L'histoire de la philosophie dans la philosophie pour enfants

Projet de thèse, département de philosophie de l'université de Liège

Projet de thèse, département de philosophie de l'université de Liège

Entre histoire de la philosophie et pratique philosophique, au croisement de la didactique et de la philosophie de l'éducation, les recherches que j'entreprends à l'Université de Liège portent sur l'histoire de la philosophie dans la philosophie pour enfants. Le questionnement à l'origine de mon projet de recherche est le suivant : certes la philosophie pour enfants est en plein développement depuis les années 1970 (avec Matthew Lipman comme initiateur) ; certes elle propose - par la discussion et les animations philo - un travail pratique et vivant de l'échange démocratique, de l'esprit critique et de la rigueur argumentative ; certes elle valorise l'enfant comme un interlocuteur valable et digne du débat philosophique... mais que fait-elle de l'histoire de la philosophie ? Celle-ci est la plupart du temps laissée pour compte. Effectivement, de multiples méthodes d'animation sont créées (méthodes Lipman, Tozzi, Lévine, Brénifier, Fondation Sève, etc.) mais toutes s'abstiennent la plupart du temps de références explicites aux grands courants, noms, concepts et ouvrages philosophiques lorsqu'elles s'adressent aux enfants1. C'est en réaction à cette lacune qu'est né mon projet de recherche. Afin d'étudier la pertinence, la possibilité et les moyens de (ré)introduire l'histoire de la philosophie dans les cours et ateliers de philosophie adressés aux enfants, j'entends mener mes recherches sur deux plans : celui de la didactique et celui de la philosophie de l'éducation.

I) Le premier plan implique une réflexion sur la notion même d'histoire de la philosophie.

De fait, la polysémie du seul terme d'"histoire" ouvre de nombreux champs d'investigation pour la didactique de la philosophie pour enfants. Mes recherches prendront notamment trois directions :

1) Une étude de l'histoire de la philosophie comme regard externe porté par les philosophes, les didacticiens ou les pédagogues sur le développement chronologique de la discipline.

Kant, Deleuze, Hegel, Bréhier, Alquier ou Ferry ne présentent effectivement pas la même histoire de la philosophie. Or, cette pluralité de ce que l'on nomme singulièrement "l'histoire de la philosophie" témoigne bien du fait qu'il y a " des histoires possibles de l'Histoire". Les conséquences pédagogiques de ce travail de sélection et de création qu'opère tout historien-conteur restent encore à étudier et seront sans doute déterminantes pour l'élaboration future d'une histoire de la philosophie adaptée aux capacités et aux intérêts de l'enfant.

2) Une étude des histoires que nous racontent les philosophes dans leurs ouvrages.

En effet, les philosophes ne nous transmettent pas que de rigoureuses démonstrations et d'impressionnants systèmes (de prime abord, difficiles à adapter au jeune public), ils nous racontent eux aussi des histoires, par l'allégorie, le mythe, l'anecdote, l'aphorisme, l'introduction de personnages conceptuels, de conjectures ou de fictions. L'Histoire de la philosophie ne passe-t-elle pas aussi par ces récits ? Ne sont-ce pas là autant de modes narratifs à exploiter pour une histoire de la philosophie potentiellement plus abordable et attrayante aux yeux des enfants ?

3) Une étude de l'histoire comme mode narratif et comme mode de transmission.

Cette étude requiert d'adopter un point de vue macroscopique et presque transcendantal sur le terme "histoire". Ce ne sont plus les (différentes manières de raconter des) histoires qui nous importent mais le fait même que nous (nous) en racontions, et ce depuis toujours : comment et pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Que ces histoires nous soient racontées par des philosophes, des cinéastes, des écrivains, des instituteurs, des parents, des enfants, que nous transmettent-elles ? De quoi sont-elles les véhicules ? Si l'on considère, d'un point de vue didactique, qu'elles nous transmettent des concepts et du savoir (J. Bruner, L. Vygostki, J. Piaget, J. Dewey, J.J. Rousseau, etc.), comment pouvons-nous présenter ces histoires pour en intensifier la teneur conceptuelle ou cognitive ? Quels supports employer à cet effet ? Quels sont les schèmes par lesquels un concept se raconte et se transmet (à un enfant qui plus est !) ?

II) Le second plan de ma recherche consiste en une réflexion sur les concepts fondamentaux de la philosophie de l'éducation.

La mise à l'écart de l'histoire de la philosophie dans la philosophie adressée aux enfants - qu'elle soit consciente ou inconsciente - en dit en effet long sur notre conception de l' éducation, de la transmission et de l' enfance. Au croisement de la didactique et de la philosophie de l'éducation, ces trois concepts sont au coeur même de mes recherches - les travaux de S. Charbonnier, N. Grataloup et N. Frieden sont pour ces sujets des sources précieuses et actuelles. La philosophie se conçoit-elle d'emblée comme une forme d'éducation ? Qu'est-elle supposée nous apprendre ? Les réponses sont multiples2 et cette multiplicité même implique différentes techniques d'apprentissage qu'il faut savoir distinguer. L'enfant peut-il d'ailleurs prétendre jouir d'une telle éducation ? D'aucuns pensent qu'il est naturellement philosophe, d'autres pensent au contraire qu'il est trop irrationnel pour la philosophie. Le fait est, en tout cas, que l'enfant est au coeur de ces considérations - même lorsque Pierre Hadot, dans la lignée de H. Putnam et S. Cavell, définit la philosophie comme "l'éducation des adultes"3, c'est encore à la part d'enfance en nous que cette éducation s'adresse (Simplicius, Platon, Sénèque). Une chose est sûre : la situation historique sans précédent4 que nous vivons actuellement, fait que nous pouvons plus que jamais oeuvrer à être le plus nombreux possible à penser le plus possible (S. Charbonnier). C'est en tout cas dans cette perspective que mes recherches entendent s'inscrire.

Parallèlement à ces recherches, ma participation active au Certificat en pratiques philosophiques de l'Université (ULiège - PhiloCité ASBL) devrait me permettre, enfin, de chercher concrètement le juste milieu subtil et exigeant "entre la vague du tout historique et la vogue du rejet des antiquités"5 tout en travaillant à l'élaboration effective d'un outil adapté au jeune public.


(1) S'ils apparaissent, ce n'est que de manière fantomatique et implicite : derrière le personnage lipmanien de Harry se cache Aristote, derrière Pixie se retrouve Parménide et Platon, etc.

(2) La philosophie est-elle supposée nous permettre de quitter la minorité pour la majorité ? La sensibilité pour la rationalité ? Doit-elle nous permettre d'avoir toujours raison dans un débat ? Doit-elle nous apprendre à "vivre comme des hommes", à "être homme", à "être heureux" ?

(3) P. HADOT, La philosophie comme éducation des adultes, Paris, Vrin, 2019, pp. 179-188.

(4) Cette situation historique naît de la combinaison de deux conditions favorables : d'une part, la définition de la philosophie par la méthode et non plus exclusivement par l'histoire ; d'autre part, le développement des Droits de l'enfant et la défense de ceux-ci par l'Unesco (qui inclut d'ailleurs, depuis 1952, l'idée que la philosophie a un rôle à jouer dans l'épanouissement de l'enfant).

(5) Préface de l'ouvrage d'A. CHERNIAVSKY, L'art du portrait conceptuel. Deleuze et l'histoire de la philosophie, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 7.