22èmes Rencontres autogérées sur les Nouvelles pratiques Philosophiques (24 - 26 juillet 2020)

Les 22es Rencontres autogérées sur les Nouvelles pratiques philosophiques se sont tenues du 24 au 26 juillet 2020 au Moulin du Chapitre, à Sorèze (Tarn). Ces rencontres, sous forme de séminaire, ont chaque année un double objectif :

  1. Traiter philosophiquement un thème.
  2. Expérimenter et analyser, en traitant ce thème, de nouvelles pratiques philosophiques.

Le thème retenu était Le monde contemporain, décliné successivement par rapport à cinq entrées : la post-modernité, le Covid, la sexualité, le travail, le langage...

Chaque entrée était abordée durant une demi-journée, selon un dispositif proposé par les coanimateurs/trices, par exemple : rando philo, ciné philo, discussion à visées démocratique et philosophique (DVDP), etc.

Séance I : Le monde contemporain et la post-modernité, Marcelle et Michel Tozzi (vendredi après-midi)

Pour aborder la question du monde contemporain (concept historique), nous avons choisi le concept philosophique de post-modernité, qui prétend le caractériser.

14h30-14h50 : introduction au concept de modernité, nécessaire puisque la post-modernité prétend le dépasser (Cf. Annexe I A).

14h50-15h45 : discussion critique (sous forme de DVDP) sur la pertinence de ce concept pour caractériser le monde contemporain.

15h45-16h15 : introduction au concept de post-modernité (Annexe I B)

16h30-17h15 : travail en 2 groupes pour approfondir le concept à partir

- d'un texte de M. Maffesoli (Préface 2 de L'instant éternel, voir annexe I C)

- d'un texte sur l'ère de la post-vérité (annexe I D)

17h15-17h30 : rapport des deux groupes sur le contenu de ce qui a été compris, et brève synthèse sur la notion.

18h-19h : retour critique sur la forme de l'atelier et sur la compréhension des concepts.

Il appert dans le retour sur la forme de l'atelier l'intérêt d'apports pour donner une base sur un concept complexe (des répétitions entre les deux exposés ?) ; la discussion en plénière et le travail en groupes pour des échanges intéressants (mais frustration à se séparer en 2 groupes...), les textes comme supports de réflexion (mais pas toujours très clairs) ; la richesse des rapports (avec une certaine confusion pour comprendre le texte non étudié).

Sur le fond, la PM est un concept très complexe ; interrogation sur sa pertinence (plus sociologique que philosophique ?). Ce qui semble vérifié : la tendance à la déconstruction, le retour du tragique, le culte de l'instant, l'homme pluriel des tribus, le relativisme et l'ère de la post-vérité. Mais tous les philosophes actuels ne sont pas post-modernes (ex : Luc Ferry, Comte-Sponville, Gauchet, Badiou, Wolff...). Et il subsiste aujourd'hui des traits de la modernité, qui se continuent voire s'hypertrophient : néo-libéralisme, grands récits comme l'écologie sous ses différentes formes (catastrophisme éclairé, collapsologie), qui mobilisent les jeunes ; ou transhumanisme, qui croit en la science et l'avenir... Les petits récits se multiplient, il y a des effets de générations. La PM semble un concept très occidentalo-centré. Il apparait que le concept d'hypermodernité (Lipotevsky...), qui ne rompt pas avec celui de modernité, mais le prolonge avec l'exagération de certains de ses traits (hyperconsommation, accélération, culte de la science...) aurait pu être confronté à celui de post-modernité, comme un contrepoint différent, voire opposé, d'interprétation du monde contemporain. La pensée reste perplexe devant cette diversité de "lectures" du monde dans lequel nous vivons...

Séance II : "Temps et Postmodernité durant le confinement de mai-juin 2020", Christian Belbèze et Evelyne Luchini (samedi matin)

A) Introduction

Le but de ce travail est d'effectuer un rappel des sensations ressenties. A travers la préparation d'un "spectacle" ou d'une mise en scène, les participants doivent retrouver les sentiments de durée ressentie pendant le temps de confinement, ainsi que rechercher à travers la perte de la liberté de mouvement le lien entre temps et espace. Le concept de postmodernité est présent dans le fait que durant le confinement, le temps du progrès est suspendu à une espérance qui ne viendra pas (celle d'un vaccin ou d'un médicament) durant ce temps. Le temps est alors sans mouvement. Les jours se suivent à l'identique sans que nous sachions jusqu'à quand. Est-ce pour toujours ?

Le dispositif s'est déroulé en trois phases : conception de la scénette, présentation, synthèse.

B) Travail à effectuer

Les participants vont avoir une heure pour un travail par groupes de 2, 3, 4, sur l'élaboration de la notion de temps pendant le confinement. Chaque groupe doit :

  1. Choisir une forme pour présenter cette élaboration : dialogue, petite scène, récit, poème, chanson
  2. Développer un concept parmi les trois suivant en introduisant la notion de "Nature du Temps Covid" : le temps arrêté, le temps ressenti, le temps et l'espace.
  3. Introduire un des mots clés suivant. Les mots clés sont en lien avec les thèmes des deux années précédentes, plus le mot-clé "tribu", propre au thème de la postmodernité et qui semble correspondre au temps du confinement : tribu, vérité, l'autre.
  4. Rédiger une chute ou conclusion sur la nature du temps pendant le confinement lié au Covid.

C) Présentation des travaux

Temps prévu une heure. Temps réel 15 minutes. La plupart des participants ont choisi d'exprimer leur expérience sous forme de chanson, sur un ton ironique ou comique, en faisant preuve d'une grande inventivité.

Une vidéo des interventions est consultable à l'adresse suivante :https://youtu.be/qTl-v34D4a8.

D) Synthèse faite par le groupe

Cette partie du dispositif dure environ une heure. C'est finalement essentiellement un débat sur la notion de temps en rapport avec le numérique, l'espace et les autres.

Le temps libéré par une des (re) présentations beaucoup plus courtes que prévue, permet de laisser la synthèse glisser vers un débat philosophique, de type atelier philo. Les thèmes sont les suivants : réflexion sur le temps, difficulté à saisir le temps hors de l'espace, le temps est une structure mais pas seulement.

Le temps dans son rapport à l'espace a fait surgir l'omniprésence du numérique, d'un espace virtuel. C'est le rêve capitaliste : on ne bouge plus, notre cerveau est branché sur des machines. S'agit-il de quelque chose de nouveau ou bien est-ce le renforcement du même ?

Le temps a aussi été ressenti en relation avec les activités, donc avec les autres. Il s'agit du temps social. D'un côté, certains ont dit que le temps libéré par leurs activités quotidiennes leur avait permis de prendre du temps pour renouer avec un rapport à soi (lecture, écriture...), ou simplement prendre leur temps face à l'accélération que leur imposaient leurs activités antérieures. Cette libération a pu également être ressentie comme une source d'ennui ou de dépression, l'isolement étant vécu différemment. D'autres, au contraire, se sont sentis oppressés par la porosité des activités contraintes au sein du foyer (télétravail plus enseignement aux enfants).

Cette quarantaine a fait émerger une réflexion sur le rapport à l'écologie, le lien que nous entretenons avec la terre.

Enfin la question a été posée du rôle de l'Etat pendant cette période, de son rapport avec la science. Il est apparu que l'Etat ne sait pas tout, qu'il lui est parfois difficile de prévoir l'avenir, avenir qu'il faut parfois inventer. Dans ce cas, l'Etat nous a-t-il infantilisés ou bien nous a-t-il tout simplement protégés ?

E) Critique du dispositif

La critique du dispositif est faite en fin de celui-ci dans un temps d'une demi-heure. Globalement les avis des participants sont positifs. 12 sur 18 expriment que le fait d'avoir eu à concevoir et à exécuter une prestation scénique les a aidés à rentrer dans le débat.

"Penser le temps comme un lien ?" : est-ce que cela aurait pu être notre question ?

Séance III : le monde contemporain et la sexualité, René Guichardan (samedi après-midi)

La rando-philo s'inscrit dans la tradition antique, qui a vu Aristote en instaurer la pratique dite "péripatéticienne", du grec "peripatetikós" : qui aime se promener en discutant. Elle est devenue une tradition à Sorèze, car elle y est programmée depuis de nombreuses années, la campagne environnante s'y prêtant admirablement bien.

A) Plan et descriptif du dispositif

Afin de ne pas réduire la question de la sexualité à sa seule dimension physiologique, les participants sont invités à associer le thème de la sexualité aux débats qu'elle soulève aujourd'hui dans la "postmodernité". Il s'agit également de la penser dans le contexte de la relation à l'autre, à soi-même, à la société.

Pour ce faire, des séries de mots-clés associés entre eux, ainsi que des questions, sont distribuées ou à piocher dans une corbeille.

Consignes et objectifs donnés aux participants

Former des groupes de trois personnes pour philosopher à partir des mots-clés ou de l'une des questions. En fin de promenade, chaque groupe devra formuler deux postulats/thèses majeurs qui semblent émerger de la conversation. A partir de ces deux postulats, il est demandé de rédiger une question ou une problématique.

Premier retour en groupe plénier

Sur des post-it, un porte-parole du groupe (aidé de son groupe) inscrit les deux postulats et la question, et les affiche sur le tableau. Chaque groupe en profite pour découvrir les postulats / questions traités par les autres groupes.

Préparation pour le débat en groupe plénier

Éventuellement, on regroupe des postulats/questions par thématique/analogie. Il sera fait appel à un volontaire pour organiser le choix de la question à définir pour le débat.

Modération du débat

Un distributeur (volontaire) de la parole la donnera dans l'ordre des demandes avec une priorité pour les personnes qui s'expriment le moins.

Une personne (volontaire) se charge de repérer des "thèses" implicites des participants ou celles énoncées délibérément.

Une personne (volontaire) essaie de repérer des contradictions (ou des problématiques) qui émergent du le débat.

10 minutes avant la fin du débat, les personnes chargées des thèses et des questionnements font part de leurs observations.

B) Les consignes et les attentes pédagogiques du dispositif

Le choix des mots-clés et des questions

Ci-dessous, les 10 séries de 3 mots-clés que les participants pouvaient sélectionner pour en débattre : 1° Affection, tendresse, attention. 2° Préliminaires, désir, besoin. 3° Émotion, intensité, partage. 4° Peur, violence, pulsion. 5° Inconscient, fantasme, interdit. 6° Plaisir, passion, pulsion. 7° Douleur, intimité, secret. 8° Fécondité, création, dépassement. 9° Rupture, séparation, différence. 10° La sexualité, l'amour et le sacré (laïc ou religieux).

Les raisons du dispositif de l'animateur

Le fait d'associer des notions qui sont en résonance entre elles a pour but d'inviter les participants à rechercher en quoi elles se distinguent. Il s'agit de stimuler un travail d'analyse autant qu'une approche ressentie (phénoménologie de la perception). Chaque groupe allait ainsi disposer de 9 mots-clés autour desquels il pourrait faire des associations libres, ceci dans le premier temps de la promenade. Dans le second temps, les participants seront amenés à synthétiser leurs réflexions pour les regroupements pléniers. Nous avons également ajouté huit questions, telles que les débats d'aujourd'hui les posent, dans le but d'élargir les possibilités d'échange entre les participants, et pour ancrer définitivement le sujet de la sexualité dans le thème de la "postmodernité". Les questions sont suivies de la raison qui en motivait le choix :

  1. Toute relation intime engage-t-elle un rapport de conflictualité ?
  2. Aujourd'hui (postmodernité), chacun ressent farouchement le besoin de rester libre. Or entrer dans l'intimité de quelqu'un oblige à se confronter à des limites intérieures, et donc à la difficulté de s'accorder à celles de l'autre. Comment se travaille alors la conflictualité ?
  3. L'amour ne dure-t-il que 3 ans ? Selon une interprétation de la théorie de l'évolution, Lucy Vincent, neuroscientifique, affirme que l'amour maintiendrait un désir d'attachement durant environ 3 ans - le temps pour les enfants d'acquérir suffisamment d'autonomie.
  4. L'attachement, est-ce de l'amour ? À l'origine de l'amour, selon les théories de l'attachement, il y a le désir inconscient de reproduire les modes d'attachement de notre enfance. Dans ce cas, l'amour et l'attachement se confondraient.
  5. Peut-on tout partager avec l'être aimé ? L'amour suppose un rapport de confiance que l'on souhaite absolu.
  6. Une large publicité a été faite autour de la "découverte" de l'anatomie du clitoris. A votre avis, de quelle manière ce savoir modifie-t-il notre rapport à l'autre ? Comment conjugue-t-on le savoir venu de l'extérieur et la connaissance de soi, issu de son propre ressenti ?
  7. Le plaisir féminin est-il moins utilitaire que le masculin ? La jouissance masculine, en raison de l'éjaculat, serait liée à la procréation, tandis que le plaisir féminin serait moins relié à la fécondité. C'est l'une des thèses d'un courant féministe, que la pilule contraceptive a rendu encore plus évidente.
  8. Peut-on supporter la séparation ? Catherine Chabert, psychanalyste, auteure de Maintenant il faut se quitter, s'interroge : de quoi la séparation est-elle l'enjeu ? D'après l'auteure, la rencontre oblige à la séparation et questionne nos structures libidinales. Selon Frédéric Worms, l'auteure refonde l'une des bases de la psychanalyse.
  9. L'amour semble aujourd'hui marqué par la liberté de ne pas choisir et de se désengager. Que vous évoque ce constat tiré d'une enquête d'Eva Ilouz dans son ouvrage La fin de l'amour ?

Justification des questions et des mots-clés

L'idée première est de permettre à chacun de trouver une source d'inspiration d'une part, plutôt "ouverte" grâce aux mots-clés, et d'autre part, "contrainte" par un choix de questions. Il s'agissait également de prendre en compte le contexte de la promenade. Reprenons à ce sujet des éléments de la synthèse de Michel Tozzi : Aristote aimait transmettre son enseignement au cours de promenades avec ses disciples. Il s'ensuivit toute une tradition qui inspira des courants monastiques chrétiens et musulmans. Des hypothèses peuvent être formulées : le regard tourné vers l'horizon, le fait d'échanger ses pensées en marchant contribueraient à construire des rapports de coopération plutôt que des rapports d'opposition. La marche méditative, ou philosophique faciliterait ainsi un rapport d'union entre l'esprit et le corps, cela permettrait de dépasser le conflit et, symboliquement, de cheminer ensemble vers une direction, autant dans la pensée que dans le corps.

Consignes données aux participants : durant la promenade, chacun évoque ses mots-clés. Il s'agit de faire connaissance avec les idées, problèmes, questions qu'ils vous inspirent.

Par exemple : distinguez les nuances entre les différents mots, formulez des problèmes qu'ils évoquent en lien avec la relation à soi, à l'autre et/ou à la société.

Si vous avez sélectionné une question, dégagez les problèmes qu'elle soulève selon vous, puis les enjeux, les conséquences qui en résultent pour l'être humain.

En fin de promenade, chaque groupe rédigera, en une phrase ou deux, deux thèses (idées défendues) qui semblaient se dégager de l'échange, et desquelles vous tirerez une question.

C) Résumé des échanges des petits groupes

Premier retour en groupe plénier

Les thèses rapportées par les 6 groupes au retour de leur promenade, suivies de leur question :

Groupe 1 : "L'amour, c'est aujourd'hui la liberté de ne pas choisir et de ne pas s'engager. Cette liberté vient d'une évolution historique. La sexualité débridée laisse le champ libre aux prédateurs et aux violeurs. Elle vise aussi à dissocier sexualité et parentalité".

"Malgré cette évolution vers un amour libéré de tout engagement, on remarque des sous-groupes qui tendent à revendiquer leur choix (homosexuels, mariage pour tous)".

Question : où situer le désir amoureux entre amour et sexualité ? Renonce-t-on au désir et à ses conséquences ?

Groupe 2 : "La sexualité post-moderne a conquis son autonomie en se désacralisant et en se séparant de la procréation. Elle est devenue objet de libre choix et a multiplié les possibles." "Pour l'homme postmoderne, avoir une sexualité épanouie est devenu une injonction. Désenchantée et libérée de beaucoup d'interdits, elle est aussi devenue exploitable (commercialisation des plaisirs, du bonheur... par internet et les réseaux sociaux).

Question : l'hypervalorisation de la sexualité est-elle signe d'un vide existentiel ?

Groupe 3 : "Les sites de rencontres réduisent l'amour à un objet de consommation ponctuel, intense, mais à durée limitée, à cause du choc avec le réel. La postmodernité a aussi désenchanté l'amour en le réduisant à des rencontres intenses et éphémères.

Question : le désenchantement de la rencontre a-t-il désenchanté le désir de connaître l'amour ?

Groupe 4 : "On peut passer de la sexualité à la post-sexualité, c'est-à-dire, à l'érosophie, qui est la sublimation réussie de la sexualité".

Question : peut-on comparer la nature et l'intensité des deux jouissances, sexuelle et conceptuelle ?

Groupe 5 : "Il existe une hiérarchie en termes de sexualité : le besoin primaire, le désir qui fait l'objet d'une élection et qui peut ouvrir sur le sentiment amoureux, et enfin l'amour qui, lui, peut devenir sacré". "En général, la fidélité amoureuse repose sur la promesse d'un partenaire sexuel exclusif".

Question: l'amour peut-il être encore une source d'inspiration (dans la société postmoderne) ?

Groupe 6 : "La femme est l'avenir de l'homme selon le poète. La cause du désir de l'homme, c'est la femme".

Question : la femme est-elle dans l'attente d'être et d'appartenir en vue de la sublimation de son désir ?

Après réflexion, le groupe n° 3 a souhaité reformuler sa question : qu'est-ce que la sexualité et l'amour ont gagné ou perdu dans la postmodernité ?

Une observation-analyse par rapport aux productions des participants

L'idée d'inviter les participants à formuler une question à la suite du repérage des deux thèses invite à rechercher ce qui les relie.

Groupe 1 : ce groupe présente un ensemble de thèses qui témoigne d'une atomisation des comportements sociaux et comme si, entre la thèse n° 1 et la n° 2 , il s'agissait d'une énumération de faits (n° 1 : libre champ laissé aux violeurs, dissociation de la parentalité et de la sexualité et n° 2 : revendication ou non de son appartenance sexuelle). Ce groupe s'interroge sur la disparition possible du désir amoureux : où situer le désir amoureux entre amour et sexualité ? Et suggère l'idée d'un renoncement à ses désirs : renonce-t-on au désir et à ses conséquences ?

Groupe 2 : on constate une progression possible entre les thèses, comme si l'une conduisait à l'autre. La sexualité postmoderne multiplie les possibilités et la diversité des rencontres (n° 1), qui devient (alors) un objet exploitable (n° 2). La question qui s'ensuit interroge ainsi une cause possible de ce rapport : le vide existentiel se cache-t-il derrière une survalorisation de la sexualité ou, à l'inverse, la survalorisation sexuelle conduit-elle à un vide existentiel ? Dans tous les cas, il y a une sorte d'implicite dans la question : le désenchantement "sexuel/amoureux" pourrait avoir pour cause la question du vide existentiel de l'être humain.

Groupe 3 : on constate ici deux thèses qui vont dans le même sens, dans un rapport de cause et d'effet, n° 1 : les sites de rencontres réduisent l'amour à un objet de consommation et, n° 2 : ce qui réduit l'amour (et son désir) qu'à une sensation d'intensité, d'où la question : le désenchantement des rencontres désenchante-t-il également l'amour (et le désir d'amour)?

Groupe 4 : il propose un concept nouveau et fait l'hypothèse d'une pratique nouvelle : l'érosophie (sublimation réussie), mais en questionne le préétabli, la comparaison entre jouissances sexuelle et conceptuelle est-elle possible ? En effet, il faut une sorte de pont entre les affects (qui inclut entre autres, le physique) et les concepts (la pensée) pour les unifier.

Groupe 5 : ce groupe propose deux thèses qui semblent être liées par une condition de dépendance et de réalisation. N° 1 : une hiérarchie dans l'expression du désir sexuel/amoureux, laquelle peut ouvrir sur une dimension du sacré et, n° 2 : l'idée que cette hiérarchie peut être liée à une promesse de fidélité. Ce qui pose la question de la possibilité d'une quête du désir amoureux. Peut-on se représenter cette quête si l'attention des personnes est captive des réseaux sociaux et d'un environnement informatique dédié à l'hyperconsommation ?

Groupe 6 : Dans sa thèse 1, ce groupe voit la femme comme but/salut (avenir) de l'homme et dans la thèse 2, elle serait sa raison d'être (cause et finalité). La question qui en découle est alors une question du "sens" de la femme (et du désir) par rapport à l'homme, comme si l'un était fonction de l'autre ?

Le but principal de cette activité en petits groupes était d'offrir à l'ensemble des participants la possibilité d'une promenade autant philosophique que physique par rapport au sujet qui nous préoccupe. Ce tour d'horizon avait en outre pour but de préparer au débat, de permettre aux esprits de se familiariser avec les diverses problématiques qui en émergeraient. Mais comment organiser la recherche d'une question, compte-tenu que nous souhaitions qu'elle rassemble le plus grand consensus ?

D) Le débat, sa préparation et le résumé des interventions

Le choix de la question

J'invite les participants à définir eux-mêmes les modalités de choix de la question et je souhaite qu'un volontaire se propose d'animer cette partie de l'atelier.

Gunter propose : "Si quelqu'un sent qu'il a une question à poser, qu'il la pose." Le groupe semble hésiter un instant, mais aucune proposition n'est faite.

Francis propose que chaque groupe prenne 3 minutes pour venir défendre sa question avec une argumentation centrale. Il pose une condition : la question retenue doit se comprendre par elle-même, sa clarté doit être évidente, et ne pas nécessiter de longues explications.

Philippe observe : de nombreuses questions impliquent des thèses, par exemple : l'hypervalorisation de la sexualité est-elle signe d'un vide existentiel ? Il faut donc prendre pour acquis les préétablis de la thèse (que la sexualité est hyper valorisée et que cet excès serait lié au vide existentiel de la vie) ou passer son temps à les discuter. Il suggère de retenir une question ouverte afin d'explorer davantage la thématique. Les participants optent alors pour la question n° 3 : Qu'est-ce que la sexualité et l'amour ont gagné ou perdu dans la postmodernité ?

Le débat

Les consignes sont rappelées :

  • Un distributeur (volontaire) de la parole la donnera dans l'ordre des demandes avec une priorité pour les personnes qui s'expriment le moins.
  • Une personne (volontaire) se charge de repérer des "thèses" implicites des participants ou celles énoncées délibérément.
  • Une personne (volontaire) essaie de repérer des contradictions (ou les problématiques) qui émergent durant le débat.
  • 10 minutes avant la fin du débat, les chargés de thèses et de questionnements feront part de leurs observations.

Les trois volontaires se désignent. Ils peuvent à la fois tenir leur rôle et participer au débat. De mon côté, en tant qu'animateur, je préfère ne pas prendre de rôle, car j'estime le groupe suffisamment mature. Je m'autoriserai néanmoins à intervenir toutefois comme simple participant.

Résumé de quelques interventions

- La sexualité serait vécue dans l'instant, le paradigme étant l'orgasme, alors que l'amour suppose la durée, un projet et des serments. Aujourd'hui, c'est comme si la quantité, l'authenticité et l'intensité devenaient des valeurs, tandis que la fidélité, l'engagement, la durée, autrefois vertus, étaient devenus des contraintes. C'est une manière d'envisager la controverse, on y gagne d'un côté, on y perd de l'autre.

- S'étant autonomisés, sexualité et amour ont gagné en force chacun de leur côté.

- Si on fait l'hypothèse que la sexualité s'est émancipé d'un carcan (notamment celui des valeurs chrétiennes qui auraient volé en éclats en 1968), on peut considérer effectivement qu'elle a gagné en intensité. En revanche, si on considère que la sexualité s'est dissociée de l'amour, alors on peut se demander si c'est encore une sexualité ? En effet, on peut considérer que l'espèce humaine est quasiment la seule à avoir une sexualité mise en forme par la culture, c''est-à-dire qui n'a pas pour seul objectif la reproduction. Or, ce qui garantit la dimension culturelle de la sexualité, c'est l'amour, et les valeurs qui sont liées. En conséquence, libérer la sexualité de l'amour revient à abolir la sexualité (puisque l'orgasme, qui est une petite mort, en signe la fin).

- Autrement dit, assigner à la sexualité l'objectivation de l'orgasme revient à mettre fin à la sexualité, puisque le corps est à lui-même sa propre limite, alors que le désir, l'amour sont potentiellement sans fin, voire infinis.

- On parle d'un Amour, mais n'y a-t-il pas des formes d'amour et aussi des gradations dans les différentes formes de l'amour ?

- La sexualité c'est l'enchantement de la rencontre avec l'autre, or aujourd'hui, tout est à vendre, l'amour et la sexualité aussi.

- Aujourd'hui, je serais tenté de dire qu'on a perdu une culture du désir et de l'imaginaire. Je suis stimulé par des sollicitations permanentes, bien avant d'avoir pu ressentir du désir, et si je désire quelque chose, je l'ai à portée de main (ou d'un clic).

- Aujourd'hui, on parle de clitoris, si on est une jeune femme, c'est une grande liberté par rapport à l'homme... En revanche, la pornographie confisque la sexualité via internet.

- Je note une distinction qui est faite entre orgasme (processus et événement), sexualité (affect, libido) et corps (physiologie) : cela ouvre-t-il un espace à la possibilité d'un désir non encore conscientisé ? Ce serait comme s'il fallait rechercher des espaces non explorés de la connaissance de soi dans les interstices entre la sexualité et l'orgasme (phénoménologie de la perception) ?

- Il y a une hiérarchie, le corps existe et peut inciter à une sexualité animale, mais au-dessus, il y a le désir, lequel peut ouvrir à l'amour. Le désir n'exclut rien, il peut ouvrir à l'amour. L'amour implique la reconnaissance de l'autre. On souffre d'une liberté qui se voudrait totale dans la société d'aujourd'hui, or la liberté, c'est la possibilité de choisir, et choisir c'est renoncer. Ce qu'on perd en laissant les enfants se perdre dans la pornographie, ce sont les grands tabous structurants d'une société.

- Le grand gagnant, c'est la femme et son désir. Mais cela pose un problème du côté de l'homme qui y perd. Il y a des remises en question concernant le rapport homme/femme (liée à la postmodernité) qui affectent nos comportements et nos représentations.

La question du consentement est un acquis féminin et offre probablement les possibilités d'une réponse. La violence serait évitée grâce au consentement. Mais il y a une zone grise, le consentement est un analyseur, un média qui met en lumière ce qui se joue entre les êtres. Pour Ruwen Ogien : un non, c'est un non, il n'y a pas à l'interpréter. Mais cela fait fi des rapports de séduction entre les hommes et les femmes, de leur complexité. C'est un changement d'éthos millénaire qui est en jeu.

- Je suis en désaccord avec l'idée du consentement, il est important que les hommes comprennent que, Cendrillon, endormie, ne désire pas qu'un prince l'embrasse.

Maryse, qui gère le temps du débat, nous informe que nous dépassons le cadre horaire prévu de notre activité. J'invite alors les observateurs de thèses et des problématiques à nous faire part de leurs observations.

Le retour des observateurs des thèses et des problématiques

L'animateur invite le volontaire à énoncer les thèses déclarées ou implicites repérées durant le débat.

Résumé de quelques-unes d'entre elles :

  1. On remarque que sont dissociés : la sexualité et l'amour pour tenter d'en repenser le lien, notamment en questionnant la nature du "désir" et de "l'imaginaire". En effet, à plusieurs reprises, il est noté que "désir et imaginaire" cèdent la place à la spontanéité des perceptions immédiates, hyper stimulées et flattées comme elles le sont par les algorithmes des programmes internet et des réseaux sociaux.
  2. On remarque également l'accent qui est mis sur ce qui a été perdu ou gagné mais, entre les gains et les pertes (la vertu de la durée vaut-elle mieux que celle de l'authenticité ?) le jugement des valeurs n'est pas aisé, c'est une sorte de jeu à somme nulle qui semble en découler.
  3. Dans un rapport de cause, on note que la "faute" de cette dissociation entre amour et sexualité est due à l'objectivation des désirs et de l'amour, ils sont convertis en des processus composés comme autant d'éléments et d'objets à commercialiser.
  4. De fait, s'il y a un rapport à somme nulle, on parvient à une perte "véritable", car le désir et l'amour deviennent "invisibles", effacés des représentations, de l'imaginaire, ils cèdent leur place à la pulsion du moment.
  5. Néanmoins, sur un plan sociologique, on peut estimer qu'il y a un gain de liberté (liberté du genre, liberté d'expression, davantage d'autonomie, que d'autres appellent "dispersion") ... Mais du point de vue de la question du genre, il se pose une question : cette liberté, acquise en particulier par les femmes, se fait-elle au détriment d'un changement d'éthos dont les conséquences incombent aux hommes ?
  6. "C'est un juste retour des choses" peut-on entendre du côté féminin.
  7. Se pose ainsi la question du consentement. Peut-il permettre une poursuite renouvelée de ce dialogue entre la femme et l'homme ? Peut-il redonner leur place aux désirs, à l'imaginaire, à la philosophie ?

La question des problématiques

Le responsable de cette tâche reconnaît s'être laissé prendre par le débat et n'avoir pas pu s'y concentrer.

Commentaire de l'animateur sur ce retour

Il était demandé de repérer des thèses, or le responsable, Patrick, a quasiment fait une synthèse d'un parcours du débat. Le décalage entre la demande de départ et la production du participant est à retenir. En effet, j'ai remarqué que les participants pouvaient être intimidés par une demande de faire une synthèse en fin de débat, mais cela semble être moins le cas s'il s'agit seulement pour le participant de repérer quelques thèses. Inviter à repérer quelques thèses peut éventuellement être considérée comme une étape dans un apprentissage pour aller vers la synthèse d'un débat.

Quant à la question des problématiques, lorsque nous animons un atelier, nous hésitons à limiter le porteur d'une tâche à ce seul rôle, il peut également prendre part au débat. Plusieurs raisons nous motivent : les volontaires potentiels hésitent à sacrifier leur "souhaits" d'intervenir lors du débat, or les participants peuvent retirer un plus grand profit de leurs interventions que du travail de synthèse fourni à la fin. Par ailleurs, on ignore par avance si notre demande est plutôt pertinente pour : l'intérêt du groupe (la qualité des interactions) ; l'intérêt du débat (sa performance intellectuelle) ; ou pour l'intérêt du porteur de la tâche (sa formation pédagogique propre).

Nous préférons alors ne pas trop alourdir certains rôles durant le débat, de sorte que la liberté d'intervenir profite à tous et permette de se focaliser sur l'intérêt du débat.

Il est temps de passer au retour critique de l'animation, mais des participants souhaitent réagir à la synthèse. Se pose ainsi à l'animateur la question de suivre le protocole ou de céder la place au retour-critique. Le choix est fait de laisser la parole se poursuivre. Explication : il est constaté que des retour-critiques s'y formulent parfois sous la forme d'un méta-débat, c'est-à-dire en produisant une réflexion critique qui se rapporte aux argumentations, plutôt qu'au développement du sujet. C'est en partie ce que nous allons constater.

E) Du débat au méta-débat

Résumé des quelques interventions suivies d'un commentaire.

- Si on pense que le féminisme libérateur de la femme dans la postmodernité, alors on fait erreur, car il se situe plutôt dans la dynamique d'émancipation des Lumières et de la modernité.

- Peut-être est-ce l'un des manques de notre débat, celui de n'avoir pas suffisamment précisé les zones grises et de rupture entre modernité, postmodernité et hypermodernité. Par exemple, par certains aspects, comme l'attente d'un vaccin pour la Covid, cette promesse peut être assimilée à un héritage de la modernité, mais aujourd'hui, dans l'hypermodernité, on doute des mobiles qui ont pour but de précipiter la mise sur le marché de ce vaccin. Pour revenir à notre sujet, nous pourrions demander : en quoi la postmodernité impacte l'émancipation féminine ?

Commentaire : Il s'agit donc d'une autocritique sur la cause d'un désaccord par rapport aux définitions de base de la thématique du séminaire : des zones grises se superposent entre modernité, postmodernité et hypermodernité.

- On croit que l'amour est une caractéristique humaine, mais que dire des oiseaux qui sont fidèles ou de ceux qui partagent beaucoup d'affection. C'est une question de degré qui séparent les êtres humains des animaux. Mais, il y a peut-être une rupture qui est donnée par l'un de nos mythes, il institue la honte par l'intermédiaire d'Adam et Eve qui tentent de voiler leur nudité devant Dieu. Il est possible qu'il y ait une condition humaine relative à la culture et qui se présente comme une rupture avec le monde animal.

- Estimer qu'il n'existe qu'une différence de degré entre le règne humain et animal est typiquement postmoderne. Les interdits structurent l'être humain, il y a une différence de nature qu'on ne retrouve pas chez les animaux.

Commentaire : Cet échange porte sur la critique d'une argumentation spécifique, la différence homme-animal et non sur ce que la sexualité y gagne ou y perd dans la postmodernité. Ces excursions à la périphérie du sujet sont courantes dans bien des débats, mais en situation post-débat, elles permettent d'approfondir un élément de la discussion et de clarifier de possibles désaccords restés muets.

- Nous mettons des mots sur ce qui n'était pas nommé, ainsi, sexualité et amour se sont enrichis de sens, ils ne se réduisent pas à de la génitalité ni à un sentiment éthéré, mais ils renvoient à des attachements et à une richesse des affects qui demandent à être mieux décryptés. Certaines de nos émotions et sentiments ne trouvent pas les mots qui les expriment ou dépassent les limites du langage. Ces émotions et sentiments existent néanmoins et préparent peut-être le chemin vers une autre philosophie.

Commentaire : Il s'agit d'un approfondissement de l'une des questions du débat : où sont l'amour, le désir, l'imaginaire ? Notons également que la personne qui s'exprime ci-dessus le fait pour la première fois, donc dans l'après-débat, comme s'il lui avait fallu toute la durée du débat pour mettre en mots sa pensée.

- Une citation retenue pour terminer ce résumé : "l'acte d'amour c'est l'expression d'un maximum de violence avec un maximum de tendresse. S'il y a trop de tendresse, il n'y a que des caresses, tandis que l'amour sans tendresse n'est que pure violence".

Commentaire final avant le retour-critique

- L'infrastructure des échanges (les raisonnements des uns et des autres) souffre de la structure (le cadre des règles), qui parfois empêche l'exploration des idées dans les échanges... mais il arrive que ce soit l'inverse, le libre cours laissé aux échanges risque la dispersion du sujet.

Entre ces deux possibilités, suivre le formalisme du cadre ou suivre la dynamique du débat, que doit faire l'animateur ? Il est possible que la réponse varie d'un groupe à l'autre et, pour un même groupe, d'un débat à l'autre. Doit être pris en compte autant la maturité du groupe dans sa capacité à débattre que son degré d'expertise du sujet traité. L'équilibre à trouver réside dans les trois buts principaux qui motivent l'animateur : donner la préférence à la formation individuelle des participants, favoriser la coopération au sein du groupe ou se focaliser sur la production finale faite par un groupe ? L'accent sera mis sur l'un de ces buts selon les priorités que se donne l'animateur.

Certes, reste à être pris en compte le contexte dans lequel l'animateur se trouve : un groupe ouvert et informel d'adultes, comme à Sorèze, un groupe d'adultes qui suit un programme de débats prédéfinis, ou une classe d'école qui répond à des objectifs pédagogiques.

F) Retour critique

Le retour-critique se trouve réduit à une portion congrue. Soulignons néanmoins trois observations :

  • Une faible participation à la randonnée philo : Presque la moitié du groupe n'a pas participé à la rando-philo, alors qu'elle est instituée depuis de nombreuses années et qu'elle est généralement très appréciée. Les participants ont préféré rester dans le parc ou se promener aux alentours du moulin. La Covid-19 est peut-être une explication de cette défection, il a rendu compliqué le covoiturage et l'usage des masques en voiture.
  • Une bonne astuce pour réguler le temps de parole durant la marche : Nous marchions à quatre, côte à côte. L'un de nous a proposé que celui qui parle se déplace au centre pour prendre la parole. Le constat a été fait que ce mouvement du corps vers le milieu du groupe favorise la prise de conscience du temps de parole de celui qui s'exprime. En conséquence, on remarque également une plus grande égalité du temps de parole entre les participants, moins de dilution de sa parole en de longues explications et la possibilité pour tous les participants de mieux s'entendre.
    Se déplacer ainsi vers le centre lorsqu'on prend la parole est une pratique dont nous recommandons l'intérêt. Nous la testerons dans une autre situation : dans des cercles de discussion avec des enfants, des adolescents, et à qui nous demanderons, pour celui qui prend la parole, de se lever, de s'avancer pour se rapprocher du centre du cercle.
  • Des petits groupes vers la réunion plénière : Comment le groupe dans son ensemble peut-il tirer profit de la réflexion des petits groupes ? Comment articuler les travaux des uns et des autres ? C'est la question qui se pose pour ce genre d'atelier que l'on subdivise en plusieurs parties et où chacun travaille sur des thématiques différentes.
  • Chacun des groupes avait produit un travail intéressant, mais nous n'avions pas la possibilité de tous les écouter, le résumé de leur travail en deux phrases (deux thèses + une question) affichées et visibles par tous semble un bon compromis. Néanmoins, on peut se demander, pour les volontaires qui le souhaiteraient, s'ils n'auraient pas intérêt à rédiger un compte-rendu de leur travail de groupe ? En effet, le cheminement d'une pensée à plus d'intérêt que son seul résultat, et le travail de partage de chacun des groupes semblait important. Il est dommage qu'il n'en reste aucune trace.

À améliorer

L'organisationnel de la randonnée demande que l'on anticipe sa mise en oeuvre. En effet, répartir le covoiturage, définir le lieu, préparer les esprits à se mettre en marche demande du temps. Suggestion : en amont de l'activité, faire le point avec les chauffeurs et leur nombre nécessaire par rapport au nombre de marcheurs, choisir le chauffeur de tête et celui de queue qui fermeront la caravane. Prendre les noms de tous les participants de manière à les répartir à l'avance dans les voitures. Donner les fiches aux chauffeurs afin qu'ils rassemblent les participants qu'ils transportent.

Une observation de mon animation

Soucieux que nous parvenions, dans un débat, à poser les questions qui relèvent des enjeux de notre temps, à mi-parcours de l'atelier, je me suis demandé si je n'étais pas trop ambitieux ? En effet, si la demande de formuler deux thèses et une problématique exprimait une forme d'exigence en vue d'une production assez complexe, qu'allait-il advenir de toutes les synthèses affichées ? L'idée d'un participant de retenir une question ouverte était une bonne option. C'est le second point de mon autocritique, j'ai fait davantage appel au groupe qu'à mes propres ressources pour animer cet atelier, notamment pour choisir la question du débat final, ce qui pose la question du statut ou de la posture de l'animateur. Dans mon cas, il s'agit d'un rapport de coopération avec les participants. Une question se pose, quel "statut d'autorité" pourrais-je faire valoir auprès du groupe s'il dysfonctionnait ? (Rôle sur la manière d'organiser des groupes, sur la gestion des interactions, sur la structuration de la pensée et sur les apports de connaissance).

L'initiative de ce projet n'avait pas de visée "formative", entendue comme transmission de contenus, de savoirs spécifiques. Il s'appuyait plutôt sur les vertus de la situation vivante du dialogue et des interactions en groupe. Notre souhait, dans la première partie, visait à ce que chacun des participants se soit suffisamment familiarisé avec une diversité de problématiques reliées au thème général, de sorte qu'il se sente aguerri pour le débat en situation plénière. Peut-être avons-nous atteint en partie notre objectif ? Les participants, en fin d'atelier, se sont montrés satisfaits des échanges dans le cadre de ce dispositif.

Séance IV : le monde contemporain et le langage, Francis Tolmer et Viola Oelher (dimanche après-midi)

A) Introduction (10 min)

Présentation du déroulement de l'atelier et du choix qui a conduit à ce déroulement : le rôle et la place du langage ont été fortement affectés dans le monde contemporain. Les rapports entre le langage et la pensée, la communication, la représentation ont été remis en question par les sciences sociales, et la philosophie du langage s'est engagée dans une voie très technique qui la rend difficilement abordable aux profanes... D'où l'idée de demander aux participants quelle question leur paraît la plus centrale à propos du langage aujourd'hui. C'est le point de départ d'une réflexion qui se prolongera au-delà des rencontres de Sorèze...

B) Production en sous-groupes de la question la plus centrale (50 min)

Les participants se divisent en sous-groupes de 4 à 5 personnes et ont pour objectif de produire la question qui leur paraît la plus centrale dans le rapport entre langage et monde contemporain : la question que le monde contemporain pose au langage, ou la question que le langage pose au monde contemporain...

Pour arriver à cette question, les animateurs proposent de partir d'une carte conceptuelle sur laquelle ils noteront les principaux concepts en lien avec le langage (exemple : vérité, pensée, représentation, etc.). A partir de cette carte, ils élaboreront la question qui leur paraît la plus centrale, et un argument qui vienne étayer leur choix.

Matériel fourni à chaque groupe : une feuille de paperboard, des cartes bristol ou des post-it pour noter leurs concepts, et un jeu de cartes bristol portant quelques concepts en rapport avec le langage, à découvrir à mi-parcours pour éventuellement enrichir leur approche.

A la fin de cette séquence, chaque groupe vient écrire sur un tableau sa question et son argument.

C) Choix en grand groupe de la question perçue comme étant la plus centrale (20 min)

Chaque groupe présente sa question et développe succinctement son argumentation. On procède ensuite à un vote pour déterminer quelle question paraît la plus centrale.

D) Identification des présupposés dans la question (20 min)

Chaque question comporte des présupposés. Le groupe va identifier les présupposés contenus dans la question choisie pour ensuite produire une éventuelle amélioration de la question. Recueil direct au fur et à mesure des présupposés identifiés par les participants.

E) Reformulation de la question par les différents sous-groupes (20 min)

Les groupes qui ont produit les questions se reforment et proposent - en fonction des présupposés mis en évidence et de l'argumentation de la question - une nouvelle formulation de la question choisie par le grand groupe. Les reformulations sont affichées et lues mais pas discutées : l'atelier se termine sur des questionnements.

F) Productions des groupes

1) Les questions produites par les groupes

Question 1 : Le langage numérique est-il enrichissement ou appauvrissement pour l'humain ?

Argument : le langage numérique est central dans le monde contemporain.

Question 2 : Si le langage qui nous constitue devient un simple outil, ne devenons-nous pas outil nous-mêmes ?

Argument : le langage proprement humain est symbolique, c'est-à-dire une finitude ouverte sur l'infini.

Question 3 : Etant donné la mondialisation hyper connectée, a-t-on besoin d'une langue universelle ?

Argument : l'humanité a de plus en plus de besoins à résoudre à l'échelle de la planète.

Question 4 : Quelles sont les possibilités de pensée quand l'information n'est pas médiatisée par les mots, mais par le flux des images et des sons ?

Argument : la pensée est court-circuitée.

La question 2 a été retenue par vote par le groupe comme étant la plus centrale

2) Les présupposés contenus dans la question
  • Un outil suppose un manipulateur
  • Nous sommes constitués par le langage
  • Nous sommes tous faits de la même façon
  • Le langage a d'autres valeurs que fonctionnelle
  • C'est négatif de devenir un outil
  • Le langage est destiné à une fin
  • L'homme sera réduit à un moyen
  • L'homme est finalisé par quelqu'un
  • "Simple" suppose qu'avant le langage était multiple
  • Le langage n'est pas proprement humain
  • La question est posée par l'humain

3) Reformulations de la question
  • Un langage réduit à sa fonctionnalité perd-il sa spécificité humaine ?
  • Le langage nous spécifie, il ne nous constitue pas essentiellement (le groupe n'a pas produit de reformulation de la question, mais tenait à établir un point qui lui paraissait important).
  • Les outils du langage contemporain ne risquent-ils pas de réduire l'humain à un outil ?
  • Si l'on observe que le langage, qui est un de nos constituants fondamentaux devient de plus en plus fonctionnel, que va devenir notre spécificité humaine ?

G) Quelques commentaires et observations

  • Deux groupes sur quatre n'ont pas utilisé la carte conceptuelle, mais ont préféré travailler sur le mode du débat. Ceux qui ont utilisé la carte conceptuelle ont trouvé l'approche utile pour générer des questions.
  • Les 4 groupes ont établi des questions très différentes, se référant à des concepts clés variés.
  • La production de questions a été perçue comme intéressante, même si l'absence de débat final produit souvent un effet de frustration
  • Le rythme de l'atelier a convenu à la plupart des participants. Il demande aux animateurs une attention constante pour mener l'ensemble des activités dans la contrainte de temps fixée (2 heures).
  • L'intérêt de ce type d'atelier au rythme rapide est de produire de la diversité dans les approches, et une pensée menée sur un rythme rapide. L'envers de la médaille est un manque de rigueur dans l'approche (ex : la liste des présupposés n'a pas été discutée, les arguments ne sont pas toujours très rigoureux ou forts, etc.). Néanmoins il paraît intéressant d'avoir des activités "d'amorçage" qui stimulent la réflexion sans nécessairement la mener au bout.
  • On peut imaginer sur la base de cet atelier de nombreuses variantes qui auraient pour point commun de produire des questions sur un sujet aussi vaste que "le monde contemporain et le langage" : par exemple faire identifier dans un premier temps quelques concepts qui paraissent centraux dans le rapport entre le monde d'aujourd'hui et le langage, puis à partir de ces concepts, en sous-groupes, faire élaborer des questions et les discuter.

Annexes de la séance I

A) Le concept de Modernité : réalité, concept et mythe

La post-modernité critique vivement la modernité, que ce soit son "échec" ou son inachèvement. La modernité est un concept difficile, controversé (mou ? prétentieux ?), polymorphe, globalisant et transversal, aux configurations disciplinaires diverses.

La modernité, c'est à la fois :

  • une description de la réalité : l'indicateur historique d'une époque (une ère, "l'époque moderne" de l'industrialisation et de l'urbanisation, de la mobilité depuis 1492 jusqu'à la mondialisation ?), et une aire (un tournant historique significatif de l'Occident). Une périodisation (mais laquelle, et quand commence-t-elle ? Le moderne devient très vite du passé !) ;
  • et un jugement positif sur cette réalité, conglomérat d'idées et de valeurs modernes et actuelles (non "dépassées). Elle peut alors être aussi une idéologie ou un mythe.

Elle s'oppose aux idées de nature humaine, d'immobilisme, de stagnation, de temps cyclique, de retour au même, d'attachement au passé, de religion (ex : rapport de l'Islam à la modernité ?), de tradition, de conservatisme.

Par opposition, elle est "tournée vers l'avenir", et engage une philosophie de l'histoire optimiste, liée à la foi dans le progrès, le progressisme (Kant, Hegel). Elle s'est enracinée en Occident (irradiant mondialement), liée aux idées de raison et de rationalisation (Weber) ; d'individu et d'individualisme ; d'humanisme ; d'émancipation, de liberté, d'égalité, de droits humains, d'universalisme, de démocratie (avec l'avènement de l'Etat moderne) ; d'évolution, d'histoire (temps chronologique, causal, et non cyclique) ; d'innovations technoscientifiques permettant de connaître le monde et d'y agir avec efficacité, en désacralisant la nature. Elle promeut aussi les ruptures artistiques et l'évolution des moeurs et du droit (droit des femmes, des enfants, des minorités sexuelles...). Elle évoque les idées de productivisme, de croissance et de développement, avec le primat de l'économie, du marché et les notions de rentabilité, de productivité et d'efficacité ; d'Etat-nation, qui remplace Dieu et devient providence ; de bonheur sous la forme du bien-être (confort matériel, moindre effort et consommation). Elle acte le passage de l'humanité de l'hétéronomie (religieuse) à l'autonomie, la sécularisation de notre société (désenchantement du monde et autodétermination des peuples et des individus à normer eux-mêmes leur existence, cf. M. Weber et M. Gauchet).

Quand commence-t-elle ? Avec l'homo sapiens ? L'apparition de l'écriture (et de la raison dans l'humanité), il y a 5000 ans ? Socrate (naissance de la philosophie, questionnement, doute, raison, libre examen) ? Le Moyen Âge (naissance des universités) ? L'invention des horloges mécaniques qui change le rapport au temps (Chaunu, "vivre en regardant sa montre"), avec le sens du temps long, puis l'accélération du temps (Rosa) ; l'humanisme (14e ou 16e ?) ? La découverte de l'Amérique ? La Renaissance (rupture artistique) ; Machiavel et Hobbes (critères rationnels et non plus théologiques pour la décision politique) ; le protestantisme (distance avec l'Eglise, liberté individuelle de conscience, responsabilité ; esprit d'entreprise selon Weber) ; Descartes (douter, ne tenir pour vrai que ce que j'ai vérifié) ; la philosophie des Lumières du 18e (Âge de la critique et de l'Encyclopédie) ?

A cette question du commencement répond celle de la fin : la modernité est-elle terminée, dépassée ? Est-elle seulement inachevée, avec ses parts d'ombres (esclavage et sexisme maintenus jusqu'au XXe, colonisation ?) et ses ratés au 20e (fascisme, nazisme, stalinisme...) ? Travaille-elle encore notre société (avec le nouveau "grand récit" du transhumanisme...).

La "crise de la modernité" est l'ensemble des interrogations, voire le désarroi, d'un grand nombre de philosophes, constatant dès la fin du XIXe siècle (Nietzsche, Freud) que les idées liées à la modernité sont sans effet non seulement sur le contrôle du réel, à cause des limites de la raison, mais sur sa compréhension (échec du projet des Lumières). Elle est liée aussi à la crise de la démocratie (montée des populismes) et aux dégâts du "progrès" sur la nature (conscience écologique) ...

B) Le concept de post-modernité

Le postmodernisme s'est d'abord diffusé en architecture, en littérature et dans les arts décoratifs. Ses premières manifestations remontent aux années 1960 et semblent s'achever vers les années 80. Ce qui fait sa spécificité est son caractère fragmentaire, qui le pose en antithèse de la modernité. C'est une notion extrêmement discutée, entre autres parce qu'elle désintègre et met en perspective certaines données propres au modernisme. On ne peut faire du postmodernisme ni une époque à proprement parler, ni une posture antimoderniste. Ce que l'on peut dire, c'est qu'il questionne le credo moderniste, dont les racines sont intimement liées à un projet de société hérité du siècle des Lumières, reposant sur une vision progressiste et émancipatrice de l'humanité. Il faut dire que l'histoire de la première moitié du 20ème siècle était de nature à porter au scepticisme (totalitarismes, libéralisme économique...)

On doit au philosophe Jean-François Lyotard l'ouvrage La condition postmoderne, paru en 1979.

1) Posture de refus des présupposés modernistes : le déconstructivisme
  • - remise en question du sujet rationnel issu du discours des Lumières (universel rationnel) de la tradition occidentale qui menait à l'illusion d'un sujet omniscient ;
  • - remise en question de l'idéalisme, qui croyait que tout savoir légitime doit s'inscrire dans une perspective encyclopédique et universelle ;
  • - remise en question de l'idée hégélienne du progrès historique : fin des grands récits (Lyotard) ;
  • - remise en question du structuralisme = post-structuralisme = déconstructivisme ;
  • - remise en question de l'idée que la science et la connaissance entraînent forcement l'émancipation de l'humanité.

2) La post modernité défriche de nouveaux territoires
  • - l'acceptation de la fragmentation et des approches plurielles, notamment en philosophie. Cela peut déboucher sur la délégitimation de sa prétention à la vérité (perpectivisme et relativisme) ;
  • - puissance du subjectivisme : mise en avant de la parole singulière d'un individu ou d'un groupe d'individus réunis par des intérêts communs ;
  • - réaction à la société occidentale, perçue comme oppression patriarcale d'une culture dominante (mouvements féministes, J. Butler, mouvement queer...), émancipation des identités soumises (post-colonialisme, Chamoiseau, Rushdie) ;
  • - relativisme esthétique ;
  • - émergence d'espaces de métissage et de rencontres.

Parmi les questions soulevées, la polémique au sujet des écrits de Francis Fukuyama sur La fin de l'histoire, qui de fait célèbre le triomphe du libéralisme transatlantique et son modèle hégémonique. La mondialisation ne serait que le masque économique du postmodernisme.

En renonçant à toute visée émancipatoire, la philosophie postmoderne ne se condamne-t-elle pas elle-même ?

Les philosophes de la postmodernité : Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Baudrillard, Maffesoli (sociologue)...

C) Le texte de Michel Maffesoli

Document (format PDF) : Extrait de L'Instinct éternel, 2003, © La Table ronde

D) Le texte sur l'ère de la post-vérité

"L'ère de la "post-vérité" est une notion avancée par des philosophes (Ex : Myriam Revault-d'Allonnes et la Faiblesse du vrai), qui nomme ainsi la crise contemporaine de la croyance en la vérité comme idéal régulateur (principe qui oriente la pensée et l'action) de la connaissance du monde, du bonheur individuel et du progrès de l'humanité. Elle porte de ce fait atteinte à la crédibilité de la science et de la philosophie comme critères attestés de toute recherche rationnelle. Elle se déroule sur fond d'une crise de la raison, plus généralement des valeurs (le vrai, le bien, le juste), mais aussi des institutions comme l'école, où elle entraîne une crise de la transmission. Elle s'alimente de la crise de la transcendance (notamment divine) et de sa verticalité (le vrai s'impose à moi de sa hauteur de principe), d'une tolérance à la fausseté et au mensonge, ainsi que de la montée, dans une société individualiste, de la méfiance généralisée vis-à vis de la parole d'autrui.

Ce sont désormais les émotions (contagieuses) qui dominent, et les opinions personnelles ("c'est vrai parce que je le crois", et non "je le crois parce que c'est vrai"). Les rumeurs (notion jadis analysée par E. Morin) enflent par leur diffusion massive dans internet et les réseaux sociaux, débouchant sur des "théories du complot" propagées sans esprit critique ni vérification de la fiabilité des sources. A l'ère du virtuel, le réel impose moins sa consistance et résistance des faits, qui deviennent des opinions parmi d'autres, discutables et contestables. L'argumentation se met au service du mensonger, des fausses nouvelles, présentées comme des "vérités alternatives".

L'aspect positif est l'abandon d'une Vérité unique, absolue et définitive, dogmatique, avec ses dérives religieuses intégristes (qui ne laissent aucune place à l'interprétation des textes), ou politiquement totalitaires (la vérité officielle dans un régime fort). Mais l'aspect négatif est la généralisation du relativisme absolu, où toute opinion en vaut une autre sans exigence rationnelle, qui ne tient pas compte de la nouvelle conception épistémologique de la science (où dans son aspect évolutif prime la nécessité de l'administration de la preuve, discutée dans une communauté d'experts).

Comment dès lors transmettre le souci et le goût de la vérité, comme idéal à poursuivre dans toute recherche, en science comme en philosophie ? Et aussi en droit (où il faut établir les faits, sans lesquels il ne peut y avoir de coupable). Il semble nécessaire aujourd'hui pour faire contre feu de cultiver le désir de vérité, le doute constructif, l'esprit critique, le sens de la recherche et de la méthode, les démarches rationnelles, et d'articuler l'effort de la quête comme idéal régulateur au bonheur de chercher et penser...".