Pour une disciplinarisation de la philosophie avec les enfants

I) Une situation de fait : la présence de pratiques sans lien organique avec la discipline académique

L'année 2015 a vu la discussion à visée philosophique entrer, pour un court temps il est vrai, dans les Instructions officielles de l'Education Nationale française. Le groupe de philosophie de l'inspection générale, se plaignant de ne pas avoir été consulté lors de l'élaboration de la ressource disponible sur le site Eduscol, a pris la plume pour rédiger une "Note d'orientation relative à la 'discussion à visée philosophique'", datée de février 2018. Depuis lors, il n'est plus fait mention de cette dernière dans les programmes d'enseignement moral et civique du premier degré. L'affaire serait-elle donc entendue, par la victoire définitive des opposants à la discussion à visée philosophique dans le cadre scolaire ? Je ne le crois nullement, et c'est justement pour exposer les raisons de cette croyance que je prends la plume dans les colonnes de la présente revue, après que Michel Tozzi m'a fait l'honneur et l'amitié de m'inviter à le faire.

Des motifs factuels poussent à ne pas enterrer trop vite la carrière de la philosophie avec des enfants à l'école primaire. L'introduction d'une demi-heure de débat littéraire, en 2002, avait été une opportunité favorable à l'éclosion de pratiques se réclamant de la philosophie. Que des changements aient eu lieu dans les programmes de 2008 ne semble pas avoir changé la réalité du terrain. La promotion par la loi d'orientation de 2005 d'un socle commun de connaissances et de compétences, ainsi que l'affirmation de la liberté pédagogique de l'enseignant ont pu donner des armes à ce dernier pour travailler les attendus du programme en s'orientant vers la philosophie. Pourquoi n'en irait-il pas de la sorte, à l'heure actuelle, où un accent très fort est mis sur l'enseignement moral et civique, où, par suite, les opportunités d'affirmer son autonomie pédagogique de maître, dans un volume horaire qui s'annonce conséquent, sont réelles ? Il se pourrait bien que la porte ne se soit pas fermée définitivement pour la discussion à visée philosophique, d'autant plus que l'actuel socle commun de connaissances, de compétences et de culture permet, à qui sait l'entendre, d'orienter ses activités pédagogiques de manière philosophique.

Je répète à dessein le terme d'orientation, car il s'agit là, me semble-t-il, d'une notion capitale pour assumer une transformation importante dans les pratiques scolaires relatives à la discussion à visée philosophique. En employant ce dernier terme, on a voulu marquer une différence, et aussi une déférence, vis-à-vis de la philosophie véritable, laquelle se pratiquerait avant tout en classe terminale du lycée général et technique, puis dans le supérieur. Les discussions en primaire ne seraient pas de la vraie philosophie, même si, parfois, elles tendraient à l'être ; elles demeureraient affectées d'un manque constitutif, celui de n'être pas ce qu'elles pourraient être, un saut dans le temps étant effectué avec des adolescents. Mais pourquoi ne pourrait-on dire que ces discussions ne sont pas encore ce qu'elles seront ? Pourquoi donc conserver un statut d'exception à la discipline "philosophie", quand le monde scolaire enseigne bien par ailleurs le français, les mathématiques, l'histoire ou les arts visuels ? En creux se marquait donc un renvoi net à un point cardinal, un ensemble de pratiques, de textes, de repères conceptuels, de trames argumentatives, de lieux communs savants, vers lequel tourner le regard et dont se démarquer. Cette démarcation a d'ailleurs pu être telle qu'elle a pensé la période pendant laquelle des discussions à visée philosophique ont eu lieu à l'école comme une parenthèse enchantée, un évitement de la forme scolaire1. La sagesse n'aurait-elle pas plutôt consisté à justement viser la philosophie terminale, l'avoir en point de mire et organiser des progressions qui, pas à pas, y mèneraient ?

Je voudrais montrer que, parmi les réticences exprimées par la note des inspecteurs généraux en philosophie, se trouvent également des indications pouvant mener à une disciplinarisation de la philosophie avec des enfants. Certes, je ne crois pas que leur intention ait été de baliser cette voie, mais l'énoncé, de leur part, de certaines conditions nécessaires à l'appellation de philosophie permet justement qu'on l'emprunte. A quelles conditions seulement une pratique scolaire pourra-t-elle se réclamer de la philosophie ? Voilà ce que j'aimerais maintenant considérer de plus près, en voyant s'il n'existe pas aussi des raisons de fond, autres que circonstancielles, qui peuvent institutionnaliser la philosophie en aval de certaines classes terminales.

II) Un premier réquisit d'une activité philosophique de plein droit : l'apprentissage du commentaire de textes reconnus comme relevant du domaine

Regardons de plus près les caractéristiques de ce qui constituerait un enseignement disciplinaire à proprement parler, selon la note rédigée par des inspecteurs généraux de philosophie. Un des premiers critères mis en avant concerne la confrontation à des textes, le séjour qu'il faut y faire pour se former, la patience du concept, vue sous l'angle de son appropriation subjective.

"Comment compenser dans les premiers cycles de l'école, et cela au moment même où l'on a des "visées philosophiques", l'absence inévitable de cette altérité constitutive de l'élaboration philosophique que sont pour l'élève avancé (ou l'étudiant) les textes, leur lecture et le patient travail d'explication et de commentaire, où s'ancre la pratique académique et partant scolaire de la philosophie ?" (2018, p. 2).

La déduction de la pratique scolaire depuis la pratique académique, universitaire, est somme toute usuelle. C'est bien dans le supérieur qu'a lieu la division en spécialités, l'établissement de disciplines. Mais pourquoi donc s'arrêter en si bon chemin et n'avoir en vue que certaines classes terminales du lycée ou, éventuellement, des classes de lycée situées en amont (IGEN, 2013) ? Un savoir savant, pour s'institutionnaliser, assurer sa dévolution depuis son terme final, n'est nullement obligé de ne considérer que sa proximité immédiate.

Ce serait donc sous le régime du commentaire de texte qu'une activité philosophique devrait s'établir. Accordons ce point, ne serait-ce que parce que des techniques de commentaire sont attestées depuis l'Antiquité, en ne rappelant pas, comme l'a fait Bruno Poucet, que ce furent longtemps le cours dicté et la dissertation qui constituèrent la pratique dominante des lycées français (2001, p. 8-9). S'en déduit-il qu'une activité philosophique avant le lycée n'ait pas lieu d'être ? On doit à Laurence Breton (2019) d'avoir conduit des pratiques de philosophie avec des enfants de cours moyens, à l'aide d'une "littérature philosophique", sur le modèle de la "littérature jeunesse", qu'elle avait étudiée, sélectionnée et didactisée (en reprenant avant tout les exigences posées par le courant Tozzi-Connac-Delsol) pour être utilisée en classe. Qu'est-il, en particulier, ressorti de son expérimentation ? Eh bien, que des enfants pouvaient suivre certaines argumentations reconnues comme parfaitement canoniques dans la discipline "philosophie", tels certains extraits des dialogues socratiques, ou certaines expériences de pensée fameuses, telle celle du morceau de cire cartésien. Dans des discussions en cours moyen postérieures à la lecture de textes réécrits pour la jeunesse par des spécialistes de philosophie, des élèves ont pu se resservir de lignes argumentatives vues chez des philosophes classiques, et ainsi commencer d'acquérir des compétences propres à la discipline. Au passage, certains gains ont pu être appréciés, comme le fait que l'ancrage dans un texte issu de la tradition académique ait permis à des discussions de ne pas s'engluer dans des listes d'exemples, de posséder en même temps teneur et rythme.

Bien sûr, la question d'une introduction à la discipline philosophique dès le primaire ne tient pas qu'à la confection de textes canoniques spécialement apprêtés pour l'enfance. En amont du commentaire de texte peuvent figurer des activités plus élémentaires, comme celle de l'interprétation de formes brèves ou le développement de l'interprétation de dires à l'oral. En général, une réflexion s'imposerait sur l'acquisition graduelle et continue de compétences fondamentales propres à l'activité de philosopher, comme sur l'introduction de lieux traditionnels classiques, l'ouverture à une culture entendue comme somme d'oeuvres et de productions intellectuelles passées. L'important serait, en l'affaire, de ne pas conclure trop vite de la présence de formes complexes au lycée et dans le supérieur à l'impossibilité d'y introduire, par des pratiques plus élémentaires, tout au long de la scolarité. Quand le rapport Villani-Torossian souligne le rôle fondamental des acquisitions précoces en mathématiques, et ce, dès la maternelle (Circulaire de rentrée, 2019), ne devons-nous pas y voir un indice de ce qui pourrait se faire pour d'autres disciplines, dont la philosophie ?

III) Plus généralement, une exigence de professionnalité de la part des intervenants

Des questions de progressivité et de continuité se posent ainsi dès lors qu'il est question d'institutionnaliser un savoir, de penser une discipline de manière longitudinale, comme égrainée tout au long d'un plan d'études. A l'heure où une continuité très forte se met en place dans les apprentissages formels durant la scolarité obligatoire, à l'heure du socle commun pour le dire en peu de mots, il s'agit de trancher quelle doit être la place de la philosophie. Est-elle en dehors de cette période-là, comme l'anthropologie, le droit ou la médecine ? Ou alors a-t-elle déjà une place dans le curriculum ? Comme je l'ai dit, le débat littéraire et les activités d'enseignement moral et civique pourraient constituer une porte d'entrée à l'installation de pratiques, mais un pas devrait être franchi si l'on devait parler de disciplinarisation : poser une définition plus large, et non auxiliaire, utilitaire, de la philosophie. Car le risque demeure que l'on se paie de mots en qualifiant de philosophique ce qui ne l'est pas vraiment, en parlant, par exemple de discussion démocratique en général comme d'un débat philosophique alors que ce ne seraient pas des supports, des concepts ou des procédures discursives relevant du champ qui seraient mobilisés.

La note d'orientation de l'inspection générale insiste, à bon droit, sur les risques d'une conception par trop utilitaire de la philosophie dans les discussions scolaires désireuses de former la personnalité morale et civique (2018, p. 9). Elle ne se contente toutefois pas de cette mise en garde, mais fournit également des critères pour qu'on puisse réellement parler de philosophie. Je désire maintenant rappeler quels ils sont, puis voir si, d'aventure, ils ne pourraient pas être utilisés pour normer de futures activités scolaires.

"De fait, au sens académique et institutionnel, la philosophie se distingue par 1) ses traditions, 2) sa technicité, 3) la variété de ses régimes disputatifs et, en somme, 4) par sa professionnalité" (2018, p. 3).

La discipline qui nous intéresse ici a premièrement trait à la tradition, à un corpus plus ou moins fixe de textes reconnus. J'ai déjà touché ce point, et je voudrais maintenant passer à ceux qui suivent. La philosophie se caractérise ensuite par sa langue technique, son vocabulaire spécifique. Elle ne donnerait ainsi pas le même sens à ce qu'elle est que l'usage courant, qui, avec l'idée de liberté philosophique par exemple, peut voir un équivalent de liberté d'opinion. Une opposition comme celle du subjectif et de l'objectif n'aurait également pas la même acception dans une façon coutumière de parler et dans une façon instruite de le faire. Effectivement, l'introduction d'une discipline dans un parcours scolaire de formation demande à ce qu'on réfléchisse aux termes techniques qu'il faut, palier par palier, faire intervenir. Des notions comme celle de critère, d'hypothèse, de présupposé, de conséquence ne sont nullement hors de portée d'enfants de fin de primaire, ainsi que ma pratique de formateur de professeurs des écoles me l'a appris depuis maintenant dix ans. Il ne me semble pas ainsi que l'exigence justifiée de technicité, pour qualifier une discipline, passe les attentes que l'on peut raisonnablement avoir d'une pratique scolaire bien menée.

Pour ce qui est du troisième point, "la variété des régimes disputatifs", on entrerait, en prenant le terme de dispute dans son acception la plus technique, dans une conception dialectique, dans l'élaboration de réponses à une question, d'objections à une thèse (Hadot, 2019, p. 137 sq.). Or les méthodes proposées jusqu'ici par les différents courants de philosophie avec des enfants n'ont pas méconnu les oppositions entre points de vue, l'argumentation qui était requise pour faire valoir une hypothèse ou, au contraire, pour en invalider une autre. Sans doute faut-il entendre ici "disputatif" plus largement, et voir qu'il existe de multiples façons de répondre à une question. La problématisation, sous différentes de ses formes, est également présente dans bon nombre de dispositifs actuels. Si l'on ajoute à cela les tentatives pour faire retrouver, dans des textes spécialement réécrits pour la jeunesse, des lignes argumentatives de philosophes eux-mêmes, on ne voit nullement d'impossibilité, qu'une activité scolaire se réclamant de la philosophie soit correctement conduite, et rende compte de la variété, attestée par la tradition, des façons de répondre à un problème. Sans doute sont-ce les expériences de pensée, par ce qu'elles ont à la fois de problématique et de narratif, qui s'indiquent particulièrement bien pour une pratique scolaire précoce. Mais cette restriction n'est en rien fondamentale : il existe des formes élémentaires permettant une réflexion philosophique elle-même élémentaire, et cela n'invalide en rien le fait qu'il puisse y avoir discipline de plein droit.

La véritable question, celle qui résume en effet toutes les autres, est bien celle de la professionnalité des enseignants. Cette dernière ne peut, à bien y regarder, être découplée de celle de leur formation, de leur professionnalisation. Jusqu'ici, des expériences-pilotes ont pu être menées, certaines fois par des personnes ayant été formé à la philosophie dans le cadre universitaire, ou ayant reçu, par après, le soutien de professeurs de philosophie, sans que la question, pourtant cruciale, de leur entraînement à la discipline ne se pose de façon systématique. A l'heure où une réforme de la formation initiale des enseignants est en cours, et où l'accent est mis sur les savoirs fondamentaux, y compris l'enseignement moral et civique, il est permis de réfléchir à la place que doit occuper la discipline philosophique, notamment dans les instituts de préparation au métier2.

IV) Comment justifier un enseignement élémentaire de la philosophie ?

Les questions d'institutionnalisation d'une matière appelée philosophie ne sont pas l'apanage de la France, quoique cette dernière se signale par la présence séculaire de son enseignement dans le secondaire classique et moderne. Si l'on regarde par exemple ce qui a pu s'opérer Outre-Rhin, dans un Land frontalier de la Pologne comme le Mecklembourg-Poméranie occidentale, on constate qu'une discipline "philosopher avec des enfants" est apparue en 2004 dans les plans d'études de l'école obligatoire (Pfeiffer, 2015). Dans les autres régions d'Allemagne, des enseignements de ce type sont possibles, même s'ils ne se distinguent pas toujours aussi nettement de l'enseignement éthique. Des aménagements locaux peuvent ainsi avoir lieu, sur une base unique, afin que des manuels soient accrédités par les ministères régionaux de l'éducation (Marsal, 2015a). Les questions de démarcation de la philosophie et de l'éthique, et même de savoir si la philosophie est une matière ou uniquement une manière de faire cours se posent dans les milieux versés dans la didactique (Martens, 2003, p. 36 sq.). Du moins l'institutionnalisation d'une matière appelée philosophie, fût-elle optionnelle (comme matière de substitution à l'enseignement religieux par exemple) ou obligatoire, s'est-elle posée et a-t-elle reçu également un éclairage philosophique. C'est de ce dernier que j'aimerais parler.

Le spécialiste de philosophie antique et de didactique de la philosophie Ekkehard Martens a en particulier défendu la thèse suivante : philosopher serait une technique culturelle élémentaire. Que signifie pour lui ce dernier qualificatif ? Trois choses, en fait : philosopher serait "fondamental, simple et indispensable" en tant qu'il participe à donner forme à l'existence humaine (Martens, 2003, p. 32). Reprenons son argumentation en nous arrêtant sur les trois points avancés.

Il serait aussi fondamental d'apprendre à lire, écrire, compter et philosopher, puisque ce dernier ensemble de techniques héritées de la tradition nous permettrait de rendre compte, ainsi que Socrate le souhaitait, des présupposés de notre manière de penser et de parler, au quotidien ou lors d'activités plus disciplinaires. Philosopher serait simple, ensuite, en ne requérant pas de connaissances préalables, en pouvant être pratiqué par tout un chacun. Philosopher serait enfin indispensable, en tant que but en soi, à une vie libre et humaine, mais aussi en tant que moyen de compréhension rationnelle dans une société démocratique et un monde complexe.

Loin d'être un art mécanique, une routine, la philosophie renouerait avec la tradition des arts libéraux, au détail près qu'elle ne serait plus enseignement préparatoire à la fréquentation des facultés universitaires de droit, de médecine ou de théologie, mais comme enseignement préparatoire dans un parcours plus long (Martens, 2003, p. 33).

Martens fait ici tenir ensemble plusieurs réquisits dans sa conception de ce que philosopher veut dire. On pourrait toutefois considérer que sa définition appuierait davantage sur des compétences, disciplinaires (philosopher comme fin en soi) ou transversales (comme moyen), que sur un ensemble d'oeuvres et de régimes disputatifs avérés auxquels se familiariser. De plus, on pourrait avoir l'impression que, dès lors qu'il met l'accent sur la simplicité comme point de départ de la discipline hors de la discipline (ce que tout un chacun peut pratiquer), Martens délaisse ce qui est techniquement élémentaire au profit de ce qui n'est pas encore compétence technique. Toutefois, sa conception n'évacue pas complètement la question de la tradition, ainsi que l'atteste l'emploi de l'expression de technique culturelle élémentaire.

Que trouve-t-on dans le développement multiséculaire de la culture qui serve de soubassement à l'activité philosophique ? Martens propose à cet endroit quelque chose d'élémentaire également à sa façon (Martens, 2003, p. 65), une première typologie, à des fins de recherche et d'approfondissement, de cinq courants méthodiques issus de l'histoire de la philosophie occidentale. Les méthodes dites, de manière savante, phénoménologique, herméneutique, analytique, dialectique et spéculative (approches que l'on pourrait dire, en empruntant un vocabulaire moins technique, descriptive-narrative, interprétative, définitionnelle-conceptualisante, disputative et imaginative-globalisante ; (voir Marsal, 2015b) servent d'ancrage à la pratique du philosopher, elles permettent au facilitateur de s'assurer que son guidage, lors de ses interventions, n'est pas hors sol, mais relève bien d'un cadre disciplinaire.

A la manière des exigences du philosopher posées par Michel Tozzi, problématiser, argumenter, conceptualiser, les "cinq doigts", liés entre eux mais ayant tout de même une autonomie relative, sont les garants d'une orientation méthodologique lors d'une discussion se réclamant de la philosophie. Par là, je ne veux pas dire qu'il s'agirait d'appellations différentes pour des procédures identiques, mais je désire seulement signaler que la question de ce qui est élémentaire ne touche pas qu'aux acquis des élèves, puisqu'elle le fait aussi des gestes professionnels dont un animateur doit s'emparer pour démarrer, puis se développer dans son métier. Car il ne suffit pas, pour disciplinariser la philosophie à l'école primaire, que des attendus soient posés dans un référentiel relatif à ceux qui apprennent, il faut encore établir une activité praticable par les enseignants et assurée dans un sol ferme, ici celui de traditions valides en philosophie.

V) Et à quoi orienter une progression disciplinaire ?

L'un des autres atouts de la méthode des cinq doigts - méthode que je ne donne pas pour meilleure qu'une autre, mais dont je me sers pour donner l'exemple d'une programmation disciplinaire d'activité - consiste dans le fait qu'elle s'est également interrogée sur des fils rouges courant tout le long du cursus de scolarité primaire et secondaire, en touchant même quelquefois le domaine des jardins d'enfants. En mettant en vedette des questions directrices, elle a divisé le programme de philosophie en grands domaines, et a également fourni un point de fuite pour faire converger les acquis qui se produiraient dans lesdits domaines. En un mot, une orientation dans la réflexion philosophique a ainsi pu avoir lieu.

Quelles sont ces grandes orientations, et où les a-t-on donc trouvées ? C'est une nouvelle fois la tradition philosophique qui a servi de guide pour organiser une progression disciplinaire. Sans vouloir épuiser l'histoire de la philosophie, ni en révéler l'unique systématique possible, une didacticienne de la philosophie pour enfants comme Barbara Brüning a repris pour son compte les interrogations qu'Emmanuel Kant avait posées comme fondamentales dans la Logique ou, déjà, dans la Critique de la raison pure : que puis-je savoir ; que dois-je faire ; que suis-je en droit d'espérer ; qu'est-ce que l'homme ? (Kant dans Brüning, 2015, p. 102).

Que puis-je savoir ? Ce premier domaine se rapporterait, entre autres, à l'origine du monde, la connaissance ou le langage.

Que dois-je faire ? Il serait alors davantage question de valeurs et de normes, du bien et du mal, ainsi que de ce pourrait être une vie bonne.

Que suis-je en droit d'espérer ? La religion (n'oublions pas que l'Allemagne lui fait une place, comme beaucoup d'autres pays européens, dans ses programmes) et des modèles de monde juste, des utopies, y figurent.

Qu'est-ce que l'homme ? L'être humain comme personne entière, naturelle et culturelle, se montre le point de convergence des interrogations portées par les domaines précédents.

L'auteure mentionnée, en se ressaisissant des questions kantiennes, rappelle comment la philosophie, même si elle régit des domaines extrêmement techniques, ceux de la connaissance, de la morale ou de la croyance par exemple, renvoie in fine à ce qui intéresse tout homme, savoir justement quelle peut bien être sa destination, en tant qu'être individuel, social, politique voire "cosmique" (Hadot, 2019, p. 171 et 184), c'est-à-dire comme habitant du monde, à même de regarder les choses comme d'en haut. La quadripartition en grands domaines entend " familiariser les enseignants dans le domaine élémentaire et primaire, ainsi que les autres adultes intéressés, aux problèmes de base essentiels de la tradition philosophique qui sont d'importance pour le philosopher au premier âge de l'enfance et qui représentent des points d'orientation pour les discussions philosophiques" (Brüning, 2015, p. 102).

Un concepteur de curriculum pourra s'emparer de telles questions fondamentales pour organiser une progression pluriannuelle. À son niveau, un animateur de discussion philosophique pourra trouver des Idées organisatrices pour mettre sur pied des séquences, mettre au point des progressions par période, voire par année.

Dans une acception élargie de la question kantienne de la connaissance, le domaine "que puis-je savoir ?" permet ainsi par exemple d'interroger, dès l'école primaire, une question comme celle de l'origine du langage : comment des idées en viennent-elles à être dans ma tête ? Des enfants qui relèveraient en France de la maternelle auraient plutôt à s'engager dans des activités autour de l'étonnement et du questionnement, en revanche (Brüning, 2015, p. 148 sq.).

Faire de la philosophie avec des enfants une discipline de plein droit n'est assurément pas une entreprise facile, ni une tâche dont d'autres se seraient déjà pleinement acquittés, et que nous n'aurions plus qu'à exporter ou copier de manière plus ou moins malhabile. Là où j'ai pris des exemples venus d'Allemagne, j'aurais aussi pu porter le regard sur des réalisations antérieures venues du continent américain, ou m'enquérir de nouveautés qui ne cessent de surgir, ne serait-ce qu'en provenance des pays francophones voisins. Il n'existe assurément pas d'ouvrage de philosophie, ni de didactique de cette matière, dont on puisse affirmer qu'il contienne la science achevée. Toutefois, commencer par écarter tous les livres serait une entreprise hasardeuse, et même absurde, dès lors qu'on cherche à rappeler comment la tradition philosophique peut apporter sa pierre à l'enseignement obligatoire. Car on ne peut apprendre à philosopher, pour soi-même ou avec des enfants, que dès lors qu'on assume d'être un habitant du monde, monde que d'autres ont habité et pensé avant nous, et que d'autres habiteront et penseront, pour le mieux, de concert avec leurs enfants.


(1) Ce point de vue a été notamment exprimé par une des intervenantes lors d'une journée consacrée à la philosophie avec des enfants à la Bibliothèque Nationale de France en décembre 2018.

(2) Je ne traiterai pas ici de la formation continue, sachant que, par exemple, des conseillers pédagogiques de circonscription sont aussi quelquefois des titulaires de titres universitaire en philosophie, ni de celle que l'on peut recevoir à l'université, dans des départements de sciences de l'éducation ou de philosophie, mais qui compte bien sûr également. L'émergence de DU (diplômes universitaires) en rapport avec la philosophie pour enfants ou la philosophie dans la cité, est également un fait nouveau à prendre en considération.