démocratiques distincts

A) Dewey : la démocratie comme expérimentation collective

Il n'est pas facile de résumer brièvement les thèses deweyennes au sujet de la démocratie, mais on peut malgré tout souligner les éléments essentiels de sa théorie politique. Tout d'abord, la démocratie n'est pas tant à ses yeux un mode de gouvernement qu'une forme de vie sociale, "un mode de vie associé, d'expériences communes communiquées." ( DE, VII). Les deux caractéristiques essentielles de ce mode de vie sont d'une part la diversification des intérêts partagés et leur importance dans la conduite de la vie collective et d'autre part, une interaction libre entre les groupes sociaux et un réajustement constant des habitudes à cette diversité des rapports. Aux yeux de Dewey, la vie démocratique n'est pas un mode de vie parmi d'autre, mais la pleine réalisation de la communauté dans ce qu'elle a de plus fécond. Dans ce cadre, chaque individu doit rapporter son action à celle des autres, à la fois parce que l'environnement social conditionne les possibilités d'actions et parce que chaque action individuelle est susceptible d'avoir une influence sur les autres sujets. Les réflexions de Dewey dans Le Public et ses problèmes éclairent plus précisément le fonctionnement de cette société en introduisant le concept de public : "l'ensemble de ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu'il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences" ( PP, I). Le contrôle de ces conséquences s'effectue notamment par le biais de fonctionnaires et d'institutions légales qui ont à charge les intérêts du public qu'ils représentent. L'enjeu pour un public est dès lors d'arriver à la reconnaissance de lui-même pour avoir suffisamment de poids dans la sélection de ses représentants officiels, et ainsi promouvoir la poursuite des intérêts partagés. Le problème pointé par Dewey est celui de l'éclipse du public : l'évolution des conditions socio-historiques a altéré la perception des conséquences en intensifiant les réseaux de transports et de communication, conduisant ainsi à la désorganisation du public démocratique. Dans ce nouveau cadre, les conséquences sont ressenties, subies, plutôt que contrôlées et connues, c'est-à-dire référées à leur origine. Pour Dewey, la solution à cette crise du public se trouve dans la communication qui doit nécessairement prendre la forme d'une enquête sociale s'inspirant de la méthode expérimentale. Cela signifie que face à une difficulté, les citoyens doivent être capable de s'organiser en communauté et de mettre en oeuvre les propositions d'action sociale comme des hypothèses qu'il faut sans cesse réviser plutôt que comme des dogmes qu'il faudrait appliquer coûte que coûte.

Il s'agit là encore d'un résumé très schématique, mais qui suffit pour souligner la convergence entre l'habitus éducatif et l'habitus citoyen chez Dewey, tous deux caractérisés par une tendance à l'expérimentation. Les traits essentiels de cet habitus deweyen sont :

1) La coopération amicale, c'est-à-dire la capacité à penser et à agir en groupe. La pédagogie deweyenne habitue les enfants dès le plus jeune âge à résoudre les problèmes ensemble en mutualisant leurs expériences et en se répartissant les tâches, ce qui développe à la fois un attachement au groupe et une tendance à la coopération qui se retrouve dans la théorie politique deweyenne.

2) L'attention aux conséquences : face à un problème, les enfants doivent enquêter et tester par eux-mêmes leurs hypothèses, ce qui les amène à imaginer des conséquences possibles et ensuite à les observer attentivement. Cet habitus de l'observation et de la prévision des conséquences se retrouve au niveau du citoyen dans la théorie politique deweyenne : pour pouvoir se constituer en tant que public, les individus doivent être capables d'identifier les conséquences qui les affectent collectivement, de les rapporter à leur origine pour pouvoir les contrôler.

3) Une tendance à l'action : dans le modèle éducatif deweyen, l'enfant n'est pas face à une autorité verticale incarnée par le professeur, par conséquent il ne développe pas de passivité vis-à-vis des figures d'autorités, mais une propension à l'action. En l'absence de source de connaissances toutes prêtes, il est amené à agir pour tester la validité de ses idées, comme le veut la structure expérimentale de l'enquête. Là encore, cette tendance à l'action se retrouve au niveau démocratique : les citoyens ne sont pas passifs face à l'autorité gouvernementale, mais bien capables de renouveler les modes d'actions sociale face à des difficultés.

B) Lipman : la démocratie comme communauté auto-correctrice raisonnable

Décrire la conception lipmanienne de la démocratie s'avère également complexe, car il n'a pas dédié d'ouvrage spécifiquement aux questions politiques, celles-ci sont toujours abordées en lien avec l'éducation. On peut néanmoins identifier les traits principaux de l'idée de démocratie en analysant les réflexions éparses de Lipman à ce sujet. Il écrit par exemple dans Philosophy Goes to School : "On accepte communément l'idée qu'une société démocratique est constituée de citoyens équipés de façon à pouvoir évaluer le fonctionnement des institutions sociales. Une telle évaluation implique nécessairement une facilité chez les citoyens dans l'emploi des critères."4 Comme chez Dewey, la société démocratique est caractérisée par l'enquête sociale, mais elle ne se fait pas selon les mêmes modalités : chez ce dernier, les citoyens évaluent et modifient les institutions en fonction des conséquences qu'elles produisent, chez Lipman, c'est en fonction de leur validation de certains critères (il mentionne notamment des idéaux comme la liberté et la justice). On peut raisonnablement supposer que cette enquête sociale prend la forme d'un dialogue raisonné entre les citoyens, même si Lipman ne précise pas les modalités institutionnelles d'un tel dialogue.

Là encore, on discerne aisément une convergence entre l'habitus éducatif et l'habitus citoyen. S'il est indéniable qu'il partage certains traits communs avec l'habitus deweyen, on peut en souligner trois caractéristiques spécifiques :

1) La disposition à l'évaluation métacognitive : en pratiquant régulièrement des dialogues philosophiques, les enfants acquièrent l'habitude d'évaluer les propositions au prisme de critères explicites. Ils développent ainsi une spontanéité dans l'emploi des outils logiques et une sensibilité métacognitive à ce qui fait la qualité de la pensée, ce qui les pousse à s'engager dans l'autocorrection à l'échelle individuelle et collective. Cette disposition se retrouve chez le citoyen : il doit faire preuve de raisonnabilité pour évaluer les institutions collectivement et être capable d'expliciter et de discuter ses critères avec les autres citoyens, de façon à construire une société auto-correctrice.

2) Une habitude d'inclusion et de co-construction : la PPE habitue les enfants à donner la parole à ceux qui se sont le moins exprimés dans le dialogue mais également à co-construire en incluant la pensée d'autrui dans ses interventions. Au niveau citoyen, cela implique une disposition à laisser la parole aux groupes potentiellement exclus du débat public ainsi qu'un certain rapport aux opinions dites problématiques : l'extrême n'est pas juste un repoussoir mais quelque chose qu'il faut comprendre, apprivoiser pour en identifier les failles. La démocratie lipmanienne implique de ne pas voir l'opposant politique comme un ennemi qu'il faut réfuter, mais comme une occasion de penser.

3) Une tendance à l'expressivité et à la créativité : la forme même de l'enquête lipmanienne - le dialogue oral - habitue les jeunes à prendre la parole mais aussi à être fier de l'originalité de leurs contributions. En engageant les jeunes à ne pas se contenter de répéter le discours dominant et à élaborer leur propre pensée, la pédagogie de Lipman s'oriente vers une citoyenneté créatrice, c'est-à-dire marquée par l'inventivité des citoyens dans le renouvellement des valeurs politiques et morales.

Conclusion

La comparaison des pédagogies de Dewey et de Lipman au prisme de l'habitus fait ainsi ressortir avec évidence la différence entre les modèles démocratiques qu'ils visent : d'un côté, une expérimentation collective et de l'autre, une société auto-correctrice structurée par le dialogue.J'ai ainsi essayé d'apporter un nouveau regard sur les tensions entre les textes deweyens et lipmaniens : loin d'y voir une insuffisance de la part de Dewey - qui n'aurait pas su introduire la philosophie à l'école - ou une mauvaise application des principes deweyens de la part de Lipman, il me semble que les deux systèmes éducatifs sont également valables et féconds, incarnant deux options, pas diamétralement opposées bien entendu, mais malgré tout suffisamment différentes pour renvoyer à des modèles politiques distincts. Par cet article, j'ai également essayé de montrer plus largement la fécondité de la méthode de la comparaison au prisme de l'habitus dans le champ éducatif. D'une part, elle permet d'identifier de potentiels décalages entre ce qu'une pédagogie veut accomplir - par exemple l'ouverture d'esprit et l'autonomie - et ce qu'elle accomplit réellement - par exemple une habitude passive dans le cas d'un cours magistral. D'autre part, cette méthode permet d'éclairer sous un jour nouveau les enjeux politiques des différentes pédagogies, y compris au sein d'un même mouvement. À cet égard, on peut voir dans les différentes méthodes en PPE qui coexistent aujourd'hui autant d'interprétations différentes du modèle démocratique, construites par des habitus distincts.


(1) "Philosophy for Children is built unapologetically on Deweyan foundations."

(2) Je choisis de traduire le terme " inquiry " par "enquête" pour insister sur la spécificité du terme et sur ses connotations pragmatistes - connotations qui sont perdues avec un terme plus large comme "recherche" (bien que ce dernier soit plus souvent employé dans les études consacrées à la philosophie pour enfants).

(3) C'est pour rendre compte de ce double sens que j'ai choisi de traduire " caring " par "attentive", plutôt que par "empathique" ou "attentionnée" qui insistent davantage sur la dimension sociale du care.

(4) "It is commonly accepted that a democratic society consists of citizens equipped to assess how well the institutions of that society are working. Such evaluation necessarily requires citizens who have facility in employing criteria."