Professeur de philosophie : tensions et dilemmes du métier, l'option de l'innovation

Ce texte reprend l'intervention faite le 20 octobre 2020, dans le cadre du séminaire du Collège international de philosophie organisé par Rémy David, directeur du programme : "L'enseignement de la philosophie en tensions : quels dilemmes de métier ?"

Introduction

Il y a tension dans une activité professionnelle quand l'acteur (ici le professeur de philosophie) est confronté sur le terrain à une difficulté qui interpelle sa professionnalité (dans son identité professionnelle et disciplinaire, ses objectifs et méthodes, sa planification...). Par exemple quand l'enseignant se demande comment il va faire son cours en présence de l'inspecteur, dans une situation d'évaluation. Ou quand il se demande comment, dans un contexte d'année d'examen, il va traiter la totalité des nombreuses notions du programme dans un capital limité de temps.

Certaines tensions sont propres à tout enseignant, inhérentes à la fonction éducative et l'activité pédagogique (ex. tenir compte dans l'évaluation en cours d'année du niveau de l'examen ou/et des progrès individuels d'un élève ; articuler exigence disciplinaire et bienveillance interpersonnelle...). D'autres sont propres à une discipline donnée (ex. en philosophie, exposer la pensée des auteurs ou/et donner la priorité au développement de sa propre pensée).

Les tensions peuvent devenir contradictoires, lorsqu'il est confronté à des choix aux logiques différentes. Ex. faire son cours comme d'habitude, ou faire un cours conforme aux attentes supposées de l'inspecteur. Un dilemme de métier est le choix entre plusieurs solutions à un problème (ici pédagogique et/ou didactique), ayant chacune une logique de légitimité (dans l'exemple de l'inspection, être fidèle à son propre style ou se conformer à une norme externe). Ces solutions sont parfois articulables entre elles dans une pratique de compromis, ou alternatives et conflictuelles si la contradiction parait insurmontable.

L'activité, le travail réel d'un prof de philo est déterminé notamment par sa position dans une hiérarchie professionnelle (inspecteur et chef d'établissement), sa place dans un système (enseignant avec un statut de fonctionnaire ou non), sa fonction pédagogique d'enseignant (gestion d'un groupe-classe et de ses apprentissages), sa formation initiale et continue, générale et disciplinaire, la nature et les exigences du concours de son recrutement, ses représentations du métier (de professeur et de philosophe), les contraintes institutionnelles liées au programme et à l'examen, l'épistémologie et la didactique spécifique de sa discipline, les habitus de son corps professionnel etc.

Toutes ces déterminations peuvent créer des tensions, des contradictions et des dilemmes (C'est notre première partie). Une des façons de les trancher, c'est, face aux difficultés voire aux impasses auxquelles se heurte le paradigme traditionnel de l'enseignement philosophique, faire le pari de l'innovation dans l'enseignement philosophique (C'est notre deuxième partie).

Première partie - Les dilemmes pédagogiques et didactiques du professeur de philosophie

L'enjeu de repérer ces dilemmes est notamment de mieux comprendre l'activité réelle d'un enseignant donné, plus globalement de cartographier les difficultés rencontrées sur le terrain, et d'y ajuster la formation initiale et continue du corps.

Nous allons, sans viser l'exhaustivité, en explorer six, qui s'articulent entre elles. D'autres contributions au séminaire du Collège international de philosophie en pointeront d'autres.

I) Logique d'enseignement versus logique d'apprentissage ?

Cette contradiction est peut-être la plus structurante, car elle traverse de part en part les représentations que l'on se fait de l'enseignement philosophique, de l'identité professionnelle du professeur de philosophie et de sa pratique en classe.

A) La logique d'enseignement est celle qui privilégie le rôle du maître. Celui-ci a fait de longues études académiques, généralement motivées par la discipline, plus que par son enseignement. Il a passé des concours difficiles, est légitime par la qualité de son savoir philosophique acquis et le mandat donné par l'institution pour le transmettre, ce qui lui donne ou devrait lui donner) une double autorité. Cette conception traditionnelle est celle des jurys de concours de recrutement et de l'inspection de philosophie, dont l'objectif de contrôle est surtout de s'assurer du niveau philosophique de l'enseignant ; celle aussi de l'association majoritaire des enseignants de philosophie (L'APPEP). Elle est dominante dans les classes de terminale des lycées d'élite et les classes préparatoires, où elle fonctionne encore relativement bien.

Elle puise dans une tradition philosophique, devenue un mythe qui habite l'inconscient collectif du corps : les philosophes de l'Antiquité ont tenu école (qui à l'Académie de Platon, au Lycée d'Aristote, au Portique des Stoïciens ou au Jardin d'Epicure...), autour d'un maître à penser et à vivre entouré de disciples.

Cette filiation s'incarne dans le cours magistral, dont le paradigme est la "leçon" d'agrégation, déroulement structuré d'un exposé sur une notion ou une question, nourri de références philosophiques, qui représente par analogie le modèle du cours idéal en classe, et fonctionne encore dans sa pureté originelle en khâgne. La "liberté pédagogique" officiellement reconnue par l'institution, et chère aux enseignants de philosophie, trouve ici ses limites face à ce modèle prescriptif - et donc évaluatif - dominant et reproduit, notamment à l'université...

Le rôle des élèves est quant à lui d'être bien attentifs, d'essayer de comprendre la parole savante du maître, de prendre scrupuleusement des notes et de s'inspirer (du charisme ?) de ses cours pour tenter de penser par eux-mêmes, tout particulièrement dans leurs dissertations, dont l'enseignant évaluera le résultat final (évaluation sommative du "produit"). Dans cette perspective, l'exposé de l'élève est l'analogon du cours du maître, une "petite leçon".

B) La logique d'apprentissage est historiquement plus moderne, nourrie pédagogiquement par l'Education Nouvelle et ses méthodes actives, et didactiquement par la constitution depuis les années 1970 de didactiques disciplinaires. Elle met l'accent sur l'élève, celui qui apprend, car c'est à lui que s'adresse l'école. Ce qui est important en classe, c'est la démarche d'apprentissage de l'élève, ce qui va favoriser son apprentissage du philosopher. Le rôle du maître change de ce fait : plus qu'un transmetteur de contenus, il devient un médiateur, un facilitateur des apprentissages. Ce qui importe est moins d'abord ce qu'il va dire dans un cours de philosophie soigneusement préparé, que ce qu'il va leur faire faire dans des situations d'apprentissage disciplinaire qu'il construit (travail de groupe, dispositif de discussion, exercices de conceptualisation etc....). L'élève devient plus actif en cours : il intervient, interagit, dit son point de vue, le confronte à celui de l'enseignant et celui de ses camarades. L'enseignant n'explique plus un texte devant ses élèves, ce sont ceux-ci qui deviennent, sous sa conduite, lecteurs individuels et collectif. Il ne se contente pas de montrer - pédagogie de l'imitation - l'architecture de son cours ou le corrigé d'une dissertation, comment il faudrait faire, il accompagne les élèves au cours même de leurs productions par des feed-backs (évaluation formative au cours du "processus" de production, et non sommative du produit terminal). Il n'enseigne pas uniformément à des esprits semblables qui ont en commun la raison, mais il différencie ses méthodes pour tenir compte de la diversité des styles cognitifs de ses élèves. On trouve cette conception et cette pratique dans des mouvements pédagogiques comme le GFEN et son secteur philosophie, ou à l'Acireph (association minoritaire mais plus pédagogiquement progressiste) et elle est mieux adaptée dans la pratique, par ses méthodes actives, à l'enseignement technique.

Cette opposition de deux logiques (certains diront entre des anciens et des modernes) correspondant à des "idéaux-types", peut paraître schématique dans sa description binaire, mais on constate aisément l'une ou l'autre dominante dans les pratiques (avec aussi beaucoup de nuances entre les deux). Elle soulève des critiques réciproques : la première apparait à la seconde comme élitiste, historiquement élaborée pour un public scolaire socialement très sélectionné, et qui n'a pas tenu le choc d'un enseignement de masse : le cours magistral facilite de fait l'apprentissage du philosopher pour les élèves les plus motivés scolairement, attentifs en classe, favorisés socioculturellement, proches linguistiquement et culturellement du maître. Elle convient peu aux "nouveaux lycéens" (F. Dubet). Elle entrave par ailleurs toute pratique innovante, qui serait en rupture avec le modèle traditionnel soutenu institutionnellement. La première reproche à la seconde d'être influencée par les mouvements pédagogiques et les sciences de l'éducation, qui dénaturent la spécificité de la philosophie : son pédagogisme démystifie l'autorité du maître et de son savoir ; il déstabilise l'identité disciplinaire du professeur de philosophie, en le ravalant du rang de "maître (à penser)" au rang d'animateur ; il dérive en démagogie, en se mettant au niveau de l'élève, en l'engluant dans sa doxa, et donc en abaissant les exigences de la discipline, alors que c'est l'élève qui comme son nom l'indique doit s'élever jusqu'au maître.

On pourra dire que cette opposition est une fausse alternative, d'une symétrie caricaturale, à la limite idéologique, et qu'il faut dans un cours à la fois des méthodes actives et des cours magistraux, question de planification et de pondération... Reste qu'il y a bien là deux logiques divergentes, qui constituent à minima une tension dans la pratique, qu'il faut articuler au mieux. Tout enseignant de philosophie doit négocier, surtout avec les élèves les plus nombreux et les moins bien dotés en capital culturel (P. Bourdieu), cette tension dans son identité professionnelle : professeur et maître versus facilitateur ou animateur, sujet transmissif supposé savoir versus sujet médiateur des apprentissages.

II) Connaissances versus compétences ?

A) Enseigner des connaissances

Ce clivage opposant logique d'enseignement et logique d'apprentissage en recoupe un autre. Car on peut définir d'un côté la philosophie comme l'ensemble du corpus des textes philosophiques. Un enseignement de la philosophie n'aurait aucun sens alors sans la référence à des philosophes reconnus : il s'agit, selon Hegel, d'"apprendre la philosophie". Mais on peut d'un autre côté penser qu'enseigner la philosophie, c'est, selon Kant, "apprendre à philosopher", à penser par soi-même, à penser plus qu'apprendre des pensées.

Il y a là une tension. Tangible lorsque l'on examine comment ces deux pôles sont institutionnalisés : à l'enseignement de l'histoire de la philosophie chronologique sur trois ans dans le système italien, on opposera le parti pris du philosophe américain M. Lipman de ne citer dans ses supports pédagogiques pour l'apprentissage du philosopher aucun nom de philosophe ou de doctrine philosophique. La France a une position intermédiaire puisque l'on doit apprendre à philosopher en s'inspirant des philosophes : témoin à l'examen une épreuve de commentaire d'un texte philosophique choisi dans une longue liste d'auteurs... mais la connaissance de l'ouvrage, et même de l'auteur, n'est pas exigée !

Une façon de durcir cette tension est d'opposer la transmission par l'enseignant de contenus philosophiques à l'appropriation par l'élève de compétences philosophiques.

Chaque versant a ses arguments et ses limites voire dérives. La force de l'enseignement de contenus est de mettre directement en contact les élèves avec les oeuvres, les textes, la production philosophique, de ne pas dévoyer le coeur de cible de l'enseignement, la philosophie incarnée par le philosopher des philosophes, de donner à la philosophie toute sa place de forme culturelle particulière développée historiquement, et de la déterminer comme discipline scolaire spécifique. On est là dans une conception patrimoniale et culturelle de l'enseignement philosophique. L'école a pour mission de transmettre les temps forts et les acquis des penseurs de notre culture occidentale : la maïeutique de Socrate, le doute cartésien, l'impératif catégorique kantien, la dialectique hégélienne, la critique marxienne du capitalisme, la suspicion nietzschéenne, la liberté sartrienne etc.

Mais on peut apprendre des pensées sans apprendre à penser par soi-même. Il suffit de les avoir un peu comprises et surtout de les mémoriser. On peut connaître la logique d'Aristote sans pouvoir éviter soi-même les sophismes, comprendre le cheminement des méditations cartésiennes sans mettre soi-même en doute ses préjugés etc. Parce que la philosophie est aussi et d'abord une pratique (de pensée et de conduite), même si elle peut être éclairée par des connaissances... De plus les élèves à faible capital linguistique et culturel peuvent être désarmés devant des cours de niveau trop élevé, des textes ardus, des notes basses qui les dégoûtent vite de la discipline.

S'il s'agit par ailleurs de se centrer dans l'enseignement sur des philosophes, qui doit être considéré comme philosophe digne du panthéon philosophique ? Quels sont les critères de philosophicité d'un auteur pour qu'il devienne pour le programme de philosophie un philosophe ? Un examen historique des différents programmes français montre la variabilité des auteurs retenus, malgré un noyau stable. Certains auteurs apparaissent puis disparaissent (ex. : Cicéron). Il faut attendre qu'ils soient morts pour qu'ils soient reconnus. Ce furent jusqu'il y a peu uniquement des hommes, et de la tradition occidentale. La liste aujourd'hui s'étend, mais la philosophie analytique reste un parent pauvre etc. S. De Beauvoir fut longtemps considérée comme mineure, et son entrée au programme est contestée par certains... Les écrivains-philosophes trahissent-ils la pureté philosophique de leur oeuvre ? M. Gauchet est-il plutôt un historien, E. Morin ou A. Honneth un sociologue, plutôt que des philosophes ? Les frontières sont fluctuantes entre philosophie, littérature et sciences humaines...

B) Ou s'approprier des compétences ?

La référence à des philosophes est certes utile pour approfondir sa pensée, mais est-ce une condition sine qua non pour commencer à penser ? Ne faudrait-il pas avant tout que les élèves s'approprient les processus de pensée philosophique, comme la problématisation ou la conceptualisation, car ce sont ces démarches intellectuelles qu'on leur demande de mettre en oeuvre à l'examen dans une dissertation ? Enseigner des compétences philosophiques devrait donc être le noyau de l'enseignement philosophique pour apprendre aux élèves à philosopher.

On objectera alors que des compétences s'exercent toujours sur des contenus, et non à vide, sinon elles restent trop formelles. On se demandera si la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation sont des compétences spécifiquement philosophiques ou transversales, à tout le moins communes à plusieurs disciplines : on raterait dans ce cas la spécificité de la discipline. Par ailleurs, cette notion de compétence est suspecte pour l'institution philosophique et certains philosophes, parce qu'elle provient d'une part des sciences de l'éducation, imprégnées de behaviorisme ou de cognitivisme, et de certaines didactiques disciplinaires encourageant le pédagogisme ; et d'autre part de l'entreprise et de l'enseignement professionnel, à l'orientation idéologique néo-libérale... On évite donc soigneusement dans le programme français le mot de compétence, non sans contorsion, puisque l'on parle dans sa dernière mouture de savoir faire et de capacités...

On comprend ainsi quelques enjeux de la controverse. On ne peut dépasser cette tension, voire ce dilemme, qu'en essayant d'articuler au mieux des connaissances et des compétences : mais comment ?

III) Obéissance au travail institutionnellement prescrit versus pratiques militantes ou innovantes ?

Quid de la liberté philosophique et de la liberté pédagogique dans la profession face aux contraintes et obligations du métier ?

Le travail prescrit au professeur de philosophie de classe terminale est de traiter le programme officiel (toutes les notions, et certains ouvrages ou extraits de philosophes), et de préparer ses élèves à l'examen et à ses épreuves.

La "liberté philosophique", droit d'adopter personnellement une orientation philosophique dans son cours (être par exemple platonicien ou marxiste), est en principe acquise. Mais il ne faut pas dans les faits déroger à des pratiques "républicaines" et "laïques", en étant en classe par exemple militant politique ou religieux, car c'est la neutralité du fonctionnaire qui pourrait être transgressée. Cette position d'un philosophe libre dans une institution qui lui pose des limites peut poser un problème à qui par exemple professe le "cynisme provocateur" d'un Diogène, ou qui lutte en marxiste contre un gouvernement "néo colonial"...

De même, la "liberté pédagogique" de l'enseignant, façon de choisir ses supports, démarches, méthodes pour atteindre les objectifs fixés, est officiellement garantie. Mais les représentations modélisantes de l'Inspection Générale de philosophie et les pratiques dominantes de ceux qui ont le pouvoir dans l'institution (professeurs d'université et de classes préparatoires, membres des jurys des concours etc.) favorisent de fait certaines pratiques au détriment d'autres : par exemple le cours magistral structuré d'un bon niveau philosophique préféré à la discussion avec et entre les élèves, jugée doxologique et inconsistante ; ou la dissertation jugée plus formative que d'autres genres philosophiques d'écriture (essai, dialogue...), pourtant utilisés par les philosophes eux-mêmes... Cette pression normalisante qui pèse historiquement de tout son poids évaluatif sur les représentations et les pratiques du corps des professeurs de philosophie, est confortée par la forme et le contenu des formations initiales et continues proposées : conférences sur des auteurs ou des notions au programme, travail sur les exercices convenus (dissertation, commentaire de textes). Il n'y a par exemple -paradoxe pour des spécialistes de la réflexion-, aucune culture de l'analyse des pratiques professionnelles dans le corps des inspecteurs et des professeurs de philosophie, alors que se sont développées des méthodes diverses pour mieux comprendre l'activité réelle du métier (GEASE - groupes d'entraînement à l'analyse des pratiques professionnelles-, entretien d'explicitation, auto-confrontation simple ou croisée à partir de vidéos etc.). Cette tradition de pratiques conventionnelles et de formations reproduites entrave de ce fait l'innovation pédagogique et didactique dans la profession, jugée dans sa majorité assez pédagogiquement conservatrice par rapport à d'autres disciplines, plus perméables à des évolutions.

IV) Philosophe versus professeur de philosophie

La philosophie est enseignée en classe terminale (avec désormais une option interdisciplinaire en première). C'est un héritage historique de la classe de rhétorique au 19e siècle, avec 9h de philosophie par semaine, centrale dans le système éducatif. La représentation d'alors, persistante dans l'inconscient de l'institution philosophique, est que la philosophie est la discipline reine, au sommet de la hiérarchie des disciplines, comme la figure l'iconographie moyenâgeuse : elle est donc à la fin, car elle constitue le couronnement des études secondaires, comme un regard réflexif sur le savoir accumulé durant le parcours scolaire.

Du fait de ce statut méta surplombant de discipline particulière, son enseignant n'est pas un professeur comme les autres. Son identité professionnelle se confond avec son identité disciplinaire : il est avant tout philosophe, "maître-à-penser". D'où l'admiration pour les professeurs de philosophie qui étaient philosophes (Lagneau, Bergson, Alain etc.), et développaient en classe leur propre philosophie. La propension à se prendre soi-même pour un philosophe quand on est enseignant de philosophie est accentuée par la difficulté des concours de recrutement, en particulier l'agrégation, fondés sur un niveau philosophique consistant (d'où des notes très basses), qui est un rite de passage pour être reconnu et admis dans le petit cercle des élus.

Cette aura du professeur de philosophie s'est historiquement réduite, avec le déclin des études "littéraires" par rapport aux matières scientifiques, la diminution des horaires et coefficients au bac, la féminisation du métier, les stratégies de réussite scolaire des parents... Il est considéré aujourd'hui comme un professeur, et un professeur comme les autres, et doit se contenter, non sans nostalgie pour certains, d'être tel. D'autant que la profession d'enseignant a beaucoup évolué, ses conditions de travail sont parfois problématiques, ses fonctions se sont différenciées et multipliées (ex : importance de l'orientation, de l'éducation et pas seulement de l'instruction, etc.), son public a changé et s'est diversifié, majoritairement moins séduit par le charisme de son image...

Se considérer aussi, et peut-être d'abord, comme professeur, et pas seulement comme "philosophe", implique un remaniement profond de son identité professionnelle. Il faut davantage aujourd'hui pour enseigner la philosophie, surtout dans certaines classes technologiques, prendre en compte la dynamique du groupe classe, régler des problèmes d'autorité voire de discipline, faire de la pédagogie pour motiver les élèves...

Être à la fois professeur et philosophe dans ses représentations et ses pratiques ne va donc pas aujourd'hui de soi, et peut entraîner de la souffrance au travail.

V) Enseignement d'élite versus enseignement de masse ?

La leçon d'agrégation reste le modèle implicite du cours magistral en classe. Cet idéal-type imprègne encore le corps professionnel. Il présuppose que les élèves sont indifférenciés, ont déposé à la porte de la classe leurs particularités individuelle et sociale, sont des êtres de raison désincarnés, prêts à recevoir la parole du maître.

On oublie alors que l'enseignement philosophique s'est constitué et s'est créé sa culture d'enseignement à un moment où les élèves étaient scolairement et socialement sélectionnés, représentant une faible part d'une classe d'âge. C'était un enseignement pour les enfants de l'élite. C'est aujourd'hui, avec la large démographisation de l'enseignement, un enseignement de masse. Cela change complètement la donne de l'enseignement philosophique. Mais un décalage subsiste entre les changements pédagogiques et didactiques nécessaires à la prise en compte du public aujourd'hui scolarisé, et les normes en vigueur héritées de la tradition.

Prendre la mesure de la différence entre un enseignement pour une élite (1% en 1900) et un enseignement pour la moitié d'une classe d'âge est capital pour redéfinir les modalités de son enseignement. On ne peut plus dire que l'élève doit s'élever au niveau du professeur sans se rendre compte que l'enseignant doit se mettre à sa portée pour être efficace. A moins d'être élitiste, de ne s'intéresser qu'aux élèves qui suivent, de ne prendre que les bonnes classes, d'aspirer à devenir enseignant en classe préparatoire ou à l'université, et de n'être à aucun prix volontaire pour expérimenter la philosophie en lycée professionnel où elle est absente...

Il y a donc là une tension entre ceux qui voudraient maintenir dans leur enseignement les exigences pour une élite, quitte à vouloir supprimer la philosophie dans les séries technologiques, parce que les élèves ne sont pas intéressés ou capables de philosopher ; et ceux qui pensent qu'il faut prendre les élèves tels qu'ils sont, et élargir la discipline philosophique aux lycées professionnels, en adaptant ses modalités d'enseignement... C'est en fait un dilemme en grande partie politique, sur la démocratisation de l'enseignement philosophique. Accepte-t-on ou non, dans une perspective démocratique, d'enseigner ou non la philosophie à tous les lycéens (et à tous les enfants ?) ? Est-on prêt alors à adapter son enseignement, à se former différemment.

VI) Évaluateur et préparateur au bac versus facilitateur de l'apprentissage du philosopher ?

La philosophie est enseignée à la fin du secondaire, avec l'échéance du bac. Le rôle du professeur de philosophie est de préparer à cet examen et à ses épreuves. Il faut donc dans l'année leur proposer une méthode pour réaliser ces épreuves, leur faire faire des dissertations et commentaires de textes philosophiques, des exercices préparatoires, leur rendre des copies évaluées, faire des corrigés censés leur fournir des modèles etc. L'enseignement est donc subordonné en amont aux exigences des épreuves de l'aval, il cherche l'efficacité de la réussite, et les conseils donnés peuvent être très formels.

Ceci implique par exemple que la dissertation est philosophiquement formatrice (elle est incontournable pour l'institution), et que les enseignants peuvent avoir une bonne méthode pour y préparer. Mais il se pourrait que d'autres "genres philosophiques" soient aussi formateurs (comme l'essai, utilisé au Québec, ou le dialogue...). Il se pourrait aussi qu'il ne soit pas suffisant pour un élève d'avoir un modèle de dissertation (ce n'est pas parce que l'on me montre que je sais forcément faire), ou des critères de réussite (évaluation sommative du résultat), pour en rédiger : ce qui compte, ce sont plutôt les critères de réalisation, qui peuvent orienter et réguler au fur et à mesure le processus de planification et de rédaction. Encore faut-il franchir le pas pédagogique d'une évaluation plus formative.

Ce qui est aussi contraignant dans le métier, c'est d'avoir à traiter le programme, toutes les notions du programme (pour éviter le cas où le sujet porterait sur une notion non abordée). Mais il y a beaucoup de notions, le temps disponible dans l'année est limité, et il y a toujours des aléas, des contraintes qui se présentent... Alors on fait à la fin quelques cours magistraux bien consistants pour être quitte avec ses obligations réglementaires, en croyant que cette avalanche d'informations va être métabolisée... Il y a là une tension entre les contraintes institutionnelles du programme et de l'examen, et le rythme d'assimilation des élèves. Les conditions de l'apprentissage du philosopher ne sont donc pas toujours (souvent ?) réunies tant chez les enseignants que chez les élèves quand il y a une telle pression exercée, car la pensée demande de la liberté et une temporalité de maturation.

Deuxième partie - L'option de l'innovation pédagogique et didactique dans l'enseignement de la philosophie

Tous nos travaux depuis 30 ans, d'abord comme professeur de philosophie dans l'enseignement technique à Narbonne, puis à l'université de Montpellier, ont contribué à un aggiornamento de l'enseignement philosophique français, d'une part par une critique de son paradigme traditionnel (cours magistral du maître, référence à des auteurs, dissertation de l'élève), d'autre part par l'expérimentation et l'analyse de nouvelles pratiques, accompagnées de formations nouvelles et de recherches universitaires (thèses). On pourra se référer pour des développements à mes articles et ouvrages, gratuitement disponibles sur mon site (www.philotozzi) ou ma revue Diotime (www.educ-revues.fr/diotime). Je pointerai ici quelques-uns de ces éléments innovants. Ils ont beaucoup bousculé l'institution philosophique, ils ont fait naître des controverses dans le corps professionnel, ce qui m'a permis d'approfondir et d'aller plus loin, et le débat continue, d'autres chantiers apparaissent...

I) Une approche didactique de l'apprentissage du philosopher

Ma thèse de 1992 s'intitule : "Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher". Prenant acte du mouvement d'émergence de didactiques disciplinaires depuis les années 1970 (d'abord en mathématiques puis...), je me suis interrogé sur l'absence d'élaboration d'un champ didactique en philosophie, et j'en ai alors tenté une certaine configuration. J'ai trouvé des points d'appui au départ non dans la philosophie elle-même, qui s'affirmait être sa propre didactique par le seul mouvement de son déploiement magistral en classe, mais dans les sciences de l'éducation, qui travaillaient les théories de l'apprentissage, les obstacles rencontrés par les enseignants pour enseigner et les élèves pour apprendre, et les propositions pour les surmonter.

J'ai été inspiré en particulier par les différentes didactiques disciplinaires, dont certains concepts avaient une certaine transversalité (ex. la transposition didactique), et pouvaient avoir un sens dans l'apprentissage du philosopher ; d'autres semblaient avoir été élaborés en fonction de la spécificité épistémologique de la discipline (ex. la pratique sociale de référence en technologie). J'essayais donc dans ma discipline de transposer certains concepts disciplinaires en fonction de la particularité du champ philosophique d'une part, et d'autre part de créer de nouveaux concepts (ex. la DVDP, Discussion à Visées Démocratique et Philosophique).

Référence : Perspectives didactiques en philosophie, éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques (SLD de Michel Tozzi), Edit. Lambert-Lucas, 2019.

II) Une logique d'apprentissage plus que d'enseignement

L'approche didactique s'intéresse à la relation que l'élève entretient avec le savoir (pour moi philosophique), et comment le maître peut être un médiateur pour que l'élève se l'approprie : on est donc dans une logique d'apprentissage, en se plaçant du point de vue de celui qui apprend et non de celui qui enseigne. Il y a là une posture nouvelle de l'enseignant, qui reconfigure son identité professionnelle, en étant accompagnateur d'une démarche d'appropriation plus que simple transmetteur de son savoir.

III) L'accent mis sur les compétences plutôt que sur les contenus

Partir de l'élève, considéré dans ma discipline comme "apprenti-philosophe", c'est se demander ce qu'il doit s'approprier pour commencer à philosopher. J'ai donc réuni à partir de 1989-90 une vingtaine de professeurs de philosophie, et leur ai demandé ce qu'ils attendent qu'un élève fasse quand il rédige une dissertation. Nous avons ainsi dégagé empiriquement les "compétences" qu'ils attendaient en tant que correcteurs (en particulier au bac). Ils étaient formulés sous forme d'opérations intellectuelles, de processus de pensée : problématiser la question posée, c'est-à-dire dégager un problème philosophique sous-jacent à la question, avec ses enjeux humains, l'urgence existentielle de le résoudre, la ou les difficultés rencontrées pour y parvenir ; conceptualiser la ou les notions contenues dans la question, pour configurer plus précisément par un parcours l'idée générale souvent floue de départ, en s'aidant de distinctions conceptuelles avec d'autres notions dont on a besoin pour élaborer ce concept ; explorer les différentes thèses-réponses possibles pour résoudre le problème en argumentant leur solidité ou en critiquant leur inconsistance... Bien que mes collègues soient d'obédiences philosophiques très diverses, il y avait là un consensus didactique, qui pouvait être l'assise d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, puisqu'on détenait ainsi des clefs pour l'entrée de leur apprentissage dans la pensée.

Ma définition didactique (et non philosophique, car celle-ci est introuvable, dépendant de chaque philosophe) du philosopher, dont l'avantage est d'être opératoire, fut alors la suivante : "Philosopher c'est, dans le mouvement et l'unité d'une pensée habitée par la recherche du sens et visant la vérité, tenter d'articuler, sur des notions et questions-problèmes essentiels pour la condition humaine, des processus de problématisation de questions, de conceptualisation de notions et d'argumentation rationnelle de thèses et d'objection".

Restait à inventer des exercices qui leur permettaient de s'exercer à ces processus et de les articuler, sans se cantonner à ceux traditionnels de la dissertation ou du commentaire de texte.

Référence : "Une approche de la philosophie par compétences". Page d'accueil du site www.philotozzi.com

IV) Une différenciation de la pédagogie (méthodes, démarches, supports...) au lieu du même cours à tous et des mêmes types d'exercice

D'où une diversification des situations d'apprentissage proposées pour apprendre à philosopher. Deux exemples :

A) L'élargissement de l'apprentissage du philosopher à différents types d'écrit

Pourquoi en effet s'en tenir à la dissertation, s'il y a d'autres genres d'écrit qui peuvent développer ces compétences ? Car on sait que la dissertation est un genre né au sein de l'école à la fin du 19e, et très peu utilisé par les philosophes. Ceux-ci ont philosophé à travers différents genres d'écriture : l'aphorisme (Epictète, Nietzsche), l'essai (Locke, Leibniz), le dialogue (Platon, Malebranche), la correspondance (Descartes, Leibniz, Spinoza), le journal (Kierkegaard), le roman (Sartre, Camus), et même le poème (Lucrèce, Voltaire) ... Nous avons testé auprès d'adultes et d'élèves certains de ces genres, qui ne manquaient pas de "philosophicité" ! Cela relativisait du coup le caractère incontournable de la dissertation, épreuve d'ailleurs très française !

Référence : Diversifier les formes d'écriture philosophique, CRDP Languedoc-Roussillon, 2000.

B) La didactisation de la discussion à visée philosophique, et pas seulement le cours et la dissertation

C'est en effet l'écrit qui est privilégié dans le paradigme français : on apprend à philosopher en dissertant, l'oral n'est qu'au "rattrapage" du bac, et jouit d'une réputation d'"insoutenable légèreté" philosophique. M. Lipman ne proposait au contraire, dans ses communautés de recherche, et même en terminale, que des discussions orales. Face à cette minoration de l'oralité dans l'enseignement philosophique français (et pourtant Socrate n'a rien écrit !), et postulant à titre heuristique que l'on pouvait se former philosophiquement pas seulement en écoutant un cours, en lisant des auteurs ou en écrivant des dissertations, il m'a semblé important de tenter une didactisation de la discussion à visée philosophique.

Certes les échanges entre élèves sont souvent, comme dans un café, doxologiques : on peut n'y échanger, même démocratiquement, que des préjugés. On peut parler pour ne rien dire, ou sans consistance rationnelle. Il fallait donc travailler sur les conditions nécessaires pour qu'une interaction puisse devenir philosophique (sans jamais être à coup sûr du résultat). La matrice du philosopher était ici utile : à condition que la discussion d'une part respecte une "éthique communicationnelle" (Habermas), d'autre part soit animée par l'enseignant, vigilant sur les processus de pensée que les élèves doivent mettre en oeuvre (problématisation, conceptualisation et argumentation rationnelle). D'où la mise au point d'un dispositif connu sous le nom de DVDP (Discussion à Visées Démocratique et Philosophique).

Références : "Animer une Discussion à Visées Philosophique et Démocratique" ; et "Observer une DVDP". Page d'accueil du site www.philotozzi.com

V) Une évaluation plutôt formatrice que sommative

Dans cette perspective, le rôle de l'enseignant est d'accompagner les élèves dans leur tentative de philosopher. Un des points d'appui est de les aider à s'autoévaluer dans ce parcours en vue d'une autocorrection régulatrice de leurs essais. Il faut donc les guider en leur proposant d'une part des critères de réussite qui leur permettent de se faire une représentation assez claire de l'objectif à atteindre ; d'autre part et surtout des critères de réalisation qui leur permettent d'agir pour y parvenir. On aura reconnu là une démarche d'évaluation formative ou formatrice, qui agit tout au long du processus, et ne s'en tient pas à l'évaluation sommative du produit final.

VI) L'ouverture de nouveaux chantiers

De nouvelles pratiques se développent en classe terminale, qui contribuent à renouveler l'enseignement de la philosophie. Outre les démarches remarquables du secteur philo du Gfen depuis les années 1991 (colloque des philosophes, procès philosophique, diffusées dans sa revue Pratiques de la philosophie), citons par exemple, plus récentes :

Nous travaillons actuellement sur deux recherches :

A) L'articulation possible entre méditation de pleine conscience et philosophie

Il s'agit de dépasser la simple juxtaposition prônée par l'association Seve entre méditation et (puis) atelier philo, pour tenter une relation plus étroite entre les deux activités. J'ai ainsi esquissé quatre conditions pour que la méditation soit philosophiquement formatrice :

  • que le contenu de ces méditations soit philosophiquement porteur ;
  • que la DVDP qui suit soit en relation étroite avec le contenu de la méditation :
  • que la méditation soit guidée dans le sens du a) ;
  • que la DVDP dépasse les orientations suggérées par la méditation pour élargir la pensée...

Référence : "L'émotion et la raison dans la réflexion", ou "Allier Méditation et Discussion philosophique", Diotime n° 86, octobre 2020.

B) L'intérêt et les limites de nouvelles pratiques philosophique en distanciel développées pendant le confinement de mars-mai 2020.

Durant le confinement en France de mars à mai 2020, mais aussi dans d'autres pays du monde, compte tenu de la rupture de l'enseignement et plus généralement de toute vie sociale et notamment associative, se sont développées de nouvelles pratiques philosophiques, dont la caractéristique était d'être "virtuelles" (avec comme perspective la "continuité pédagogique" dans le cadre scolaire, et la poursuite de pratiques dans la cité : cafés philo, ateliers philo pour enfants et adultes etc.).

Se pose, d'autant que certaines se poursuivent désormais, la question de savoir quel peut être leur intérêt. Maintenir certes une communication quand elle est impossible. Mais au-delà, quelle analyse peut-on mener de l'utilisation de certains outils numériques ? Quels avantages, quelles limites, voire quelles dérives présente le "distanciel" par rapport au "présentiel" ?

Est ainsi née une controverse pédagogique et didactique. Certains voient dans le virtuel une réalité et une perception d'autrui appauvries (ex. : un à deux sens maintenus sur cinq !), un déficit de communication, une disparition du corps incarné, d'un lieu commun partagé, de la convivialité de la rencontre, dénient même au virtuel le statut de réalité, et y voient une tentative anti-pédagogique de modifier la relation entre les enseignants et les élèves, de plus tributaire des aléas techniques de l'outil.

D'un autre côté, la pratique en situation virtuelle permet de se rencontrer avec une économie considérable d'énergie, de temps (ex : pas de déplacement), d'argent, facilite la participation internationale, l'attention des participants. Elle serait une opportunité de tester de nouvelles façons de faire complémentaires, qui peuvent avoir aussi des avantages à découvrir en les pratiquant sans a priori négatif.

Il est donc utile d'approfondir les avantages, les limites voire les dérives du distanciel par rapport au présentiel. D'analyser ce qui change dans les conditions de la communication, mais aussi peut-être dans le contenu d'échanges qui se veulent philosophiques... De déterminer si ces nouvelles pratiques doivent être promues ou non. Si non pourquoi ? Et si oui, à quelles conditions techniques, pédagogiques et didactiques ?

Références : Les articles et dossiers sur la question dans Diotime n°85 (Juillet 2020), 86 (octobre), 87 (janvier2021) et 88 (avril 2021).

VII) L'accompagnement de l'émergence de la philosophie avec les enfants

La philosophie avec les enfants a été initiée en France par le groupe de l'AGSAS à partir de 1996 et amenée du Québec dans les années 1998. Je me suis dès le départ intéressé à l'élargissement de cet apprentissage du philosopher, comme le préconisait Montaigne, en postulant l'éducabilité philosophique de l'enfance, en soutenant les praticiens innovateurs sur la question, en mettant au point un dispositif d'atelier philosophique de discussions pour la classe, avec des formations ad hoc et un pôle recherche à l'Université de Montpellier (plus d'une dizaine de thèses soutenues).

Cette innovation a soulevé une polémique dans la profession et avec l'Inspection de philosophie, qui trouvait les enfants trop jeunes, peu matures par leur courte expérience, leur langage rudimentaire, leur développement cognitif insuffisant et leurs faibles connaissances. Il a fallu argumenter philosophiquement pour montrer que c'était d'une part souhaitable, dans une perspective à la fois réflexive et citoyenne, et d'autre part possible, par le développement d'expériences solides sur le terrain, accompagnées par la formation et la recherche. Il y avait bien sur les acquis de l'oeuvre de M. Lipman et de son équipe depuis les années 1970, approfondis par des universitaires dans nombre de pays, et le soutien de cet élargissement par l'Unesco, mais c'était dérangeant pour la culture historique de l'enseignement philosophique en France.

Référence : La philosophie avec les enfants - Pourquoi ? Comment ? (Sld. D'Olivier Blond-Rzewuski), Hatier, 2018.

VIII) L'appui au développement de pratiques philosophiques dans la cité

Cette extension de pratiques philosophiques nouvelles s'est étendue à la Cité. Marc Sautet créait le premier café philo à Paris en 1992, et la formule se développa. D'autres formes de pratiques apparurent, qui renouaient avec certaines traditions philosophiques en les renouvelant (ex. la rando philo et les péripatéticiens), en les transformant (ex. la consultation philosophique, imprégnée de maïeutique socratique) ou en créant de nouvelles (ex. le ciné philo) ... Je fus fortement intéressé par ces nouvelles pratiques : j'anime un café philo à Narbonne depuis 1996 ; j'ai cocréé en 2004, à la suite de l'Université Populaire de Caen, une Université Populaire avec un atelier philo pour enfants et un autre pour adultes, organisé des banquets philo, des randos philo, des séances de théâtre-philo, de danse-philo etc. J'accompagnais ma (ces) pratiques d'analyses pour les formaliser, en extraire le sens, mais aussi expérimenter en séminaire interne de nouvelles formules...

Il m'apparaissait qu'il y avait, comme l'a vécu Socrate, un rôle nécessaire du philosophe dans la Cité, épistémologique, éthique et politique, et qu'il ne fallait pas cantonner (réduire ?) la philosophie à sa forme scolaire et universitaire. Ces pratiques hors institutions officielles laissaient en effet une grande place à l'initiative et la créativité (d'où bien des approximations, dont profitaient les gardiens du temple de la philosophie pour jeter le bébé avec l'eau du bain).

Référence : Nouvelles pratiques philosophiques - Répondre à une demande sociale et scolaire, Chronique Sociale, Lyon, 2012.

Conclusion

Être professeur de philosophie est aujourd'hui difficile, comme professeur et comme philosophe. Le métier donne lieu à des tensions multiples, provenant notamment : d'une moindre considération de la discipline et de la profession chez les élèves et leurs parents ; de conditions de travail dégradées ; de la place terminale de la philosophie à l'école, avec la pression de l'examen ; de normes pédagogiques institutionnelles en vigueur et de certains habitus de la profession qui font pression sur les pratiques, et entravent l'innovation ; d'une formation inadaptée et du refus de l'aggiornamento pédagogique et didactique qui s'imposerait ; de ses exigences souvent élitistes par rapport à un public désormais de masse ; de programmes vastes et trop indéterminés ; d'une identité professionnelle en reconfiguration... Ces tensions entraînent souvent une souffrance au travail palpable, qui se retourne contre les enseignants, et parfois contre leurs élèves.

Il faut donc faire un diagnostic lucide de l'état de la profession : ses concours de recrutement, ses modalités d'évaluation, de formation initiale et continue, analyser les pratiques de classe et les difficultés rencontrées, les efforts de renouvellement entrepris pour faire face, les innovations qui changent les perspectives. C'est le sens de nos travaux critiques et prospectifs de recherche et de formation, par la contribution à une didactique de l'apprentissage du philosopher en classe terminale, mais aussi à l'école primaire et dans la Cité, qui permettent en retour de renouveler le travail qui se fait en classe...