Compte rendu de l'atelier du Crap-Cahiers Pédagogiques : "L'émotion et la raison dans la réflexion" ou "Articuler méditation et discussion philosophique" (Août 2020)

Introduction

Il s'agit d'un atelier tenu aux Rencontres nationales du Crap-Cahiers Pédagogiques, où nous voulions explorer, avec une quinzaine d'enseignants, psychologues et formateurs, la place de l'émotion aux côtés de la raison dans la réflexion - notamment philosophique, et les conséquences qui en résultent sur les apprentissages et la pédagogie, à la lueur des recherches en neurosciences (voir en bibliographie).

Dans la tradition rationaliste de la philosophie, de Platon à Descartes, l'émotion a été plutôt considérée comme troublant la pensée, et donc comme un obstacle plutôt qu'un tremplin à la réflexion. Être sage dans l'Antiquité, c'est être rationnel en vue d'être raisonnable, c'est-à-dire maîtriser ses émotions et ses pulsions, atteindre la "paix de l'âme". La finalité de la sagesse étant le bonheur, la raison était la voie de la prudence, du juste milieu et de l'harmonie, alors que dans l'émotion menaçait toujours l'hubris, la démesure de la passion, comme dans le tragique grec (ex. : la colère d'Achille, la tristesse des Perses, la douleur d'Antigone, le désespoir de Médée... Voir Jean Frère en bibliographie). Plus tard, Spinoza se défiera de son côté des "passions tristes", qui diminue notre puissance d'être et d'agir. Et nous avons longtemps pensé que le travail didactique en philosophie était de "passer de l'affect au concept" (voir notre article "Quel statut pour l'affect et le vécu dans une DVP ?", Diotime n° 21, avril 2004).

Que l'émotion empêche de réfléchir si elle est exacerbée ou non contrôlée, quand elle "déraille" (Cf. le numéro 320 de Sciences humaines, "Quand nos émotions déraillent", déc. 2019), cela ne fait pas controverse. Mais qu'elle puisse initier et nourrir la réflexion, c'est une idée nouvelle. Car on considère aujourd'hui, avec les apports des neurosciences, que l'exercice de la raison est intimement lié à l'émotion : "Être rationnel, ce n'est pas se couper de ses émotions. Le cerveau qui pense, qui calcule, qui décide n'est pas autre chose que celui qui rit, qui pleure, qui aime, qui éprouve du plaisir et du déplaisir" (A. Damasio, L'Erreur de Descartes). La question est donc posée, puisque l'émotion est toujours là, de savoir comment l'accueillir, l'identifier et l'accepter pour qu'elle favorise, et non entrave, la réflexion, en particulier dans la discussion.

On trouvera une forme courte de compte rendu de cet atelier dans le fichier ci-dessous :

Document (format PDF) : Compte rendu de l'atelier M. Tozzi - A.-M. Lafont

Et son déroulé dans le suivant :

Document (format PDF) : Déroulement de l'atelier M. Tozzi - A.-M. Lafont

Nous tenons ici pour provisoirement acquis dans notre recherche les travaux des neurosciences qui ne séparent plus l'émotion et la raison dans l'activité cérébrale. Antoine Damasio explique par exemple que le cerveau émotionnel intervient dans le raisonnement autant que le cerveau pensant. Daniel Goleman, fin connaisseur des travaux de Damasio, évoque une "intelligence émotionnelle" (ce qui définitivement met en corrélation l'émotion et la raison) et parle aussi d'harmonie : "La plupart du temps, l'esprit émotionnel et l'esprit rationnel fonctionnent en parfaite harmonie, associant leurs modes de connaissance très différents pour nous guider dans le monde qui nous entoure" (Daniel Goleman, L'intelligence émotionnelle,1995).

On peut aussi évoquer la conférence de Pierre Moorkens, Président de l'INC (Institut de Neurocognitivisme). En effet, il y explique le rôle primordial que jouent les émotions dans les apprentissages. Il insiste notamment sur l'effet néfaste du stress qu'il est, selon lui, un "inhibiteur d'intelligence". Le stress agit sur le cerveau limbique qui coupe alors toute neurotransmission avec le néocortex préfrontal. Le but serait alors de comprendre que le stress est un signal d'alarme et qu'il faut donc identifier l'émotion désagréable qui se cache derrière (colère, tristesse, peur par exemple). Il explique de fait qu'il est bon de prendre conscience de son stress (donc de conscientiser ce qui se joue dans le "mode limbique", à sa saturation), pour pouvoir ensuite passer au "mode adaptatif", qui est le néocortex préfrontal qui permettra alors la réflexion logique.

Enfin, notons que les imageries médicales et les diverses expérimentations faites nous montrent aujourd'hui que les émotions dites au contraire agréables (la joie) sont en revanche bénéfiques pour la réflexion, car libérant un espace. En effet, contrairement à l'amygdale (se trouvant dans la partie limbique du cerveau) qui va déclencher les molécules de stress, l'hippocampe (dans la même partie), si elle est stimulée, va au contraire permettre un travail d'apprentissage et de mémorisation. Or, c'est également l'hippocampe qui est engagé dans le processus de l'attention. On sait, par ailleurs, que c'est aussi dans l'hippocampe que sont produites certaines hormones (telle que l'ocytocine, dite "hormone du bonheur"), qui peuvent aider à agir sur les structures cérébrales impliquées dans la genèse et la perception des émotions, favorisent l'empathie, diminuent le stress et procurent du bien-être. On en arrive à la conclusion suivante : en augmentant le développement de l'hippocampe, sa densité, on augmente de fait la production d'ocytocine. Et les recherches récentes dont Nicole Bouin a fait la synthèse dans son ouvrage sur les neurosciences ( Enseigner : apports des sciences cognitives, 2018), mais aussi le travail de Catherine Gueguen ( Heureux d'apprendre à l'école, 2018), montrent que la bienveillance et la méditation favorisent le développement de l'hippocampe, donc augmente la sécrétion d'hormones telle que l'ocytocine, ou encore la dopamine (plaisir à vivre, motivation et créativité), l'endorphine (bien-être), la sérotonine (humeur stable) : tout un cadre donc pour favoriser la réflexion sereine. C'est dire donc l'interactivité entre émotion et raison...

Mais que l'émotion et la raison soient liées, alors qu'on les séparait jusqu'ici dans l'explication du fonctionnement de notre activité intellectuelle est une chose ; que cet attelage (par analogie avec le mythe de l'attelage ailé de Platon, Phèdre, 246) puisse être équilibré ou tire à hue et à dia en est une autre... E. Morin en tire la conclusion d'un nécessaire équilibre (celui de la sagesse moderne, qui ne rompt point avec les grecs en reprenant cette notion) entre homo demens et homo sapiens (sinon le premier dérive en folie, et le second en raison instrumentale du calcul froid). Voir pour ce paragraphe des extraits de textes en annexe II.

I) Question pour une recherche

Deux idées nous motivaient dans notre atelier.

A) Un constat

Même si l'usage de la raison dans une discussion réflexive semble "refroidir" certaines émotions, de même que la construction d'une "éthique communicationnelle" (Habermas) dans le groupe, on peut constater qu' une idée n'est pas seulement une réalité intellectuelle affectivement neutre, elle affecte ma sensibilité, elle manifeste l'intrication de mon cerveau limbique et de mon cerveau cortical, ce qui impacte le déroulement de cette discussion : qu'elle soit agréable, voire jubilatoire, comme quand quelqu'un affirme son accord avec la même idée que moi, et la soutient quand elle est critiquée, ce qui me (ré)conforte ; ou bien qu'elle me surprend positivement, m'étonne dans sa nouveauté, son déplacement de mon point de vue, son originalité, sa pertinence ; ou au contraire qu'elle soit dérangeante si elle est en désaccord avec la mienne, me bouscule, me conteste, produit une "dissonance cognitive" (Festinger) avec ma vision du monde, qui va jusqu'à me faire réagir contre la personne, et pas seulement son idée (c'est la dérive du "conflit sociocognitif" formateur vers le conflit socioaffectif perturbant).

Certaines attitudes entraînent des émotions dans une Dvdp : l'étonnement, la surprise, l'intérêt, la motivation, l'ennui, l'incompréhension, l'approbation, le désaccord... Quelques situations-types provoquant des émotions : quand je suis président, et qu'au début personne n'intervient ; quand je ne sais pas à qui donner la parole et que j'hésite. Quand je suis reformulateur/trice, si je n'ai pas compris et que j'ai peur d'être bête ; si je n'arrive pas à reformuler ; si j'ai peur de trahir les idées de l'autre. Quand je suis synthétiseur, et que je suis pris au dépourvu quand on me donne la parole pour restituer la séance ; si je suis perdu dans mes notes, ou ne me sens pas à la hauteur pour restituer, et le faire fidèlement. Quand on me donne la parole comme participant et que j'ai oublié ce que j'allais dire, si je bafouille, quand mon coeur se met à battre fort. Quand j'essaye de lever la main pour intervenir et que cela me coûte. Quand on me fait un compliment pour mon idée, ou quand on la critique ; quand je me sens moqué, jugé sur mes idées et ma personne. Au fond il peut y avoir émotion à propos de tout ce qui me donne une place dans le groupe (ex. : prendre un rôle, l'exercer, l'assumer), ou la menace ; tout ce qui me permet de protéger ou sauver ma face (E. Goffman), me sécurise ou m'insécurise, produit de la confiance ou de la méfiance...

Nous avons examiné "l'affection" des idées en observant pendant l'atelier des discussions avec des adultes (trois Dvdp -Discussions à Visées Démocratique et Philosophiques- furent réalisées) mais aussi des enfants (Une Dvdp pour les 7-10 ans, et une sur les 11-16 ans). Les émotions s'exprimant corporellement, par le visage, le geste, le corps, il est possible par l'observation de vérifier que les idées affectent (il s'agirait alors d'un fait, et non plus d'une hypothèse). Quelques indicateurs peuvent aider une observation sur les émotions (pas facile pour le visage avec le masque !) : la gestuelle, l'échange de regards, les gros yeux, les yeux écarquillés, les mains triturant un stylo ou se triturant, serrées avec le poing ; applaudir, maugréer, dire oui ou non avec la tête, se redresser sur sa chaise, respirer de façon accélérée, avoir la gorge serrée, le coeur qui bat, le langage haché, diverses intonations dans la voix, parler plus fort, s'interrompre, se taire, injurier, se mordiller les lèvres, sourire, rire, froncer les sourcils, rougir ou pâlir, s'avachir, se taper sur les cuisses, se frotter les mains etc.

B) Une hypothèse

Deuxième idée (hypothétique celle-là) : la méditation peut non seulement préparer (en aval) à une discussion à visée philosophique, par l'apaisement des émotions qu'elle produit et la réceptivité aux idées d'autrui qu'elle prépare (cf. l'apport de F. Lenoir et de l'association Seve à la philosophie avec les enfants), mais elle peut aussi nourrir sur le fond une Dvdp. Pour tester cette hypothèse, nous avons expérimenté cinq fois, puis interrogé le couplage "méditation suivie d'une Dvdp".

Précisons que nous n'entendons pas ici par méditation la tradition philosophique antique, chez les stoïciens, les épicuriens ou les cyniques, des exercices spirituels tels que décrits par Michel Foucault (Cf. le "souci de soi"), Pierre Hadot ou Xavier Pavie (voir bibliographie), ou plus tard ceux d'Ignace de Loyola, qui visent une vie meilleure ou l'amélioration de l'âme. Il s'agissait plutôt dans notre réflexion de la méditation de pleine conscience, également appelée de "pleine présence", dite "méditation laïque", très répandue aujourd'hui en occident (Cf. par exemple Christophe André) - et quasi exclusive en philosophie avec les enfants -, parce qu'elle se centre sur l'individu (donc occidentalo-compatible), ses sensations, ses émotions ; alors que d'autres types de méditation cherchent au contraire la vacuité du mental, le sentiment de l'impermanence, l'échappée de l'ego... Celles-ci seraient-elles aussi efficaces et si oui en quoi pour la réflexion philosophique ? Ce serait une autre recherche. On entre dans la méditation de pleine présence par une certaine attitude corporelle (ex. : la posture de la "dignité" : pieds à plat au sol, mains sur les cuisses, dos à l'équerre du bassin, droit, nuque dans l'alignement de la colonne vertébrale, on imagine un fil qui nous tire vers le ciel à partir du crâne). Puis on porte son attention sur sa respiration, ce qui permet ensuite de se centrer sur ses ressentis, ses sensations et/ ou émotions, à partir de divers exercices, dont la visualisation).

Question de départ pour notre recherche :

" La méditation de pleine conscience (ou présence) peut-elle favoriser la réflexion philosophique ? ".

Cette orientation didactique de la question (car c'est une question didactique, portant sur l'apprentissage du philosopher), met la méditation en perspective philosophique. Le didacticien du philosopher se réjouira ainsi d'y trouver si c'était le cas une ressource supplémentaire de penser. Alors que l'orthodoxe de la méditation cherchera (c'est la légitimité de ce point de vue) à défendre celle-ci contre toute instrumentalisation externe à sa logique propre (par exemple par l'école, qui la cadre en la laïcisant, ou la philosophie, qui l'oriente dans la perspective d'une réflexivité ultérieure, alors qu'elle peut avoir d'autres finalités, par exemple spirituelle).

II) Tentative de réponses

A) Un support, un point de départ utile et riche

La méditation nous est apparue, dans cette perspective de la didactique de l'apprentissage du philosopher, comme un support possible et intéressant pour ancrer dans un vécu sensoriel une réflexion ultérieure. Il s'agit donc d'un support parmi d'autres, comme la littérature (Edwige Chirouter), la philosophie jeunesse (Laurence Breton), une oeuvre d'art ou une production artistique (François Galichet, Chiara Pastorini), un film, une BD etc. (voir pour une diversité de supports la revue belge Philéas et Autobule). On pourrait se demander en quoi consistent les points communs et les différences de la méditation avec ces autres supports... Mais nous nous sommes centrés sur ce qui fait sa spécificité. En quoi consiste cet ancrage ?

Ce qui nous a semblé déterminant, c'est le travail dans la méditation sur les sensations, les émotions, la sensibilité ; sur les images, l'imagination, l'imaginaire ; sur le contenu symbolique des évocations, des visualisations (ex. : l'arbre pour la stabilité, l'enracinement). Le caractère connoté et pas seulement dénoté de l'image, la puissance évocatrice de la métaphore ou de l'analogie, la force des identifications (par exemple à l'arbre, à la nature, au cosmos) nourrissent la raison, y compris dans une dimension inconsciente, rendent sensible le concept, assez sec par nature (Cf. Maffesoli et la "raison sensible"). C'est cette articulation de la sensibilité, de l'imagination et de la raison qui va être réflexivement féconde, car L'erreur de Descartes fut selon A. Damasio de séparer l'âme et le corps, et de dévaloriser épistémologiquement les sens et l'imagination par rapport à l'entendement. Elle restaure le lien de fait et souhaitable entre émotion et raison, sensibilité, imagination et raison, et comme le dit E. Morin à sa manière, homo demens et homo sapiens.

B) Une amorce en préalable de la DVDP

A la question posée plus haut ("La méditation peut-elle favoriser la réflexion philosophique ?"), on pourra répondre oui, lorsque la méditation est pratiquée en préalable d'un atelier philo, car elle favorise, chez les enfants particulièrement, l'apaisement, le calme, le retour à soi, la pratique de l'attention, la concentration, la disponibilité à l'écoute de l'autre, à l'écoute de ses idées (Cf. F. Lenoir). C'est d'ailleurs là un fait plus qu'une hypothèse... La pratique de la méditation, dès qu'elle est acceptée, "nettoie" notre esprit des parasites, ressource la personne en "rechargeant les batteries". Elle semble faire circuler une énergie positive en moi et dans le groupe.

Mais on peut aller plus loin !

C) Des conditions à réunir pour mieux articuler les deux

D'après les expériences faites dans l'atelier de méditations suivies de DVDP, si l'on veut réaliser une relation plus étroite entre méditation et philosophie que ce simple effet apaisant qui rend plus disponible à la discussion réflexive, un certain nombre de conditions nous semblent devoir être réunies pour que ce lien soit fécond :

1) Première condition : que la méditation soit directement en lien avec une notion ou une question philosophique

Exemples :

a) En lien avec une notion : explorer dans une méditation guidée une fraise TAGADA(r) par les 5 sens facilite une DVDP sur " Qu'est-ce qu'une sensation ?", en partant de ces/ses expériences sensorielles pour conceptualiser cette notion. D'autant que le mot sensation, avec l'aspect généralisant et abstrait du langage, renvoie à une notion, idée générale et abstraite, qui subsume les notions de toucher, entendre, voir, sentir, goûter, dont on vient d'aborder de façon sensible les concepts (la sensation, c'est ce qu'il y a de commun aux données de nos cinq sens pour appréhender le réel) ...

b) En lien avec une question : " Pouvons-nous connaître le réel par les sens ?". A la conception empiriste de la connaissance induite par le contenu de la méditation (thèse : "Notre connaissance vient des sens", validée partiellement par Aristote, et totalement par Locke, ou le sensualisme de Condillac avec son expérience de pensée d'une statue à laquelle on donne progressivement les cinq sens et qui s'éveille ainsi progressivement au monde), on pourra opposer dans la discussion la conception rationaliste de Descartes avec son expérience du morceau de cire, qui, quand il fond, provoque des sensations différentes voire opposées (thèse : "Les sens ne permettent pas une connaissance sure, ils nous trompent, nous ne connaissons vraiment que par l'entendement").

c) En lien avec des questions/valeurs/notions universelles : "Qu'est-ce que l'autre ?". A une réflexion qui engagerait la confrontation de différents auteurs ayant écrit sur la notion d'autrui et une distinction entre l'autre comme un "autre moi" et un "autre que moi" (l'alter ego), la méditation viendrait compléter notre appréhension de l'autre non par la connaissance intellectuelle, mais sensorielle. Elle permettrait ainsi de mieux appréhender la notion de l'altérité dans la reconnaissance en l'autre des défauts et des qualités qu'on pourrait partager avec lui, et la sympathie serait alors l'introduction de la bienveillance envers soi et, de fait, l'autre. Bienveillance ressentie et effective qui aurait pu passer à la trappe en restant axé uniquement sur les textes.

Ou encore "Qu'est-ce que la Nature et doit-on la protéger ?". La visualisation d'un jardin luxuriant, une méditation faite en pleine nature, pieds au sol, debout, entouré par des arbres et ayant la possibilité également de pousser l'expérience jusqu'à terminer la phase méditative en s'adossant ou embrassant (premier sens du terme) un arbre de notre choix nous guiderait vers une prise de conscience concrètement ressentie de ce que peut représenter la Nature pour nous. La réflexion qui s'ensuivrait serait alors riche de nos ressentis personnels, mais la DVDP mettrait en relief facilement une prise de conscience également collective.

On comprend ainsi que les "contenus" des méditations, par exemple les visualisations, peuvent être un support utile pour la réflexion, notamment par les images qui connotent, les symboles qui font sens, les métaphores qui suggèrent, les analogies qui comparent, propice dans la DVDP qui suit à une reprise réflexive, conceptualisante (définir une notion), problématisante (élaboration d'un questionnement) ou interprétative (explicitation de significations) ... Il faudrait donc constituer une banque didactique de méditations ad hoc, en relation avec une liste de notions philosophiques ou de questions réflexivement porteuses.

Les méditations éclaireraient alors les notions de paix, liberté, sagesse, estime de soi, ego et alter ego, conscience, temps. La question serait : est-ce que la méditation peut porter sur toutes les notions philosophiques ? Qu'en serait-il des notions de justice, d'égalité, de Droit etc. ? Une réponse partielle a été abordée : il semblerait que la visualisation dans la méditation permettrait d'imaginer beaucoup de choses, de situations, de vécus...

2) Deuxième condition : que la méditation soit guidée

C'est la guidance de la méditation qui va permettre une articulation cohérente avec la DVDP, en fournissant un matériau d'analyse ciblé, propice à la réflexion. L'intérêt de la guidance est de fournir une décentration, de proposer des évocations, de vivre une expérience de pensée qui pourra donner lieu ensuite à une "reprise réflexive" du vécu.

Il faut bien distinguer de ce point de vue la méditation personnelle en solo (ni guidance ni groupe) et la méditation guidée.

Le fait que la méditation guidée ne se fasse pas seul dans sa bulle, mais en groupe,a des conséquences : celle d'une situation, d'une expérience partagée, qui donne à tous un référent commun pour la discussion ultérieure, même si elle est vécue individuellement de façon très différente. Le vivre ensemble en méditant renvoie au vivre ensemble en discutant, et ils tissent ensemble un parcours à la fois individuel et collectif ...

Le style de guidance a aussi son importance. Certaines personnes entrent difficilement dans une méditation simplement parce qu'elle est guidée, à cause d'un rapport difficile à l'autorité (les suggestions d'imagerie mentale sont par exemple vécues comme des consignes contraignantes pour la liberté). Comment instaurer une confiance en la personne qui guide et de la sécurité dans le groupe ? Une voix douce, apaisante, au rythme lent peut y contribuer. D'autres n'arrivent pas à suivre les orientations proposées par la méditation ou se perdent : des suggestions précises et claires sont donc nécessaires... On doit aussi s'interroger sur la cohérence entre le style d'animation de la méditation et celui de la DVDP, surtout quand elles sont animées par deux personnes différentes. Hypothèse : le style provocateur d'O. Brénifier conviendrait moins à l'esprit de la méditation que celui de J. Lévine, M. Lipman ou M. Tozzi, à base de bienveillance exigeante...

Notons que la complémentarité de Michel Tozzi et Anne-Marie Lafont a été bien accueillie et soulignée à l'atelier des Rencontres du CRAP 2020, mais que c'était aussi la bienveillance commune qui a permis l'instauration de la confiance dans le groupe, parfois très hétéroclite.

3) Troisième condition : que la question posée dans la DVDP, et ses notions de référence, soit au plus près du contenu de la méditation

C'est ce qui va assurer à la DVDP une cohérence avec la méditation, car dans la reprise réflexive, l'animateur/trice de la DVDP et les participants pourront s'appuyer sur des éléments vécus dans la méditation ou exprimés après celle-ci, avant de commencer la DVDP.

Exemples :

a) Après une méditation guidée sur le jardin (évocation d'un jardin réel ou imaginé par les cinq sens), faire une DVDP sur " Qu'est-ce que la Nature ?" (Tâche : une notion à définir). Ou à un niveau méta : " Qu'est-ce qu'une évocation ?", ou " Qu'est-ce que l'imagination ?".

b) Après une méditation guidée sur l'arbre (évocation d'un arbre stable et bien droit avec des racines qui s'étendent, des branches qui poussent, des feuilles qui bougent avec le vent...), faire une DVDP sur " Qu'est-ce que l'enracinement ?", ou plus problématisé : " Faut-il s'enraciner ?" (Tâche : une question à traiter). Mais aussi " Qu'est-ce que grandir ?", ou " Quand on grandit, qu'est-ce qui reste et qu'est-ce qui change ?", en lien avec l'identité...

c) Après une méditation guidée sur notre rapport à l'autre (en binôme se regardant dans les yeux, s'attribuer deux qualités à soi, puis que l'autre nous attribue deux qualités qu'il "ressent" chez nous, et alterner), faire une DVDP sur " Que penser du regard d'autrui sur moi ?", ou " L'autre nous permet-il de (mieux) nous connaitre ?".

d) Après une méditation sur un tableau (face à un tableau, porter son attention sur l'ensemble et ressentir ; puis, de la périphérie au centre, sur tous les détails et ressentir ; puis se laisser littéralement absorber par le tableau jusqu'à en faire partie, et ressentir), faire une DVDP sur " Qu'est-ce que le sentiment (ou la contemplation) esthétique ? l'art ?" ou " Comment définir le beau ?".

e) Après une méditation sur le pouvoir (guidance portant en partie sur une visualisation d'une histoire sous forme de parabole, retour à soi et visualisation de deux situations diamétralement opposées : une où j'ai été soumis ; une autre où j'ai été dominant. Qu'est-ce que j'ai ressenti ? Et si je me mets à la place de l'autre ?), faire une DVDP sur "Qu'est-ce qui me donne le droit d'avoir le pouvoir ?" ou encore "Puis-je être asservi volontairement ?" (Rappel de la "servitude volontaire" de La Boétie).

f) Après une méditation sur la morale (guidance à partir de visualisation dans le futur - futurisation en sophrologie - avec plusieurs situations où je dois tuer pour manger, tuer pour survivre, tuer par "devoir" politique : Que ressens-je ? Et si je suis celui qui est tué ?), faire une DVDP sur "Y a-t-il une morale universelle ? ou "Notre morale varie-t-elle en fonction du contexte ?"

g) On peut aussi, après une méditation, faire une DVDP à un niveau méta, par exemple sur :"Qu'est-ce qu'une méditation ?", " Quels effets produit selon vous une méditation sur une personne ? Sur un groupe?".

Deux entrées donc pour une articulation étroite entre méditation et philosophie : on peut partir d'une méditation que l'on pratique déjà, et se demander quel type de notion ou de question elle permet d'aborder ensuite dans une DVDP ; ou partir d'une notion ou question philosophique, et se demander quel type de méditation conviendrait préalablement le mieux pour les traiter en vue d'une DVDP.

4) Quatrième condition : que la DVDP puisse aussi dépasser les pistes de réflexion suggérées par la méditation, pour ne pas s'y enfermer, et favoriser une "pensée élargie" (Kant).

Voir plus haut l'exemple de la méditation sur la fraise tagada, qui implique dans une méditation de pleine conscience une philosophie empiriste ; ou celle sur l'arbre, qui suggère que la stabilité ou/et l'enracinement sont une bonne chose : deux présupposés discutables. Ou celle sur autrui portant sur des qualités (auto)attribuées, où l'on induit un regard bienveillant (A opposer au regard aliénant de Sartre : "L'enfer, c'est les autres"). Ce doit être un point de vigilance par l'animateur/trice de la DVDP, qui doit veiller à l'examen critique de tout présupposé et de toute thèse.

Les DVDP suivant une méditation induisent de même un niveau d'approche de la question posée individuel et personnel, ou interpersonnel et éthique (notamment quand on traite du rapport à l'autre), et peu social et politique. La bienveillance envers autrui s'accommode difficilement avec les rapports de force politiques. Cela pose la question : peut-il y avoir des méditations à dimension "politique" ? Si oui, cela rejoindrait-il peut-être certaines idées des Lumières qui préconisaient une politique "éclairée", qui viserait le plein épanouissement de l'être humain, tout en sauvegardant la liberté de chacun dans un juste équilibre ? Il reste à explorer des méditations dont le contenu porterait sur l'(in)justice, l'(in)égalité, l'(in)équité, la domination et, de fait, l'éthique et la politique. Gandhi était par exemple à la fois un méditant et un militant. Sa méditation était ordonnée aux actions à entreprendre. La méditation peut-elle être une préparation à l'action militante, et particulièrement à l'action non violente ? A d'autres formes d'action ? Comment ?

D) En pratique, une proposition de dispositif

Au point où nous en sommes, nous proposons le dispositif suivant :

1) Mise en place du dispositif d'une DVDP (cf. "Animer une DVDP", page d'accueil du site :www.philotozzi.com).

2) Méditation guidée en relation avec une question et/ou une notion qui sera traitée dans la DVDP.

3) Expression du ressenti de la méditation par des volontaires, et son écoute ("un vécu s'écoute, et ne se discute pas"). Ce passage par le langage (mise en mots) d'un vécu fait transition vers une DVDP problématisante, conceptualisante et argumentative. Il prépare le niveau verbo-conceptuel de l'échange en DVDP. On recueille alors les ressentis, le vécu de chacun, sans jugement.

4) DVDP sur la question.

5) Analyse de la DVDP. Si on veut travailler la place des émotions dans une Dvdp, on pourra donner à des observateurs les consignes suivantes :

a) Observez si oui ou non, et si oui comment, des émotions s'expriment dans cette DVDP à l'occasion des échanges d'idées (des indicateurs observables des émotions donnés plus haut peuvent être distribués) ;

b) Si oui, comment influent-elles sur le déroulement des échanges ? Favorisent-elles ou entravent-elles la dynamique de la réflexion ? Dans quel cas ?

Et demander aux participants pour alimenter la réflexion : la méditation vous a-t-elle aidés ou non pour la DVDP ? Si non pourquoi ? Si oui en quoi ?

Conclusion

En expérimentant des méditations, des DVDP et surtout le couplage des deux, nous nous sommes donnés dans notre atelier un matériau à analyser collectivement, de façon à tenter une formalisation, voie vers une théorisation. D'autres expériences sont nécessaires pour élargir et enrichir nos analyses ainsi que nos propositions.

La méditation n'échappe pas à l'interrogation philosophique, et nous avons tenté d'interroger nos certitudes et présupposés. Il est question dans la méditation d'une part d' autocentration : cette orientation renforce-t-elle la tendance sociétale individualiste qui surfe sur la mode du "développement personnel" en se focalisant sur les impressions de son ego, accompagnant ainsi la voie du néolibéralisme ? Est-elle un appui ou un obstacle à l'ouverture à autrui ? A l'école va-t-elle dans un sens coopératif ou non (car on part de soi et non du groupe) ? On présuppose par ailleurs qu'elle développe la bienveillance et l'empathie : est-ce avéré ? Il faut répondre à ces questions.

Sur ce dernier point, on peut constater de nombreux effets positifs dans les témoignages recueillis, mais on peut aussi s'appuyer sur les travaux de plusieurs chercheurs et philosophe, dont Nicole Bouin, Catherine Gueguen et Frédéric Lenoir. Il est avéré qu'en pratiquant la méditation, on explore son "moi", et donc ses émotions pour mieux les comprendre. De fait, on comprend ensuite mieux celles des autres. On développe ainsi la bienveillance envers soi (augmentation de l'estime de soi et de la confiance en soi), mais aussi l'empathie envers autrui.

Pour poursuivre la recherche, on pourrait s'interroger sur l'inversion du dispositif : et si la méditation suivait et non précédait la DVDP ?Quel effet cela produirait-il sur le sujet pensant : calmer le flot des idées (notamment pour les élèves à haut potentiel), la frustration qui suit l'arrêt obligatoire de la DVDP, faire une pause pour revenir à soi, ou pour "trier" ses idées et faire une "transition" avec la suite du cours ou de la séquence

De même, si on retournait la question de départ : " Qu'est-ce que la philosophie peut apporter à la méditation (et non la méditation à la philosophie) ?". Cette question n'a guère de sens pour les philosophies antiques, comme le stoïcisme, qui déploient des exercices spirituels, puisque la méditation n'est pas extérieure, mais étroitement liée à leur pratique ... Mais elle peut en avoir aujourd'hui dans des méditations philosophiquement guidées pour enfants ou adultes, puisque le contenu de la méditation est alors en partie orientée par les notions ou questions que l'on veut aborder dans une DVDP... C'est donc un enrichissement des types de méditation qui est ici amorcé, un processus de créativité.

En effet, telle qu'elle était pratiquée par Anne-Marie Lafont jusqu'ici, en classe, la méditation était soit un "outil" pour permettre à l'émotionnel de se "calmer" pour permettre à l'attention de prendre place ; mais aussi un "programme annuel" qui vise à partir de soi, pour aller progressivement vers l'autre. Il s'agissait, sur une durée, de faire littéralement vivre les émotions aux élèves afin qu'ils puissent développer leur attention / concentration ; leur estime et confiance en eux ; l'empathie et la bienveillance. Et à terme, qu'ils puissent comprendre et conscientiser que pour se former (dans tous les sens du terme - se développer intellectuellement, mais aussi personnellement) il faut "se frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui" (Montaigne). La méditation peut désormais poursuivre sa démarche humaniste en y ajoutant une phase réflexive en intégrant une DVDP.

Resterait enfin à expérimenter un dispositif où la méditation porterait sur un autre objet (que la fraise tagada !), symboliquement porteur, comme un crâne humain ou un tableau de vanités...

Annexes

Extrait de Rendre la terre habitable, Peter Sloterdijk Edgar Morin, 1970, © Hachette Jeunesse

Extraits de Antonio Damasio et Daniel Goleman