Ecrire dans le cadre d'ateliers philosophiques avec des élèves de cycle 3. Le cas de la problématisation

I) Problématiser : un enjeu éducatif contemporain

La situation internationale du printemps 2020, avec la crise sanitaire provoquée par le COVID-19 et la période d'incertitude politique, économique et sociale qui en a découlé, confirme que nous vivons dans un monde hautement problématique (Fabre 2018) avec de surcroît, en raison de la place centrale des réseaux sociaux pendant la période de confinement, le triomphe du sentiment de "post-vérité"1 qui menace les fondements mêmes de notre système éducatif : "Comment définir une démarche éducative qui puisse éviter les écueils de la crédulité et de l'hypercriticisme ?" (Fabre 2019). Lutter contre toutes les "formes de scléroses intellectuelles" passe par une véritable culture de la problématisation (ibid.).

Pour reprendre les expressions de M. Fabre dans Éduquer pour un monde problématique, le monde contemporain est un monde où les vérités n'apparaissent plus comme des essences stables mais comme des noeuds de problèmes à résoudre car "ce qui [le] caractérise [...] est le fait que rien n'y aille plus de soi, qu'aucune orientation n'y apparaisse, à première vue du moins, plus légitime qu'une autre." (2011, p.8). De ce fait, un travail de déconstruction / reconstruction est sans cesse nécessaire et grandir en raison est un processus incessant de problématisation qui tire ses ressources de la démarche elle-même, en articulant doutes et trouvailles provisoires. "Penser, désormais, relève de la recherche et de l'invention plus que de l'explicitation d'un savoir déjà là." (Fabre 2009, 8). Cette posture problématisante ne devra pas être confondue avec la "manie questionnante [...] qui prétend à chaque instant tout mettre en question et qui confond bavardage et débat ou controverse" (Fabre, 2009, 12). Il s'agira "d'éviter les postures symétriques du dogmatisme et du relativisme, qui apparaissent comme deux maladies de notre postmodernité" (Fabre 2011, p.10).

Enseigner à penser, c'est donc enseigner à poser, construire et résoudre des problèmes (Fabre, 2009), et non imposer ou proposer de simples réponses à des questions que le maître a lui-même posées. L'enseignant n'est pas celui qui pose ses questions mais celui qui accompagne dans la formulation même des questions, dans le questionnement des questions et dans la structuration par les élèves de réponses, toujours provisoires. Ces réponses n'auront de sens, en tant que savoirs nouveaux, que rattachées aux problèmes qui les ont générées et aux nouveaux problèmes qu'ils engendreront (Fabre 2011). L'enseignant est donc celui qui développe "le désir du problème", pour reprendre les mots de Sébastien Charbonnier (2014), caractéristique première d'une posture philosophique : en philosophie, le "désir de savoir" est désir de questionner qui suppose donc un "érotisme des problèmes" (2014).

II) Problématiser en philosophie

Dans ce contexte, la pratique de la philosophie semble particulièrement adaptée. Elle permet de s'engager explicitement dans le refus du dogmatisme et du relativisme en comprenant ce qu'est une authentique culture de l'enquête (Dewey [1938] 1967) : "Le philosophe a cette particularité d'aimer les problèmes et de s'y confronter, alors que la plupart des gens essayent au plus tôt de les contourner, de s'en débarrasser, de les résoudre. Problématiser est un "geste philosophique", non naturel, mais réflexif, une posture, un habitus à acquérir, une compétence à travailler". (Tozzi 2019b, sans numéro de page)

La problématisation en philosophie, malgré ses spécificités, mais avec toute la rigueur et la systématicité qui la caractérisent (Jeanmart, in Tozzi 2019a, chap. 3, p), et en ce qu'elle tend à l'universalité, peut guider dans l'appréhension d'une authentique "pédagogie du problème", pédagogie qui dépasse les travers de l'intégrisme et du relativisme par la recherche de problématiques communes qui fondent un "universel modeste". Il s'agit d'une pratique du doute méthodique, de type cartésien, de l'étonnement et de la zététique. En grec, problema représente une pierre d'achoppement, rencontrée sur un chemin et empêchant d'avancer. Problématiser serait donc formuler une problématique, c'est-à-dire élaborer l'énoncé d'un problème. "Problématiser, c'est a) l'examen d'une question, b) par une pensée articulant données et conditions du problème, dans un cadre déterminé, c) par une pensée qui se surveille elle-même, d) dans une perspective heuristique" (Fabre, 2017, p. 18). Il s'agit d'interroger les questions avant d'y répondre, dans le cadre de la quête de l'universel (Connac 2018, III.).

Il s'agit donc d'une capacité à interroger le réel d'un point de vue éthique, esthétique, épistémologique, politique ou existentiel ; à questionner les évidences, les opinions, pour identifier les préjugés, sans pour autant tomber nécessairement dans le scepticisme ou le relativisme ; à débusquer les présupposés d'une affirmation ou d'une question ; à générer des apories ; à formuler des hypothèses, pouvant être soumises à la critique.

III) La compétence à problématiser et les "critères de réussite" d'une "bonne problématisation"

Pour travailler cette compétence, différentes entrées (ni chronologiques, ni hiérarchisées) sont possibles et souhaitables, qui succèdent à la formulation d'une question générique dite "à visée philosophique" :

  • Adopter une posture philosophique, avoir une intentionnalité philosophique : rendre problématique son rapport à la certitude ;
  • Se poser des questions identifiées comme "philosophiques" ;
  • Questionner la ou les questions dans leur formulation, travailler cette formulation ;
  • Chercher derrière une question un problème, un noeud, une aporie ;
  • Identifier des possibles, formuler des hypothèses.

Et concernant la question générique, philosophique ou "à visée philosophique", différents critères de recevabilité peuvent être listés au cycle 3 :

  • La présence d'une formule interrogative ;
  • que le champ des potentielles réponses soit philosophique, et non scientifique ("Comment fait-on les bébés ?"), juridique ("A-t-on le droit de rouler sans permis ?"), littéraire ("Que va faire le héros de l'histoire ?"), etc. ; même si l'on accepte la porosité de ces catégories ("Peut-on tuer ?" peut être et juridique et philosophique...) ;
  • qu'elle soit reconnue pour universelle, d'un point de vue diachronique et synchronique ;
  • que la question soit ouverte, dont la réponse n'est pas immédiate, autrement dit qu'elle soit "discutable".

Concernant ce dernier critère, la "discutabilité" de la question peut elle-même être établie selon trois caractéristiques :

  • qu'elle soit sans présupposés : critique;
  • qu'elle mène à une pluralité de réponses possibles : complexe;
  • qu'elle soit originale et/ou authentique : créative.

IV) Expérimentation au cycle 3

A) Contexte et participants

Notre recherche doctorale, consacrée à la didactique de l'écriture philosophique, baptisée Phil2éc (Philosophie à l'école et écriture) s'inscrit dans une perspective collaborative (Morrissette, 2013). Il s'agit d'une collaboration de deux ans, entre un groupe d'enseignants d'école élémentaire et de collège (4 enseignants de classes de CM1/CM2 et 1 enseignante de 6ème) et le doctorant, dans laquelle chaque partie est actrice. Un programme d'intervention est co-élaboré à la lumière des apports de la didactique de la philosophie, de la didactique de l'écriture et en intervention pédagogique. Ce programme est expérimenté dans des classes de cycle 3 et amené à évoluer grâce à l'analyse des données collectées (corpus de productions écrites des élèves, séances d'ateliers de philosophie en classe filmées et retranscrites, entretiens avec les élèves retranscrits) au cours de séminaires. Cette analyse sera enrichie par celle des verbatims des réunions de travail avec l'équipe d'enseignants engagés dans la recherche, des traces des différents moments de collaboration, d'entretiens de co-explicitation retranscrits ou de confrontations croisées (Vannier 2012, Vinatier 2010).

En amont, dans le cadre d'une phase exploratoire, des ateliers de philosophie privilégiant des pratiques écrites ont été coconstruits et mis en place en 2019/2020, auprès d'une classe de CM1/CM2 située en zone rurale. L'amplitude d'intervention fut de 6 mois (1ère, 2ème et 3ème périodes scolaires), en 3 séquences de 3 à 4 séances (10 séances au total). L'enseignante n'étant pas acculturée à la philosophie pour enfants, c'est le chercheur qui a mené les séances, élaborées par ses soins.

La classe a été choisie pour son hétérogénéité au niveau de la compétence des élèves à rédiger, ce qui a permis d'apercevoir les possibilités d'une étude de cas contrastés. Les élèves étaient issus de catégories socio-économiques hétérogènes. La cohorte était qualifiée par l'enseignante d'une "grande hétérogénéité dans les résultats scolaires", d'un "niveau scolaire globalement fragile" (ce jugement étant fondé sur les résultats aux évaluations nationales), plusieurs élèves bénéficiant d'un programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), certains suivis par le réseau d'aide (RASED), avec un grand contraste d'implication dans les tâches scolaires et un rapport à l'écrit globalement difficile.

Une forme d'inhibition par rapport aux tâches d'écriture a d'ailleurs été rapidement constatée, dès les premières séances, de nombreux élèves ayant de la peine à passer à l'écrit, voire même refusant d'écrire, ce qui a pu se révéler déstabilisant pour le chercheur comme pour l'enseignante, la volonté affichée étant pourtant de les reconnaitre explicitement comme "sujets-écrivant" (en les reconnaissant comme des "interlocuteurs valables"), de les inscrire dans un projet qui soit le leur, de valoriser toutes les tentatives et d'apporter des situations inductrices facilitatrices. Afin de les "désinhiber", il a été rapidement décidé de leur proposer d'apposer une pastille verte sur leur cahier de philosophie s'ils acceptaient d'être lus, une pastille rouge dans le cas contraire. A notre grande surprise, la quasi-totalité des élèves ont apposé une pastille rouge et se sont alors mis à écrire... Ce qui est une donnée non négligeable pour notre recherche et conforte le postulat que l'élève doit être libéré dans et par l'acte d'écriture en déscolarisant/re-skholarisant l'écriture à l'école2.

B) Méthodologie

Les séquences font ici l'objet d'une analyse qualitative. Il s'agit de faire ressortir la capacité des élèves à formuler des questions à visée philosophique et à problématiser de telles questions.

L'analyse proposée est fondée sur deux types de matériaux : les collectes au tableau des questions produites, oralisées par leurs auteurs ; et les verbatims des séances, comportant parfois la justification par l'auteur de sa proposition de question, toujours les réactions des autres élèves et l'étayage de l'animateur (le chercheur). Chaque élève disposait d'un cahier de philosophie, mais comme expliqué plus haut, la majorité n'a pas souhaité le rendre accessible aux enseignants.

C) Dispositif analysé

Nous ne nous attarderons que sur les moments concernant les phases de problématisation. Les modules ont évolué en fonction des résultats obtenus.

Lors d'un premier module composé de 4 séances, les élèves ont choisi de travailler sur le thème de la liberté.

1/ Le protocole initial qui leur a été soumis est celui décrit dans un précédent article (Blond-Rzewuski 2019) : à partir d'un support inducteur dont la compréhension a été vérifiée (ici le court métrage : The Black hole 3, il a été demandé aux élèves de lister individuellement les thèmes de discussion possibles suggérés par l'histoire ("les mots pour débattre à partir de ce film") et, suite à une mise en commun au tableau, de voter pour le thème qui leur semblait le plus emblématique et le plus problématique (pour lequel ils se posaient des questions). Ensuite, il leur a été demandé d'écrire individuellement : "toutes les questions que tu te poses ou que l'on peut se poser sur [la liberté], en tant qu'humain". Tous les élèves sont parvenus à rédiger a minima une question, la moyenne étant de deux. L'inhibition était déjà palpable, certains ayant besoin de dicter leurs idées à l'adulte.

Les questions ont ensuite été listées au tableau, en éliminant au fur et à mesure les redondances et en opérant des rapprochements (proximité). Les élèves ont été systématiquement invités à expliciter chaque question, à chercher "en quoi elle pose un problème". Si nécessaire, un travail collectif de reformulation et de questionnement des questions a été effectué, l'animateur provoquant ce questionnement :

  • soit pour expliciter une question ambigüe ou non comprise de tous (par exemple, "Est-ce qu'on est obligé d'être libre ?" est devenu "Doit-on vouloir être libres ?") ;
  • soit pour évacuer un présupposé ou une doxa sous-jacente ("Pourquoi la liberté c'est de ne rien faire ?", qui sous-entend que la liberté c'est forcément de ne rien faire, est devenu "Est-ce que la liberté c'est de ne rien faire ?") ;
  • soit tout simplement pour obtenir une forme interrogative syntaxiquement correcte ("On est libre de voler ?" est devenu "Est-on libre de voler ?").

L'élève auteur de la question était en droit de refuser la formulation collectivement proposée. Etant donné qu'il s'agissait d'une première séance, certaines questions peut-être philosophiquement imprécises ou confuses ont été validées.

Voici la collecte obtenue :

Questions obtenues lors de la première séance du premier module

Qu'est-ce que la liberté ? Qu'est-ce qui fait qu'on est libre ?

Est-ce que la liberté c'est de ne rien faire ? C'est de faire ce que l'on veut ?

Est-ce que la liberté est partout ? Est-ce qu'il y a des moments où on est libre ?

Est-ce qu'on utilise sa liberté ?

Doit-on vouloir être libres ? Qui y a-t-il de bien dans la liberté ?

A quoi ça sert de faire ce que l'on veut ?

A quoi ça sert de désobéir ?

A quoi sert la liberté si on a des interdictions ?

Pourquoi choisir ?

Est-ce que la liberté est un droit ?

Est-ce que la liberté c'est le droit des hommes et des femmes ?

Pourquoi les pauvres n'ont pas la même liberté que nous ?

Pourquoi les migrants n'ont pas la liberté ici ?

Pourquoi on n'a pas la liberté de faire ce que l'on veut ? Pourquoi on n'a pas le droit de tout faire ?

Pourquoi y a-t-il des règles dans la vie ? Est-on obligé de respecter les règles ?

Pourquoi est-on obligé de travailler ?

D'où vient la loi ?

Devons-nous faire la loi ?

Est-on libre de voler ?

Il est remarquable de voir la qualité de ce premier recueil, dans une classe qui n'a jamais pratiqué d'ateliers philosophiques. Toutes ces questions sont bien d'ordre philosophique (au sens défini précédemment) et un large spectre de thématique est abordé : anthropologique, éthique, politique, existentiel... : remise en question de l'évidence qu'"être libre c'est faire ce que l'on veut"  ; formulation du problème cartésien de l'embarras du choix ou liberté d'indifférence (IVème Méditation métaphysique) : "Pourquoi choisir ?" ; remise en question du désir même de la liberté ("Doit-on vouloir être libre ?") ; recherche généalogique des origines du contrat social ("D'où vient la loi ?"). Nous faisons l'hypothèse que la notion en elle-même a facilité la tâche, le concept de liberté étant propice à une interrogation d'ordre philosophique.

Les élèves sont repartis chez eux avec cette liste dactylographiée par nos soins, avec tâche d'y réfléchir, d'en discuter en famille ou entre amis. Cette séance devait être "génératrice" des suivantes : il nous semblait avoir ainsi construit de façon pertinente et efficace les attendus d'une posture de problématisation en philosophie.

2/ Lors de l'atelier suivant, une discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), selon la méthodologie proposée par Michel Tozzi (2006), a été organisée à partir de ces questions, précédée et suivie d'une séance d'écriture individuelle (10 minutes avant, 10 minutes après) autour d'un triptyque de consignes :

  • Je suis libre parce que... / Je ne suis pas libre parce que... ;
  • Ce qui me plait dans la liberté c'est... / Ce qui me déplaît dans la liberté c'est... ;
  • Je choisis une des questions de la liste élaborée lors de la dernière séance et je formule une réponse en 3 ou 4 phrases.

Si nous avons pu constater l'enrôlement dans la tâche d'écriture avant discussion, il s'est révélé beaucoup plus fragile après discussion, notre erreur ayant sans doute été de proposer une tâche d'épaississement par correction et ajout plutôt que par réécriture complète (Bucheton 2014). Puis, malgré la commande ("ajoutez à vos textes ce que vous avez appris de la discussion, de nouvelles idées, de nouveaux arguments"), la motivation était trop extrinsèque (commande de l'enseignant, mais à quelle fin ?) ...

3/ Ce sont les traces obtenues par le travail des deux secrétaires, nommés pour "prendre note de ce qui se dit pendant la discussion", qui ont permis de construire la troisième séance, très "technique" : il s'agissait d'améliorer collectivement leur compte-rendu en articulant les phrases avec des connecteurs logiques, les deux écrits étant des juxtapositions de propositions sans liens entre elles. Cette séance, plébiscitée par l'enseignante, s'est révélée la plus difficile et la plus "scolaire" du module.

4/ Enfin, la quatrième et dernière séance fut consacrée à la lecture, au débat d'interprétation littéraire, à un exercice d'écriture et à une discussion autour de la fable Le loup et le chien de Jean de La Fontaine : nourriture littéraire au service de l'approfondissement de la réflexion philosophique (Chirouter 2008), il s'agissait d'écrire puis de débattre (sous forme de controverse) sur le fait d'être plutôt "chien" (privilégier la sécurité à la liberté) ou plutôt "loup" (privilégier la liberté à la sécurité). Les écrits n'ont pu être consultés...

Forts de ce premier module particulièrement "réussi" aux yeux de l'enseignante et constituant une belle "initiation" à ce que pouvait être un "questionnement à visée philosophique" et une "problématisation de la question de la liberté", nous avons voulu vérifier les transferts opérables et pour cela proposé en période suivante un second module en partant cette fois ci du mythe de Gygès (tiré de La République de Platon4. Le thème retenu par la classe fut celui des interdits.

1/ Le protocole initial, semblable à celui décrit en début de module 1, s'inspire des travaux d'Edwige Chirouter (2018) : l'histoire de Gygès fut contée aux élèves en omettant la chute ; il leur fut demandé de répondre individuellement par écrit à deux questions : a. Que va faire le héros d'après vous ? ; b. Et vous, que feriez-vous à sa place ? "Gygès se trouve en possession du pouvoir d'invisibilité grâce à un anneau magique. Que feriez-vous si vous aviez ce pouvoir ?". Après la phase de recherche individuelle, les élèves ont comparé leurs réponses par petits groupes, puis une mise en commun a été effectuée. Des transgressions d'interdits ont principalement été listées (nous avons d'ailleurs obtenu les catégories présentées par Edwige Chirouter dans son article - Ibid.).

Trace au tableau de ce que ferait l'élève de la bague d'invisibilité

Puis, il a été demandé aux élèves (comme en module 1) de proposer un thème propice à la discussion philosophique. Le thème retenu collectivement fut (sans trop de surprise) celui des interdits.

Il fut alors demandé aux élèves, comme ils avaient appris à le faire en module 1, d'écrire toutes les questions "à visée philosophique" qu'ils se posaient ou que l'on pouvait se poser sur ce thème. Plus de 4 questions par élève furent obtenues : la motivation était grande ! Mais cette fois ci, la mise en commun ne fit pas l'objet d'une discussion collective : nous faisions le pari d'un "transfert" des compétences construites lors de la première séquence. Or, ce transfert ne fut pas au rendez-vous... Voici un extrait de 14 questions représentatives des 78 collectées, classées en cinq catégories et numérotées pour l'analyse :

Q1. Est-ce que nous avons le droit de sortir d'un magasin sans payer ?

Q2. Est-ce qu'on a le droit de parler mal à la maîtresse ?

Q3. Avons-nous le droit de tricher en regardant le cahier de la maîtresse avec toutes les réponses ?

Q4. Pourquoi on n'a pas le droit de mettre la musique à fond pendant les cours ?

Q5. Pourquoi on n'a pas le droit de s'évader de l'école et de la faire sauter ?

Q6. Pourquoi on n'a pas le droit de faire exploser les stations-essence ?

Q7. Pourquoi certaines places de parking sont interdites ?

Q8. Pourquoi l'hôpital est cher ?

Q9. Pourquoi les agriculteurs brûlent la forêt d'Amazonie ?

Q10. Pourquoi c'est interdit les bêtises ?

Q11. Pourquoi on est obligé de payer ce qui est payant ?

Q12. Pourquoi nous, les enfants, on n'a pas le droit de faire comme les parents ?

Q13. Pourquoi il y a des choses interdites alors que ce n'est pas dangereux ?

Q14. Est-ce que les personnes sont interdites d'être elles-mêmes ? Par exemple, elles veulent faire n'importe quoi, mais c'est interdit même si être elles-mêmes c'est faire n'importe quoi.

Selon les critères de problématisation proposés plus haut, et en comparaison avec le premier corpus obtenu sur la liberté, la "philosophicité" de la majorité de ces questions semble fragile (hormis les 3 dernières, Q12 à Q14), ce bien entendu hors contexte (est-il donc pertinent de juger de la philosophicité d'un écrit en dehors des intentions de l'auteur ou hors contexte d'énonciation ?) :

  • La première catégorie de questions (de type Q1 à Q3) pose problème en ce qu'elles ne semblent pas répondre à deux critères : d'une part elles ne sont que très peu problématiques en soi ( stricto sensu elles ne semblent pas inviter à la discussion et offrir d'office une réponse définitive) ; d'autre part elles paraissent ne pas relever du champ philosophique mais plutôt de celui du droit ou de la loi. Concernant la Q2 par exemple, il est certain que l'on n'a pas "le droit" de parler mal à la maîtresse ; par contre il pourrait être intéressant philosophiquement de s'interroger sur le pourquoi de cet interdit ou le "faut-il ne jamais", c'est-à-dire la possible légitimité d'une transgression.
  • La seconde catégorie (de type Q4 à Q6) semble relever du bon sens ou de la loi. Ces questions nécessiteraient d'être reformulées ou précisées, contextualisées, déclinées. Pour la Q4, les élèves vont répondre assez rapidement "pour ne pas déranger le travail des autres" ... Les Q5 et Q6 ne relèvent-t-elles pas d'une certaine forme de provocation ? A moins que les questions sous-jacentes soient d'une part celle de l'intérêt même de l'école et donc de la possibilité d'une société sans école, ou de la violence de l'école et donc de la violence légitime à l'égard de l'école ; enfin de la question du réchauffement climatique et d'une possible violence légitime lorsque la planète est mise en péril ? Mais les formulations proposées sont éloignées de l'expression de telles problématiques...
  • Les questions de la troisième catégorie (de type Q7 à Q9) peuvent être prises pour de simples questions factuelles : nos connaissances (des faits, historiques, économiques, sociologiques, scientifiques) permettent d'y répondre. Elles posent aussi le problème de la congruence ou pas des questions dites "à visée philosophique" (QVP) avec les questions dites "socialement vives" (QSV), interrogeant les critères d'universalité synchronique et diachronique des problèmes philosophiques...
  • La quatrième catégorie (questions de type Q10 et Q11) semble renvoyer à la tautologie ou au truisme. Il semblerait que la définition même du mot permette de répondre à la question : une bêtise n'est-t-elle pas par définition une transgression d'interdit et ce qui est payant ne doit-il pas forcément être... payé ?
  • La cinquième catégorie de questions (de type Q12 à Q14) regroupe celles dont la philosophicité semble aller de soi : questions éthiques, politiques, existentielles... La Q14 est d'ailleurs d'une puissance philosophique assez extraordinaire, problématisant de façon subtile les concepts d'identité et d'authenticité.

2/ Ce corpus nous a finalement semblé particulièrement intéressant pour travailler avec les élèves la problématisation en général et la problématisation philosophique en particulier. Son analyse a donc fait l'objet de la seconde séance.

Un premier temps fut consacré à la question : "Qu'est-ce qu'une question philosophique selon vous ?". Collectivement, selon un procédé de questionnement socratique (maïeutique), les élèves sont parvenus à énoncer les critères suivants : "C'est une question que posent beaucoup d'humains ; c'est une question discutable : on peut ne pas être d'accord entre nous, on va débattre ; c'est une question à laquelle ne répond pas la science, la justice, l'Histoire" (trace écrite obtenue au tableau). Cette définition est certes incomplète mais constitue une base de départ intéressante. Elle sera amenée à évoluer.

Dans un second temps, il fut demandé aux élèves de classer collectivement une série de questions dans le tableau suivant :

La science La loi La littérature La philosophie
Questions
scientifiques
Questions
juridiques
Questions de
compréhension
et d'interprétation
Questions
philosophiques
       
  • La terre tourne-t-elle autour du soleil ? (Science)
  • Doit-on s'arrêter au feu rouge en voiture ? (Loi)
  • Où se rend le héros de l'histoire ? (Littérature)
  • Peut-on ne jamais mentir ? (Philosophie)
  • Quelle différence y a-t-il entre un copain et un ami ? (Philosophie)

Ce tableau est tout à fait discutable en soi : entre autres parce qu'incomplet (quid des questions de fait ou historiques par exemple ?) et "cloisonnant" (une question d'interprétation ne peut-elle être philosophique ? La question "Peut-on tuer ?" n'est-elle pas et juridique - légalement pour un citoyen lambda non - et philosophique - question de la violence légitime, de la condition animale, etc. ?). Mais justement, il est prétexte en lui-même à questionnement et ne constitue qu'une amorce à la réflexion. Cependant, cet exercice n'a posé aucune difficulté, les élèves ayant trouvé le classement "évident", les questions proposées n'amenant d'ailleurs aucune ambiguïté. Il s'agissait de s'approprier ces catégories pour mieux les mettre à épreuve dans les phases suivantes.

Un troisième temps fut donc consacré à l'examen des questions produites sur les interdits : à l'aide d'un diaporama, les propositions furent soumises à examen critique collectif par catégorie (Q1 à Q3 affichées ensemble et interrogées ; puis Q4 à Q6 ; etc.). A chaque fois la consigne était : "Voici des questions que vous avez produites sur les interdits. Qu'en pensez-vous ?". Chaque diapositive, chaque catégorie, a donné lieu à une discussion collective particulièrement fructueuse. De nombreux critères de problématisation philosophique ont été explorés : la question, dans son contexte, est-elle source de divergences ? N'est-t-elle pas tautologique ? Ou simplement factuelle ? Ne nécessite-t-elle pas des connaissances préalables ? N'est-elle pas tout simplement du ressort d'une discipline autre que la philosophie (le droit, la science) ? L'élève pense-t-il sa question (critère d'authenticité, de créativité, de pensée conséquente) ? etc. D'ailleurs, le climat de bienveillance et de liberté de parole qui régnait, ainsi que la présence d'humour et la convergence d'avis de l'ensemble de la communauté de recherche semblaient confirmer que les Q4 à Q6 relevaient bien de la provocation... La richesse des échanges, les hésitations et désaccords concernant les Q7 à Q11 indiquent la complexité de l'exercice et son intérêt : les élèves confrontés à ces obstacles construisaient bien le concept de "problématique" ...

Un quatrième temps fut consacré à l'analyse individuelle de 9 nouvelles questions, également produites par des élèves lors de la première séance :

Q15. Est-ce que c'est obligé d'aller à l'école ?

Q16. Pourquoi le trafic de drogues est interdit ?

Q17. Qu'est-ce qui peut nous pousser à faire des bêtises ?

Q18. Peut-on sauver la nature ?

Q19. Pourquoi il n'y a pas le droit de se venger en frappant ?

Q20. Pourquoi les Hommes mettent des déchets dans les océans ?

Q21. Est-ce qu'on peut supprimer les élections présidentielles ?

Q22. Parfois, faut-il savoir désobéir aux interdits ?

Q23. Pouvons-nous tuer certains pollueurs et tueurs d'animaux ?

La consigne était : "Barre les questions qui pour toi ne sont pas philosophiques et entoure celles qui pour toi le sont. Justifie à chaque fois ta réponse et si nécessaire propose une nouvelle formulation". Puis, un échange par groupes de quatre a permis de confronter les avis. Bien entendu, il a été explicité aux élèves qu'il n'y avait pas "une" bonne réponse mais que tout résidait dans l'explicitation des raisons du choix et dans les propositions de reformulation. Majoritairement, les Q17, Q19 et Q22 ont été reconnues comme "philosophiques", telles quelles ; les Q21 et Q23 ont fait l'objet d'une contextualisation et ont alors été reconnues comme potentiellement philosophiques, mais leur lien avec le thème des interdits a été remis en question ; les Q15, Q16, Q18 et Q20 ont été évacuées dans leur forme (questions de droit, de science, de connaissance), avec proposition de reformulation pour les rendre philosophiques (Peut-on se passer de l'école ? ; Pourquoi ne pas laisser les gens libres de se droguer ? ; etc.).

Riches des expériences précédentes, nous avons alors décidé d'établir un nouveau protocole, spécifiquement dédié à la problématisation, en tenant compte des erreurs et réussites précédentes. En partant de l'album Yakouba, le thème retenu a été le courage.

1/ Lors de la première séance, une expérience de pensée issue de la lecture de la première partie de l'album a tout d'abord été menée (Chirouter, 2013) : Yakouba, l'enfant-héros de l'histoire, doit chasser et rapporter un lion mort au village pour prouver son courage et devenir un guerrier. Or, il se retrouve face à un lion blessé, facile à tuer. Tel est le dilemme : soit Yakouba le tue sans honneur et passe pour courageux, soit il lui laisse la vie sauve et sera banni... Il a été demandé aux élèves de trouver au moins trois arguments pour ne pas tuer le lion et trois arguments pour tuer le lion. Les élèves ont tout d'abord écrit leurs propositions individuellement, puis échangé par petits groupes avant une mise en commun au tableau.

Trace au tableau de la mise en commun du dilemme de Yakouba

Puis après lecture de la fin de l'album, il a été demandé comme pour les précédents modules de faire émerger les potentiels thèmes de discussion à partir du support et de voter pour l'un d'entre eux. Ce fut donc (une fois de plus sans trop de surprises) le thème du courage qui fut retenu.

Mais cette fois ci nous n'avons pas immédiatement demandé aux élèves de produire des questions. Nous leur avons soumis deux exercices préalables, tous les deux relevant de la compétence interprétative.

Pour le premier exercice : il s'agissait, individuellement puis collectivement, de trouver (dans l'ordre souhaité et sous forme de diagramme) :

  • des images du courage ("Si le courage était un animal, ce serait... ; Si c'était un objet, ce serait...") ;
  • des exemples et contre exemples de personnages courageux, tirés de la littérature, du cinéma, de la musique, de l'expérience, ... ("Des personnages dans la vie, dans les livres, les films, ... des actions") ;
  • des expressions ou aphorismes, à inventer : "Le courage c'est comme... L'homme courageux n'est pas... Le courageux est celui qui... Le vrai courage est de..." ;
  • des mots amis et des mots ennemis.

Feuille A3 remise aux élèves"

Nous l'appellerons ici le " diagramme interprétatif ".

Si la phase individuelle s'est révélée complexe concernant la recherche de synonymes/antonymes et d'expressions ou aphorismes, elle a été particulièrement nourrie d'exemples/contre-exemples et d'images.

Mise en commun

La compétence traitée était alors bien interprétative en ce sens qu'il ne s'agissait pas d'argumenter (défendre) ses choix mais de les justifier (expliciter), pour distinguer une pluralité de sens, de lectures possibles, du concept de courage. Ainsi, lorsqu'un élève a proposé comme synonyme "la confiance en soi" et comme contraire "la peur", il n'a pas été question de le réfuter, mais plutôt de constituer un matériau de représentations pour nourrir la future problématisation. Il s'agissait d'adopter une approche culturelle du philosopher (Galichet 2019, p.49) : "C'est-à-dire une démarche qui part délibérément d'oeuvres ou de situations historiquement et socialement situées - tableaux, poèmes, textes littéraires, voire tout simplement articles de journaux ou témoignages. On ne cherche plus à les dépasser le plus vite possible vers la question universelle dont ils ne seraient que l'occasion première. On s'attache au contraire à y demeurer ; on les considère comme des objets à interpréter, c'est-à-dire à lire, au plein sens de ce mot. Ce qui signifie : en dégager le sens, ou plutôt la pluralité des sens, les ambiguïtés, les valeurs qui les sous-tendent, les croyances qu'ils expriment (Ibid.).

Ici, le courage apparait sous différentes formes, renvoyant à différentes conceptions : il n'est pas anodin, chez des enfants, que l'image soit animale, avec cette confrontation du sauvage et du domestiqué ; de même il est intéressant de voir que les références culturelles vont de Harry Potter à Grand Corps Malade en passant par Dragon Ball et Jumanji... C'est sur la recherche de contre-exemples que les élèves ont fait part de leurs plus grandes divergences : le féminin, le traître, le perdant, le peureux (l'escargot qui rentre sa tête dès qu'on le touche), le mauvais joueur...

2/ Pour poursuivre cette réflexion et enrichir les conceptions, il a été proposé aux élèves un second exercice de photolangage (inspiré des propositions du numéro 32 de la revue Phileas et Autobule), composé de grands personnages historiques réputés pour leur courage : Galilée (le courage de penser autrement), des mutins de la Première Guerre mondiale et des soldats qui ont débarqué en Normandie (héroïsme de guerre), Martin Luther King (la solidarité face au racisme), Gandhi (la non-violence) et l'Homme de Tian'anmen (la justice face aux dictatures).

Le protocole suivi fut celui proposé par François Galichet : après une phase de contextualisation des photos (Que voit-on ? D'où vient l'image ? Que représente-t-elle ? Explicitation des contextes historiques), il a été demandé à chaque élève de choisir celle qui correspondait le mieux à l'idée qu'il se faisait du courage. Le tour de table a permis à chacun de se positionner et d'exposer sa lecture du concept. Les idées furent notées au tableau, puis une discussion a permis de comparer ces représentations. Ce n'était pas la vérité qui était visée, mais bien l'expression des subjectivités "universalisantes". Il n'était pas tant attendu de l'argumentation et de la conceptualisation que de l'interprétation, par l'observation, l'analyse et le déchiffrement ; par la prise de conscience de la polysémie de la notion de courage ; par l'expression d'ambiguïtés (Galichet 2019).

Florilège de propos d'élèves : "Les soldats du débarquement avaient du courage parce qu'ils savaient qu'ils allaient mourir, ils avaient peur, mais ils y allaient quand même et se battaient", versus "c'est nous qui disons qu'ils étaient courageux, eux ils ne le savaient pas" ; "Le plus courageux c'est celui qui ne pense pas comme les autres", versus "Galilée ce n'est pas vraiment du courage parce qu'il n'a rien fait [il n'a pas agi] et en plus il a renoncé" ; "C'est fort le courage, parce que tu ne t'arrêtes pas, tu ne réfléchis plus, comme cet homme devant les chars", versus "Le courage c'est de ne pas prendre de risques qui servent à rien" ; etc. Ces propositions mettent en exergue l'importance des intentions (Galichet 2019), le rapport du courage à la conscience ou l'inconscience à la liberté ou la contrainte, à l'action ou l'inaction, à la réaction ou la réflexion, à la peur ou la témérité, etc. Tout ce matériau interprétatif devait permettre de formuler des questions philosophiques "pertinentes".

3/ Ainsi, lors de la troisième et dernière séance, les élèves ont dû écrire individuellement des "problèmes philosophiques" sur le courage, exercice pratiqué pour la troisième fois. Ils avaient à leur disposition : l'expérience de pensée sur Yakouba et le diagramme interprétatif (séance 1), ainsi que le photolangage avec les différentes propositions de la classe (séance 2). Tous ont produit entre 3 et 4 questions. Après mise en commun, voici le corpus obtenu :

Q1. Est-on tous courageux ? Y a-t-il des personnes qui n'ont pas de courage ?

Q2. Si quelqu'un n'a pas de courage, pourquoi ?

Q3. Comment peut-on devenir courageux ?

Q4. Vais-je réussir dans la vie ?

Q5. Faut-il avoir du courage à tout moment ?

Q6. Est-ce que pour prouver son courage il faut se mettre en danger ?

Q7. Le courage, est-ce n'avoir peur de rien ?

Q8. Est-ce que le courage c'est d'avoir confiance en soi ?

Q9. Est-il courageux de mourir volontairement ?

Q10. Pour être courageux, faut-il faire de grandes choses ?

Q11. Est-ce que la force fait le courage ? Est-ce qu'être le plus fort c'est être le plus courageux ?

Q12. Est-il courageux de faire la guerre ?

Q13. Est- ce que pour être courageux il faut prouver que l'on a raison ?

Q14. Est-ce que le courage c'est de savoir dire stop ?

Q15. Est-ce que le courage c'est d'affronter la loi ?

Q16. Peut-on avoir du courage seulement pour des choses bien ?

Q17. Pourquoi aller jusqu'au bout de ses idées ?

Q18. A quoi sert le courage ?

Q19. Le courage fait-il l'union ?

Cette liste est exhaustive, les propositions des élèves, examinées collectivement au filtre des marqueurs retenus lors de la séance précédente, ayant toutes été retenues (en omettant celles qui étaient redondantes). Prises hors contexte, certaines, ambiguës, nécessitèrent d'être explicitées. A l'exemple de la Q4 : s'agit-il de prédire l'avenir ou de se questionner sur ce qu'est la réussite ? Des conditions de la réussite ? Et dans ce cas quel lien avec le courage ?

L'évolution par rapport au précédent corpus et les références implicites ou explicites aux affirmations formulées lors des deux séances précédentes semblent confirmer l'intérêt d'une phase interprétative en amont de la rédaction de questions à visée philosophique, et l'efficacité de la séance d'analyse des questions produites dans le précédent corpus.

V) Perspectives pour une didactique de l'écriture philosophique

Dans un cadre scolaire où l'oral est dominant dans les pratiques philosophiques, où les difficultés à écrire sont manifestes, où penser et se construire nécessitent une médiation, il est plus qu'urgent de développer la place de l'écrit dans toutes ses dimensions. Edwige Chirouter a montré l'intérêt d'une médiation par la littérature. Instaurons aussi une médiation par l'écriture (2008). Notre ambition, notre pari, est de parvenir à faire cheminer les élèves vers la dissertation de philosophie dès le cycle 3. L'expérience présentée nous semble un modeste jalon sur ce chemin. Cette expérimentation permet d'élaborer quelques premiers principes d'une didactique de l'écriture philosophique au cycle 3 :

  • Tout d'abord, du fait de l'intérêt des élèves pour l'exercice, de la qualité des propositions formulées, et de l'enrôlement obtenu dans les tâches d'écriture (textes libres sur la notion étudiée) et les discussions à visée philosophiques (DVP) qui ont suivi, la problématisation par les élèves semble non seulement importante, mais constitue un objet didactique spécifique dès le cycle 3.
  • Il faudra réfléchir à une possible progressivité des notions abordées (y a-t-il des thèmes, tels que la liberté ou le courage, plus faciles à traiter que d'autres ?) et de leur exploration : amener les élèves à rédiger davantage la justification et la contextualisation de leurs questions, les amener à opérer des tris et des catégorisations des corpus obtenus, des mises en réseau, des expansions de questions en sous-questions, des formulations d'hypothèses, ...
  • Des outils d' étayage spécifiques pourraient également amener les élèves à être en capacité de questionner leurs questions de manière autonome. Par exemple l'élaboration de grilles auto-évaluatives pour s'assurer du respect d'un certain nombre de critères de "philosophicité".
  • Par ailleurs, la richesse des échanges autour des questions écrites et leur évolution permet de valider l'importance d'une écriture collaborative. Pour paraphraser Caroline Raulet-Marcel, "les interactions suscitées par les phases de reformulation collective rendent possible, mais de surcroit explicite, un processus d'écriture-réécriture efficace à travers lequel se révèle et se forge la perception d'un genre particulier, que nous qualifions de "philosophique" (Raulet-Marcel 2018, p.55).
  • Enfin, il semble que cette expérimentation confirme l'importance générique de l'interprétation comme matériau heuristique, comme moteur à la problématisation (sans pour autant en nier l'intérêt en tant que tel). Il faudrait peut-être réfléchir, par la suite, à la façon de réconcilier ces deux conceptions de la philosophie qui ont tendance à s'affronter : démarche herméneutique d'un côté (Galichet), démarche argumentative de l'autre (Tozzi). Mais est-il possible de définir un "genre" d'écriture philosophique qui parvienne à concilier les deux ? L'inquiétude est grande de donner une image "restrictive" de la philosophie aux enfants en les enfermant très tôt dans le modèle de la dissertation. Mais de même il serait dommage de ne proposer à l'école qu'une écriture philosophique fictionnelle, poétique et descriptive. Comment articuler les deux ?

(1) Le Net et les réseaux sociaux amplifient considérablement le phénomène de désinformation." (Fabre, 2018, p.49). Plus de la moitié des Français pensent que le gouvernement a caché des informations sur le coronavirus. Voir par exemple : https://www.conspiracywatch.info

(2) Si l'on s'inscrit dans les origines grecques du mot, l'école comme skholè est le lieu de la suspension du temps contraint et aliénant, de la soumission au travail servile, lieu de la liberté de penser et donc d'accomplissement de la dignité humaine. En ce sens, s'il s'agit de déscolariser l'école (dans le sens vulgaire et péjoratif du terme) pour mieux la re-skholariser, en critiquant son rapport à la performance, à l'évaluation, à la normativité et à l'accélération du temps (Rosa, 2013).

(3) Un homme, sur son lieu de travail, seul (sans doute est-il resté le dernier à la fin de la journée), fait des photocopies. Or il voit une feuille A3 sortir accidentellement du copieur, représentant un disque noir. Il prend conscience que ce "trou noir" est un "passe-muraille". Il le teste tout d'abord sur le distributeur de barres chocolatées, puis lui vient l'idée de vider le coffre-fort de l'entreprise, rempli de billets de banques. Ne parvenant pas à atteindre les dernières liasses, il scotche la feuille sur le coffre et rentre dedans. Mais... la feuille se détache et l'homme se retrouve enfermé dans le coffre.

(4) Un berger trouve un anneau donnant le pouvoir d'invisibilité. Il l'utilise pour tuer le roi et épouser la reine du royaume où il vit.