L'animation d'un dialogue philosophique : éviter les pièges des biais cognitifs

Introduction

L'animation d'un dialogue philosophique est une tâche complexe qui demande de la formation et de la pratique. L'animation doit également être un geste lucide - il ne s'agit pas d'improviser -, et la lucidité du geste dépend entre autres des repères dont nous disposons pour orienter nos interventions. Parmi ces repères, nous faisons souvent référence aux habiletés de pensée, aux questions qui invitent les élèves à les mobiliser ou aux aptitudes qui permettent de les repérer dans les échanges ; nous faisons également référence à des orientations plus générales comme la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation ; à l'éveil aux raisonnements fallacieux (sophismes) ainsi qu'aux différentes phases d'un processus de recherche (doute ; identification du problème ; question ; hypothèse ; exemple ; contre-exemple ; modification de l'hypothèse ; etc.). Ces éléments, et bien d'autres encore, sont précieux pour guider l'animation et structurer les processus de recherche qui se construisent dans un dialogue philosophique.

Les recherches récentes en psychologie cognitive nous apportent, en outre, des informations très intéressantes sur le fonctionnement du cerveau, des informations qui peuvent, nous le croyons, être mises à profit dans l'animation de dialogues philosophiques afin d'en faire un geste encore plus lucide. Les éléments sur lesquels nous aimerions attirer l'attention sont les biais cognitifs, notamment parce qu'ils peuvent interférer tant dans le processus d'animation que dans les manières dont se développent les réflexions entre les enfants. Pour ce faire, nous allons d'abord présenter brièvement ce qu'est un biais cognitif pour ensuite aborder quelques-uns d'entre eux qui nous semblent plus particulièrement à risque d'être impliqués lors de dialogues philosophiques avec les élèves.

Qu'est-ce qu'un biais cognitif?

Un biais cognitif, pour le dire simplement, est un mécanisme de la pensée qui nous conduit, bien malgré nous, à faire des erreurs logiques dans le traitement des informations. Ces biais sont, pour la plupart, inconscients et peuvent se rapporter tant à un individu qu'à un groupe d'individus. Ils sont également considérés "naturels", dans la mesure où personne n'y échappe véritablement, à moins, bien entendu, que nous en ayons pris conscience et que nous tentions délibérément de les éviter. Les recherches récentes en psychologie cognitive ont conduit à en identifier plusieurs. Nous nous attarderons à certains d'entre eux, principalement tirés de l'excellent ouvrage de Gérald Broner, La démocratie des crédules,à savoir : 1) le biais de confirmation; 2) la négligence de la taille de l'échantillon; 3) le biais de probabilité; 4) l'effet cascade; 5) le biais d'ancrage; 6) le théorème de Condorcet et 7) l'effet boomerang. Pour chacun d'eux, nous proposons une brève définition, une réflexion sur les possibles impacts dans un dialogue philosophique ainsi qu'une présentation de quelques leviers nous permettant de les éviter.

1) Le biais de confirmation

Le biais de confirmation consiste à accorder, la plupart du temps inconsciemment, davantage d'attention et de crédibilité (où à être moins critique à leur égard) aux informations qui appuient nos propres convictions. En contrepartie, nous aurions tendance à négliger celles qui permettraient de les contredire ou de les nuancer. La plupart du temps, face à ces informations contraires, les personnes tentent rapidement de trouver des hypothèses ad hoc qui permettent de garder leurs croyances bien vivantes.

En matière de dialogue philosophique, ce biais de confirmation peut avoir des impacts tant dans l'animation que dans la recherche menée par les jeunes. Pour l'animateur, cela peut se traduire par une propension plus grande à questionner les points de vue qu'il ne partage pas ou avec lesquels il est en désaccord, et, incidemment, à moins questionner ceux qui s'arriment à ses propres conceptions. Cela a pour effet de fournir des indications aux élèves, bien que ce ne soit pas explicitement nommé, sur les "réponses" attendues, les idées préférables, etc. Le contrat didactique s'en trouve modifié et il y a un décalage senti entre ce qui est explicitement évoqué quant à la démarche (à savoir qu'en philosophie il n'y a pas, dans l'absolu, de bonnes réponses) et les pratiques effectives. Dans de telles circonstances, les élèves pourraient avoir tendance à proposer des idées qui correspondent davantage à ce que l'animateur souhaite entendre qu'à réellement partager leur propre pensée. C'est pourquoi, en tant qu'animateur, il convient de faire preuve d'impartialité en questionnant équitablement toutes les propositions, tant celles qui correspondent à nos propres convictions que celles qui s'en distinguent.

Pour les élèves, ce biais de confirmation se traduit le plus souvent par la facilité qu'ils ont, face à une position à laquelle ils croient, de trouver des exemples qui l'illustrent. Simplement, les exemples ne suffisent pas à fonder la vérité d'une proposition, sans compter que tout dépend de la valeur et de la pertinence des exemples fournis. Toujours pour les élèves, ce biais de confirmation peut les conduire à être davantage critiques envers les positions différentes, à négliger la force des contre-exemples proposés (en trouvant des hypothèses ad hoc) ou à éprouver de la difficulté à faire preuve d'autocritique. C'est pourquoi, notamment, au-delà de la recherche d'exemples, la recherche de contre-exemples est cruciale dans le développement de la compréhension commune, et avec elle un examen honnête de leur valeur et de leur portée. À cela s'ajoute que le climat dans lequel la recherche doit s'installer commande une épistémologie particulière, à savoir celle de s'engager dans un processus de co-élaboration de sens.

Voici quelques questions pouvant être posées afin de contrer le biais de confirmation :

  • Y a-t-il un contre-exemple à...?
  • Quelle critique peut être faite de...? Pourquoi?
  • Est-ce que quelqu'un pourrait ne pas être en accord avec...? Pourquoi?
  • Comment est-on certain que nous avons considéré tous les cas possibles? Ou comment savoir que nous n'avons pas négligé certains aspects ou certains cas?

2) La négligence de la taille de l'échantillon

Face à certains phénomènes, il peut nous arriver de négliger la taille de l'échantillon, c'est-à-dire que nous ne prenons pas toujours soin de bien relativiser ce que nous observons ou constatons au regard de l'ensemble des données. Ce phénomène apparait plus particulièrement face à des événements improbables et est dû au fait que, couramment, les réussites sont davantage diffusées que les erreurs qui les accompagnent. Prenons quelques exemples pour illustrer ce biais. Supposons qu'un astrologue réussit à prédire des phénomènes, nous pourrions penser qu'il a véritablement un don. Or, cette perception ne doit pas faire l'économie du nombre de prédictions inexactes qu'il a faites (et dont il pourrait ne pas faire grand état). Plus un astrologue fait de prédictions, plus il a de chances que certaines d'entre elles s'avèrent justes, mais cela n'est pas la preuve d'un don particulier de sa part : la loi du hasard fait ici son oeuvre. La situation est semblable concernant des talents particuliers, notamment diffusés sur le Web, dont dans les sports. Combien d'essais et d'erreurs ont été nécessaires avant d'arriver à réussir un panier au basketball en ayant le dos tourné au panier?

Lors des dialogues philosophiques, il convient de ne pas négliger la taille de l'échantillon lorsqu'un exemple est proposé ou un argument est avancé en appui à une idée. Par exemple, si nous nous interrogeons sur les rêves et leur caractère prémonitoire, il se pourrait très bien qu'un élève soutienne qu'il a fait un rêve une nuit et que celui-ci s'est réalisé par la suite. Seulement, cela n'est pas nécessairement la preuve du caractère prémonitoire des rêves : combien de rêves ne se sont pas réalisés auparavant? Il convient donc de faire preuve de prudence épistémologique face à ce type de propos en tentant d'examiner, avec les élèves, le contexte d'émergence, c'est-à-dire les modalités d'apparition des cas sur lesquels nous nous appuyons.

Voici des exemples de questions pouvant être posées afin de contrer la négligence de la taille de l'échantillon :

  • Que cela soit arrivé est une chose, mais de combien d'essais ou de tentatives avons-nous eu besoin?
  • Au regard de la quantité de tentatives effectuées avant une réussite, que pouvons-nous conclure?
  • Est-ce toujours vrai? Si oui, pourquoi? Si non, combien de fois est-ce nécessaire pour que ce soit considéré vrai/acceptable? Pourquoi?
  • Peut-on conclure X si ça n'arrive pas à chaque fois? Pourquoi?
  • Si ce X n'est jamais arrivé, est-ce que ça signifie que ce n'est pas vrai? Pourquoi?

3) Le biais de probabilité

Plus les savoirs évoluent dans un domaine, plus certains phénomènes sont observés alors qu'ils ne l'étaient pas autant auparavant. Cela peut être dû, entre autres, au développement des cadres de référence ou des outils à partir desquels nous appréhendons ces phénomènes. Le biais de probabilité consiste à croire que l'augmentation de l'observation d'un phénomène est due principalement à une plus grande présence de celui-ci, alors qu'il s'agit plutôt d'une augmentation attribuable à une manière différente de l'aborder et de le comprendre, à un développement des outils permettant de les observer ou encore à une évolution culturelle.

Illustrons ce biais à l'aide de deux exemples. Dans les dernières années, les recherches en sciences de l'éducation et en psychologie ont permis de développer des nouveaux modèles ainsi que des nouvelles théories sur les processus d'apprentissage. À partir de ceux-ci, il ressort une plus grande recension des cas de difficultés d'apprentissage. Cette augmentation des cas n'est pas due, en propre, au fait que davantage d'enfants éprouvent des difficultés d'apprentissage que lors des époques précédentes, mais plutôt au fait que l'apprentissage lui-même n'est pas conçu de la même manière et que les outils permettant d'évaluer le parcours des élèves ont changé, parfois de manière importante. Semblablement, dans la foulée du mouvement "MeToo", nous pourrions avoir le sentiment qu'il y a une augmentation du nombre d'abus, alors qu'en réalité cette augmentation peut être liée à un changement de culture. Il n'y a possiblement pas plus de cas, mais il y en a davantage qui sont dénoncés.

Les dialogues philosophiques ne sont pas à l'abris du biais de probabilité, notamment lorsqu'il est question d'enjeux éthiques. Nous pourrions penser qu'il y a plus de cas de violence, d'intimidation, de guerre, d'injustice, etc. alors que cette impression peut être due à une plus large diffusion et documentation de ces cas. Y en a-t-il plus, y en a-t-il moins? Cela semble difficile à déterminer dans l'absolu et ce n'est peut-être pas l'essentiel du propos. Qu'il y ait plus ou moins de cas de violence, celle-ci demeurera toujours inacceptable. C'est sur cet aspect, nous semble-t-il, que l'animateur doit diriger l'attention des élèves, puisqu'il s'agit là du point central (déterminer un centre d'intérêt important) de la problématique philosophique. L'animateur gagne donc ainsi à éviter l'écueil de la probabilité en misant sur l'analyse conceptuelle (par ex. Que faut-il entendre par "violence"? Sommes-nous en présence d'un cas de violence ici? Etc.), les enjeux philosophiques (par ex. Est-ce que toute forme de violence est inacceptable? Existe-t-il des guerres justes? Etc.) et le regard créatif sur les phénomènes (par ex. Si la violence, ou certaines de ses formes, est inacceptable, comment peut-on l'éviter? Etc.).

Voici quelques questions pouvant être posées afin de contrer le biais de probabilité :

  • Comment savons-nous que l'augmentation de la fréquence n'est pas due à une modification dans notre manière de voir et de comprendre le phénomène?
  • Est-ce que l'augmentation de la fréquence signifie nécessairement que le phénomène est davantage présent qu'avant?
  • Est-ce que le nombre d'apparitions de X la banalise ou l'amplifie? Pourquoi?
  • Devrions-nous agir ou réagir de la même façon si X était plus ou moins présent/fréquent? Pourquoi?

4) L'effet cascade

Il existe deux types d'effets cascade, tous deux se rattachant à une dimension relevant à la fois de la psychologie personnelle (image/perception de soi, comme sujet connaissant) et de la psychologie sociale.

- Le premier type est celui consistant, pour un individu se considérant peu outillé pour discuter d'un sujet, à se rallier pratiquement d'emblée aux propos de celui ou de ceux qui semblent savoir. Broner utilise cet exemple, que nous adaptons quelque peu, pour illustrer cet effet : supposons que nous allons voir une partie de hockey, mais que nous ne savons pas vraiment où se trouve l'amphithéâtre; il se pourrait très bien que, pour nous guider, nous suivions les personnes qui portent un chandail de l'équipe, puisqu'elles semblent savoir où elles vont! Le même type de phénomène peut se produire, nous le verrons, concernant les questions et idées philosophiques.

- Le second type d'effet cascade, appelé "cascade de réputation", consiste à se rallier au plus grand nombre afin, comme le souligne Broner, de "s'acquitter du coup social qu'impose la contestation". En fait, "dans tout groupe [...], on trouve des individus bénéficiant d'une élocution ou d'un niveau socio-culturel leur permettant de se différencier des autres et de prendre la parole en premier. [...] Ceux qui se sentent le moins concernés et qui ont aussi le moins d'informations sont tentés de s'aligner sur le point de vue des mieux informés" (p. 230).

Le dialogue philosophique n'est pas à l'abri de ce type de biais cognitif, dans la mesure où celui-ci se construit dans un environnement social. La perspective sociologique sur la communauté de recherche philosophique nous apprend que celle-ci n'est pas automatiquement exempte des relations interpersonnelles qui se dessinent d'ordinaire, avec tout ce que cela impose comme conséquence dans les types de rapports à l'autre qui se construisent. Le premier type d'effet de cascade peut effectivement apparaitre dans un dialogue philosophique, notamment dans les groupes comprenant des participants d'âges différents. Rappelons cette expérience menée par Asch1 qui démontre la force sociale du conformisme au groupe pour nous convaincre de sa potentielle présence dans les dialogues philosophiques. Il n'est pas toujours simple, que ce soit socialement, psychologiquement ou affectivement, de lever la main pour exprimer un désaccord soit face à une conception qui semble être partagée par le plus grand nombre, soit face à un ou des individus qui ont une facilité d'élocution et qui semblent avoir beaucoup de connaissances sur le sujet - ce qui est particulièrement le cas lorsque nous avons nous-mêmes le sentiment d'en connaitre moins ou de ne pas avoir d'idées claires sur une question.

Le dialogue philosophique n'est donc pas à l'abri de ce type de biais, et ce, même si l'intention originelle est de créer un climat de confiance et d'égalité face aux savoirs. Il n'est pas à l'abri, puisqu'il s'agit en bonne partie d'un acte social qui demande parfois du courage ainsi que de la confiance en soi et aux autres. Il n'est pas rare qu'un enfant (ou un adulte) occupe plus d'espace de parole, qu'il possède davantage de capacités d'abstraction et qu'il ait une grande aisance à articuler ses idées. Cela peut non seulement être imposant pour les autres, mais aussi, à certains égards, intimidant.

Bien entendu, l'animateur a un rôle à jouer afin d'éviter ce piège. Il est notamment important pour lui d'installer un climat de confiance, de bienveillance et d'accueil des idées diverses. Il peut également s'assurer que chacun puisse formuler sa propre idée sans celle-ci soit influencée préalablement par les idées des autres. Par exemple, il invite les élèves à répondre individuellement sur une feuille afin de permettre à chacun de se faire une idée qu'ils pourront ensuite partager. De même, il doit s'assurer que la diversité des manières de pensée puisse s'exprimer. De plus, il importe, lorsque la situation s'y prête, qu'il veille à recueillir explicitement les idées différentes ou encore à proposer lui-même des perspectives variées en invitant les élèves, par exemple, à examiner l'envers d'une position. Cet aspect de l'animation est essentiel si nous souhaitons enrichir la recherche de sens par la diversité des points de vue et éviter que certaines dynamiques sociales viennent interférer dans le processus en s'assurant que chacun se sente libre d'exprimer un point de vue différent.

Voici quelques questions pouvant être posées afin de contrer l'effet cascade :

  • Est-ce que quelqu'un pense différemment? Pourquoi?
  • Est-ce que quelqu'un pourrait penser que...? Pourquoi?
  • Quelle serait le point de vue contraire de...?

5) Le biais d'ancrage

Le biais d'ancrage se rapporte aux premières impressions ou encore aux premières informations reçues. En fait, il semble que nous ayons de la peine à nous en détacher et à prendre de la distance par rapport à celles-ci, à un point où elles peuvent venir en quelque sorte conditionner l'ensemble des processus réflexifs. C'est comme si les premières interventions venaient teinter l'ensemble du processus réflexif (ou à tout le moins une bonne partie) qui s'ensuit.

À l'intérieur d'un dialogue philosophique, ce biais d'ancrage fait parfois son oeuvre. En effet, il arrive que les premières interventions contribuent à orienter une bonne partie de celles qui suivent. C'est le cas, notamment, des premiers exemples fournis par les élèves. Parfois, ceux-ci sont récupérés à plusieurs reprises par les autres. Cela a pour conséquence de créer un effet structurant sur la recherche qui risque d'atténuer la variété ainsi que la richesse des échanges dans la mesure où chaque exemple comprend ses aspects uniques, ses contextes particuliers. C'est pourquoi il convient d'inciter les élèves à proposer une variété d'exemples, parfois dès le début de la discussion, afin d'alimenter la délibération autour d'un éventail plus large de contextes et de perspectives.

Des situations similaires se présentent en ce qui a trait aux arguments présentés ou aux raisons avancées. En effet, il se peut très bien que les premiers à être proposés à l'ensemble de la communauté soient récupérés à maintes reprises lors de la discussion, créant ainsi un ancrage dans la manière dont les propos sont déployés et les raisonnements sont structurés. C'est pourquoi il peut devenir important d'inciter les élèves à fournir une variété de raisons et d'arguments, de manière à sous-peser chacun d'eux, quitte à en faire une sorte de "liste" avant de les évaluer. Une autre stratégie peut être d'initier soit un travail individuel ou en sous-groupes afin de créer d'abord une démarche réflexive plus "isolée" permettant ainsi, lors du retour en grand groupe, de recueillir une plus grande variété d'arguments et de raisons. Dans ce cas comme dans bien d'autres, la variété des éléments recueillis permettra de limiter l'effet que nous cherchons à éviter afin d'assurer une recherche fondée sur la diversité et la rigueur.

Voici quelques questions pouvant être posées afin de contrer le biais d'encrage :

  • Y a-t-il d'autres exemples/raisons/causes/conséquences/contextes/... à prendre en considération?
  • Y a-t-il des contre-exemples ou des situations où ce n'est pas possible?
  • Y aurait-il d'autres aspects à considérer?

6) Le théorème de Condorcet

Ce biais cognitif est particulier et les liens avec les dialogues philosophiques peuvent apparaitre aisément. Il est particulier en ce sens où il va à l'encontre de la croyance populaire selon laquelle la délibération commune, par la diversité des points de vue exprimés, conduira presque de façon inévitable à des décisions ou des conceptions plus sages, plus raisonnables. En fait, certains travaux en sociologie ainsi qu'en psychologie sociale révèlent qu'en de nombreuses occasions, cette "sagesse des foules" ne se produit pas. Broner nous informe en ce sens que lorsqu'un premier ensemble d'individus confirme nos intuitions par leurs arguments, même si celles-ci sont fausses ou que ceux-ci sont peu solides, il y a sur le groupe une "convergence prédictible de l'erreur" (p. 238), c'est-à-dire que nous pouvons prévoir qu'au final, l'erreur l'emportera.

Il convient donc de prendre garde non seulement à nos intuitions, mais également au poids "réel" des arguments avancés, à leur cohérence interne et à leur force respective au regard des positions qu'ils cherchent à appuyer. Cette prudence ne concerne pas uniquement les élèves, qui pourraient être tentés d'adhérer à des arguments s'arrimant plus naturellement à leurs propres idées, mais aussi à l'animateur qui pourrait, bien malgré lui, accorder davantage d'attention ou de valeur à certains arguments, allant dans le sens de ses intuitions, qu'à ceux allant à leur encontre. Plus haut, nous parlions du biais de confirmation et de ses incidences possibles, voire probables, sur les manières dont les animateurs pourraient mobiliser leurs questions, notamment en interrogeant davantage les points de vue avec lesquels ils sont en désaccord. Une déviation semblable pourrait s'opérer au regard du théorème de Condorcet.

Afin d'argumenter cette hypothèse, nous ferons appel à quelques résultats issus des travaux de thèse de Auvial-Bartoli (2019). Son étude montre que certains phénomènes interlocutoires s'installent dans la dynamique entre l'animateur et l'élève, dont la plupart ne sont pas perçus ou même conscients, et qui contribuent parfois à créer un rapport de domination, et ce, même si l'échange se réalise au sein d'une communauté de recherche philosophique. Ce rapport s'exprime par des formules langagières, dont des marqueurs déontiques (p. ex. il faut/il ne faut pas; on doit/on ne doit pas), qui viennent donner du poids à certains propos d'élèves, ce qui contribue à discriminer implicitement certaines opinions. Il convient donc d'être conscient de ces marqueurs afin d'assurer un traitement équitable dans les arguments avancés par les participants dans le cadre des dialogues philosophiques.

En somme, le théorème de Condorcet nous rappelle qu'il n'y pas toujours de sagesse des foules dans les assemblées délibérantes, et que cette absence de sagesse, pouvant conduire à des erreurs dans les conceptions ou les décisions, sont également possibles lors des dialogues philosophiques. C'est pourquoi le rôle de l'animateur est crucial et ne saurait se réduire à la simple attribution des droits de parole. Celui-ci doit assurer une vigilance impartiale dans le respect de certaines règles, pour ne pas dire normes, sur le plan de la rigueur et de la cohérence d'ensemble des réflexions communes qui se développent au sein de la communauté. Cette vigilance sera d'autant plus effective que l'animateur aura, au préalable, développé des habiletés relatives à l'observation des habiletés de pensée ainsi que des connaissances de base en logique de même qu'en argumentation. Son regard porté sur la qualité du processus, alimenté par des questions appropriées et la sollicitation de points de vue variés constituera, en quelque sorte, un rempart à ce type de biais.

Voici quelques questions pouvant être posées afin de contrer le théorème de Condorcet:

  • Est-ce qu'une idée (raison, hypothèse, cause...) est vraie/acceptable/cohérente/juste/... parce qu'elle est généralement admise?
  • Qu'est-ce qui nous permet de croire que X est vrai/acceptable/cohérente/juste/...? Pourquoi?
  • Si l'idée X était partagée par la majorité/minorité est-ce qu'elle aurait la même valeur/crédibilité/vérité/justice?
  • Si quelqu'un pense comme moi, est-ce que j'aurai davantage tendance à le croire et à être d'accord avec ce qu'il dit? Pourquoi?
  • Voir aussi questions pour contrer le biais de confirmation.

7) L'effet boomerang

Parfois, lorsque nous sommes face à une croyance fausse ou erronée, nous avons tendance à l'attaquer directement, soit en servant nous-mêmes des arguments, des "preuves" ou des informations, soit en la questionnant directement, voire à répétition, pour que la personne qui soutient cette croyance l'abandonne au profit d'une autre, jugée plus viable. Or, ce que l'effet boomerang nous enseigne, c'est que l'attaque directe d'une fausse croyance n'a pas les effets escomptés. En fait, c'est parfois même le contraire qui se produit : attaquer directement une croyance peut contribuer à la renforcer, et ce, malgré la série de preuves qui sont avancées.

Lorsque nous animons un dialogue philosophique, il convient d'avoir conscience que certaines croyances, pour ne pas dire plusieurs, même si elles ne sont pas nécessairement rationnelles (ou rationalisées), demeurent bien ancrées et que de les abandonner n'est pas qu'une question d'argumentaire, de preuves ou de tout autre processus rationalisant. Le niveau d'attachement affectif à une croyance est parfois très solide et l'attaque directe ne peut parfois que le solidifier davantage. C'est pourquoi, à l'intérieur d'un dialogue philosophique, si l'animation est bien régulée, pas trop incisive et centrée sur le processus en prenant appui sur la diversité des points de vue, il y a plus de chance de contribuer à la modification des croyances lorsque la situation y conduira puisque de cette manière la croyance individuelle n'est pas attaquée directement. Le processus de recherche générique fera son oeuvre, davantage que l'attaque directe de la croyance.

Il n'est donc pas nécessaire, voire même adéquat, d'intervenir (ou d'intervenir trop) sur une croyance qui nous semble fausse dès l'instant où elle est exprimée. Il est peut-être même préférable, afin d'éviter l'effet boomerang, de prendre soin de recueillir d'autres opinions, d'autres arguments et d'autres exemples afin que la personne partageant des croyances que nous considérons erronées soit influencée par le processus lui-même, par l'éclairage qu'apporte la diversité, plutôt que de mettre à l'épreuve directement ses propres conceptions. N'oublions pas que le travail sur les conceptions génériques et universelles - et c'est là en quelque sorte le pari de la pratique philosophique - n'est pas totalement détaché, pour l'individu, d'un regard réflexif et évaluatif sur ses propres conceptions. Le spécifique est pensé à partir du générique, sans qu'il soit nécessaire d'aborder ce premier de front, et les effets sur les conceptions plus ou moins viables ne sont pas moins présents. Dit autrement, ce n'est pas parce que nous n'abordons pas directement la conception stéréotypée d'une personne en particulier au sujet des genres (hommes/femmes) que cela aura moins d'impact sur les processus d'autocorrection que si nous nous intéressons plutôt à ce que pourrait vouloir dire "être un homme" ou "être une femme", au contraire. À travers cette réflexion plus "conceptuelle" ou "abstraite", chacun (re)pense sa propre conception et risque, peut-être de façon intériorisée, d'être plus enclin à faire preuve d'autocorrection que s'il est victime de tirs groupés devant les autres.

Voici quelques questions pouvant être posées pour contrer l'effet boomerang :

  • Est-il possible de concevoir X autrement? Comment? Quelles sont les ressemblances et les différences?
  • Peut-on affirmer X et Y en même temps? Pourquoi?
  • Il y a aussi cette idée, qu'en pensez-vous?
  • Il se dégage telle chose, telle chose et telle chose de notre discussion. Comment se positionner par rapport à tout cela?

Conclusion : ce n'est qu'un début

Les apports de la psychologie cognitive sur les dynamiques d'enseignement-apprentissage en sont à leurs premiers balbutiements. Il y a fort à parier qu'ils seront plus nombreux au cours des prochaines années, et nous croyons qu'en tant que pédagogues et didacticiens de la pratique du dialogue philosophique nous avons tout intérêt, sans nécessairement considérer qu'il s'agit de la seule avenue ou perspective possible, à demeurer attentifs aux développements que cette discipline connaitra dans un futur proche. Les éléments de savoirs qui y sont construits viennent éclairer, à notre avis, la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents.

Il convient de ne pas perdre de vue non plus que les processus cognitifs que nous avons abordés, sous l'angle des biais, comprennent également, pour certains d'entre eux, une dimension sociale forte que nous nous devons absolument de considérer, principalement dans un contexte de dialogue philosophique où la démarche est justement fondée sur les interactions dans une perspective d'accueil et d'ouverture face aux différences. La dimension sociologique, pour ne pas dire psycho-sociologique, de la pratique de la philosophie en communauté de recherche peut avoir des impacts sur la démarche d'investigation philosophique et c'est pourquoi plus l'animateur en aura conscience, plus il pourra créer des conditions qui permettront d'en éviter les écueils.

À travers ce texte, nous n'avons abordé qu'une petite partie des biais cognitifs recensés, en l'occurrence ceux qui nous apparaissaient les plus susceptibles d'être présents en philosophie pour enfants et adolescents. Bien entendu, d'autres biais pourraient être abordés et notre compréhension à leur égard, principalement dans le cadre de leur impact possible à l'intérieur d'une communauté de recherche philosophique, ne fait que débuter. Nous espérons néanmoins que ce premier aperçu permettra aux animateurs d'enrichir leurs repères afin de faire en sorte que les dialogues philosophiques avec les jeunes soient de plus en plus lucides et éclairés, tout cela dans une visée d'émancipation et d'autodétermination!


(1) Le psychologue Solomon Asch a publié en 1956 les résultats d'une étude consistant, avec des complices, à présenter une série de lignes droites sur des affiches afin que les participants se prononcent sur la longueur de celles-ci. Les complices devaient donner une mauvaise réponse (par exemple, quelle ligne est la plus longue) et les sujets de l'étude, malgré l'évidence de l'erreur et ce dans une proportion appréciable, se rangeaient au jugement de la majorité, exprimé précédemment.