Projet de thèse : Écrire dans le cadre d'ateliers philosophiques avec les enfants

Introduction

Qu'entendre par émancipation ?

Je propose de retenir la proposition de Nicolas GO, dans sa conférence d'ouverture du 50ème Congrès de l'ICEM (en 2011)1: considérer l'émancipation comme un "devenir auteur".

"L'auteur, c'est celui qui crée son propre texte, sa propre oeuvre". Le principe d'autorisation "s'entend en deux sens : être auteur, ce qui signifie "être à l'origine de" ; et s'autoriser, au sens de "être à soi-même sa propre autorité" (GO, 2011). Faisant ainsi écho à la devise kantienne : "Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !", que l'on traduira ici par : "Ose devenir auteur de toi-même" ...

L'émancipation est donc non seulement "affranchissement à l'égard de servitudes qui pèsent sur l'existence", mais aussi "activité de création, ou plus précisément de création de soi. L'auteur ne fait pas que se libérer des emprises, des souffrances, des déterminismes fâcheux, il fabrique aussi de nouvelles libertés, de nouvelles puissances, de nouvelles possibilités" (Ibid.)

Devenir auteur, passer du "jeu" d'acteur au "je" d'auteur, passer de l'objet du scénariste au sujet du scénario, c'est écrire, ou plus précisément "s'écrire". S'écrire en pensée, s'écrire en acte, à l'aide de paroles ou de gestes. Gestes du corps tout entier (passer de la gesticulation au geste dans la danse par exemple) ou geste de la main qui laisse trace : trace à dominante symbolique (le dessin), graphique ou sémiotique.

Car peut-on "penser" sans laisser trace ? Trace mémorielle, trace éphémère, trace "perdurante" ? Et qu'est-ce qui perdure plus que de la trace écrite ?

S'émanciper en étant auteur de textes écrits ?

C'est la production de textes écrits dans leur dimension sémiotique que nous allons donc explorer plus particulièrement. L'enjeu se révélant fort par la nature même de l'acte d'écrire... On retrouve cette idée dans les travaux de Bruno Hubert, qui montre en quoi les pratiques d'écriture de récits de vie sont vecteurs d'émancipation ("en écrivant, l'enfant s'approprie le monde", Hubert 2014) ; comme dans ceux de José Morais qui s'intéresse au récit de soi comme acte de résistance (Morais 2015).

Cela soulève ainsi deux questions : écrire quoi ? Et écrire : pour qui ?

Cette question étant à double sens : qui écrit et qui est destinataire de l'écrit ?

1) Qui écrit ? Cela renvoie à l'âge, au statut social et au nombre.

L'âge : Faut-il d'une part attendre d'avoir la tête bien pleine ou une maturité suffisante avant de passer à un acte d'écriture émancipateur ? Et donc à la manière de Descartes attendre "d'avoir un âge qui fût si mûr, que nous n'en puissions espérer d'autre après lui auquel nous fussions plus propres à l'exécuter" ? C'est ce que semble penser dans une faible proportion Nathalie Frieden, qui met une condition minimale de maîtrise de langue écrite à l'expression écrite de sa pensée ("écrire personnellement (...) n'est pas une activité que l'on peut choisir de faire au début de la scolarité à des enfants qui ne savent pas assez bien écrire."2. Mais on peut aussi considérer, à l'instar de Bruno Hubert, que c'est la pratique de l'écriture dès le plus jeune âge qui permet à l'enfant de s'autoriser... Loin de faire de la maîtrise de la langue une condition de l'écrit d'auteur, ce dernier deviendra une condition de la maîtrise de la langue... L'écrit devient heuristique.

Le statut social : Mais au fond, on peut se demander si le statut (social) d'élève autorise, c'est-à-dire permet d'être auteur... Écrire sous la contrainte peut-il être vecteur d'émancipation ? Sinon, Quelles modifications de la conception classique de l'école cela implique-t-il ? Ne faut-il pas de toute urgence déscolariser le rapport à l'écriture pour la rendre libératrice ? Et ce le plus tôt possible ? L'enjeu d'émancipation serait alors considérable...

Le nombre : Et enfin faut-il nécessairement envisager l'acte d'écriture comme un acte solitaire ? Pour s'émanciper par l'écriture, ne faudrait-il pas écrire à plusieurs ? Ce qui implique un cadre coopératif...

2) Tout cela renvoie au fond à la question du destinataire de l'écrit : pour qui écrit-on dans une visée émancipatrice ? Pour soi et soi seul ? Pour ses pairs (les autres humains) ? Pour le détenteur de l'autorité ou du savoir (le maître) ? Et alors pour quelle fin ? Pour être corrigé ou pour être compris (de soi-même et des autres) ? Les deux à la fois peut-être (à condition que la correction devienne autocorrection ?) ?

3) Enfin concernant la question de " quoi écrire ", le processus d'autorisation renvoie-t-il à des types de textes particuliers ? Aux caractéristiques spécifiques ? Ou n'importe quel écrit est-il émancipateur ? La variété des types d'écriture peut être explorée pour déterminer si des genres sont vecteurs d'émancipation plus que d'autres... Écrire de la poésie ? Écrire ses mémoires, son carnet intime ? Une lettre ? Un récit imaginaire ? Un exposé, un compte-rendu, une enquête ? Répondre à un questionnaire ? Écrire une dissertation de français ? Ou de philosophie ? ...

Nous en arrivons à cette question de la philosophie...

Pour ce qui est de pratiques philosophiques avec les enfants...

Avec la reconnaissance de l'élève comme "interlocuteur valable" (Lévine, 2008) et dans la perspective des recherches issues du socio-constructivisme sur l'apprentissage menées entre autres par Vygotsky, l'importance de l'oral a été grandement développée depuis Célestin Freinet et Matthew Lipman, jusqu'à Michel Tozzi : CRP, DVD, DVDP, maïeutique, AGSAS, etc. Toutes les méthodologies favorisent le dialogue, le débat ou la discussion. La place de l'écriture y est peu présente (souvent reléguée au statut de "trace"), voire absente.

Pourquoi ? Parce qu'elle présente peu d'intérêt ? Par incapacité a priori des élèves ? En réaction à un excès dans son usage : il s'agirait, de façon plus ou moins consciente, de se dégager du paradigme de l'enseignement de la philosophie en Terminale, basé sur la parole du maître, le silence des élèves et une évaluation exclusivement écrite... ?

Pourtant, l'usage de l'écriture dans le développement de la pensée semble essentiel. Les travaux d'anthropologues (Goody), de philosophes et de didacticiens de l'écriture (Garcia-Debanc, Chabanne et Bucheton...) tendent à montrer l'importante de la place de l'écriture dans la construction de la pensée, et particulièrement de la pensée philosophique occidentale. Donc comme outil fondamental d'émancipation...

I) Les rapports de l'oral et de l'écrit dans les pratiques à visée philosophique

Peut-on penser sans écrire ? Peut-on écrire sans penser ? L'activité principale de l'élève de Terminale en philosophie (outre l'écoute) est l'écriture, que ce soit pour la prise de notes des cours ou pour l'évaluation. Cette tradition scolaire est cohérente avec la reconnaissance des grandes figures de l'histoire de la philosophie, ceux qu'on appelle les "grands philosophes", tous écrivains (sauf peut-être Socrate, connu par les écrits de Platon et de Xénophon)3.

Cette place prépondérante de l'écrit, si elle est à questionner d'un point de vue didactique, n'est pas anodine. Elle peut (et même doit) interroger les pratiques à visée philosophique dès l'école primaire, pratiques principalement orales. Le problème étant de savoir si, de ce fait, ces dernières peuvent être considérées comme une manière de philosopher à part entière ou bien s'il ne faut y voir qu'une propédeutique et une préparation à l'acte plein de philosopher, qui serait écrit...

A) Explorons tout d'abord les avantages et les inconvénients de l'oral et de l'écrit

L'oral et l'écrit sont deux registres spécifiques, avec leurs avantages et leurs limites.

1) L'oral est le lieu du collectif, de l'échange, de l'interpellation, de l'intersubjectivité. Il est rassurant pour de nombreux élèves et se révèle plus démocratique dans le sens où, malgré de possibles carences lexicales et syntaxiques, tout élève est plus ou moins capable de parler, tandis que nombreux sont ceux qui ne parviennent que difficilement à "passer à l'écrit". Selon le linguiste Claude Hagège, l'être humain semble prédisposé biologiquement à devenir "un homme de parole", qui deviendra éventuellement, mais pas nécessairement "un homme de l'écrit" (cité par Éric Bidaud et Hakima Megherbi, 2005, page 20).

Cependant, l'oral n'est pas forcément favorable à la précision et à la lenteur de la pensée. Il y a une forme d'urgence à répondre, quand bien même l'interlocution serait posée et sereine. Puis, par son caractère éphémère et fugace, il s'évanouit au fur-et-à-mesure de l'énonciation, il a une dimension intrinsèquement inachevée et ne se soumet pas toujours à l'épreuve de la cohésion et de la cohérence... D'où l'intérêt de l'écrit.

2) Par l'écriture, on passe de l'immédiat au "médiat" (Éric Bidaud et Hakima Megherbi, 2005). Comme le souligne ainsi M. Tozzi : "Poser sa pensée dans le silence d'un rapport à soi, avec le recul, le temps de la réflexion ("la patience du concept" disait Hegel). Écrire un texte implique une planification (qu'écrire et dans quel ordre ?), une textualisation (mise en mots choisis et en phrases construites), des relectures en cours de route qui permettent la rature et affinent la pensée." (Tozzi, 2015, page 67)

La conférence de consensus sur l'écriture, orchestrée par le CNESCO en mars 2018, conclut en ce sens : l'écriture "est un moteur de la pensée car c'est en cherchant les mots, les phrases, qu'on donne consistance aux idées. L'écriture favorise la réflexivité, car elle se déploie sous les yeux de celui qui écrit et lui permet de voir sa pensée prendre forme." (CNESCO, 2018)

Loin d'être accessoire, l'écrit semble alors indispensable à l'émergence d'une pensée rationnelle (comme tend à le montrer Jack Goody, entre autres dans La raison graphique et La logique de l'écriture) et comme le souligne à nouveau M. Tozzi : "Les exigences de cohésion et de cohérence propres aux discours rédactionnels s'expriment fortement dans les nécessités discursives du texte philosophique : souci paraphrastique de définition des mots, distinctions sémantiques des notions par la conceptualisation, mise en relation étroite des concepts et emboîtement des questions dans la problématisation, enchaînement serré des phrases et des paragraphes dans la préoccupation logique de l'argumentation. L'écriture est ainsi indispensable pour la précision et la rigueur d'une pensée travaillant sur et par une langue naturelle" (Tozzi, 2015, page 68).

Mais les élèves de cycle 3 en sont-ils capables ? Et dans quelle mesure ? A quelles conditions ? Si non, cela ne remet-il pas en question, tout du moins partiellement, la pertinence de l'atelier de philosophie au primaire ?

L'écrit présente un certain nombre de limites à dépasser.

Entre autres celle liée à une forme de solitude inhérente à l'acte d'écriture : quand bien même y aurait-il un correspondant visé, un lecteur attendu, un public convoité, un dialogue intérieur, toutes ces formes d'altérité ne sont que "fictionnelles", car au moment de la composition, le rédacteur se retrouve seul face à la "feuille blanche", dans le silence intérieur de sa pensée. Silence qui peut effrayer (Boimare, L'enfant et la peur d'apprendre. 2014).

Cette solitude peut être questionnée : pourquoi ne pas envisager l'écriture sous un angle de production collective ? Ne peut-on écrire à plusieurs ? D'ailleurs, la plupart des écrits qui sont publiés n'ont-ils pas été négociés entre l'auteur et d'autres personnes : co-auteurs, éditeurs, experts, enseignants etc. ? En fait, écrire seul ne correspond que très rarement à ce qui se fait chez les experts (qui écrivent en relation avec d'autres textes qui proviennent d'autres personnes, entre autres), ou même en classe (la mise à l'écrit est généralement permise par un certain nombre d'expériences qui ont été vécues collectivement). Puis, on voit émerger des outils collaboratifs qui permettent d'écrire à plusieurs, que ce soit dans un cadre privé, professionnel ou à l'école, de manière efficace (Google Docs par exemple). Dans un cadre Vygotskien, cette voie gagnerait à être explorée ; d'autant que des recherches récentes ont prouvé que dans un cadre collectif, les élèves progressaient mieux et plus rapidement (voir les travaux de Loïc Pulido à ce sujet).

Mais la difficulté de l'écrit peut aussi résider dans sa "scolarisation" : pour nombre d'élèves, l'entrée à l'école correspond à l'entrée dans l'écrit et l'entrée dans l'écrit correspond à l'entrée à l'école. Cette pratique peut se révéler discriminante : si l'oral désinhibe et semble accessible à tous, l'écrit peut se révéler sélectif et très tôt associé à une forme d'élite intellectuelle.

Comment le déscolariser, tout en lui conservant ses qualités intellectuelles ? Probablement en quittant le champ de l'écrit lu et corrigé par l'enseignant, contrôlé, validé ou invalidé, lieu de l'hétéronomie et de l'obligation de résultat. Il s'agit donc de créer, dans le cadre scolaire, un lieu de l'écriture privée (qui peut être rendu public), non soumis à l'obligation de production. Le "texte libre" de Célestin Freinet en est une forme parmi d'autres. Il s'agit de libérer l'écrit pour libérer la pensée.

B) L'importance des interactions langagières dans l'acte d'écriture et de l'acte d'écriture au service des interactions langagières

On pourrait être tenté de considérer l'écrit comme le résultat d'un processus mental préalable, d'une mise en mots de nos pensées. Il faudrait donc "bien réfléchir avant d'écrire" ... Or comme l'énonce Catherine Tauveron, on sait que c'est l'inverse : "on écrit pour savoir ce qu'on va penser, on pense dans la dynamique de l'écriture. Il faut l'apprendre aux enfants" (citée dans le café pédagogique du 1/11/2009). Ainsi, explique Jacques Crinon, "Les activités langagières, orales et écrites, ne constituent pas une simple transcription d'idées préexistantes, mais contribuent à la construction des connaissances et à l'activation des représentations mentales. Le langage, conçu comme "artefact culturel" et "instrument médiateur" de la pensée, est indissociablement le lieu de l'interaction sociale et de l'élaboration cognitive." (J. Crinon cité dans Chabanne et Bucheton, 2002, page 1).

Par conséquent, dans le cadre des ateliers philosophiques, notre hypothèse serait la nécessité d'une véritable articulation entre oral et écrit, l'un au service de l'autre, l'un à côté de l'autre, deux formes de la langue qui permettent de penser, avec des effets différents et complémentaires. Outre le fait qu'il est essentiel de donner une place primordiale à l'écriture au sein d'ateliers principalement axés sur la pratique de l'oral (le débat ou la discussion à visée philosophique), différentes expérimentations semblent révéler la capacité des élèves à s'initier à l'écrit argumentatif et à des formes d'écriture favorisant la pensée philosophique (fictions littéraires, dialogues, aphorismes, poésies, ...). C'est ce que je me propose d'explorer dans ma thèse.

II) Vers une didactique de l'écriture à visée philosophique

A) Mais qu'est-ce qu'une écriture à visée philosophique ?

Il faudra, dans le cadre de cette recherche, définir ce qu'est ou ce que peut être une "écriture à visée philosophique" et ses potentiels marqueurs.

En déterminer entre autres la spécificité (ou sa congruence) par rapport au genre argumentatif (Bakhtine). Comme l'explique Dalila Moussi : "L'argumentation apparait comme une opération incontournable pour le développement de la pensée réflexive et critique. L'argumentation peut être définie comme une activité dialogique qui met en scène une polyphonie de voix, où les positions de chacun peuvent être amenées à se transformer et à s'enrichir (Nonnon, 1996). Elle est vue selon Thyrion (1997) comme "cette démarche par laquelle la pensée accepte à partir d'une incertitude de se voir confrontée à elle-même, à ses modes de raisonnement privilégiés ou habitudes, à ses propres opinions et apories, avec la volonté, dans le meilleur des cas, de progresser sur le plan de la connaissance" (Moussi, 2016, page 1).

Dans cette perspective, en s'inspirant de la seconde maxime kantienne dans la Critique de la faculté de juger sur la "pensée élargie"4, ne s'agit-il pas de "penser en se mettant à la place de tout autre" ? Autrement dit, l'aliénation, perte du sensus communis, serait la caractéristique de celui qui pense seul... Ce que semblent confirmer les travaux sur l'intertextualité (Bakhtine, Barthes, Kristeva) : "Un énoncé est rempli des échos et des rappels d'autres énoncés, auxquels il est relié à l'intérieur d'une sphère commune de l'échange verbal. Un énoncé doit être considéré, avant tout, comme une réponse à des énoncés antérieurs à l'intérieur d'une sphère donnée... : il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus, et d'une façon ou d'une autre, il compte avec eux. (...) Les harmoniques dialogiques remplissent un énoncé" (Bakhtine, 1984, p. 298-300).

De surcroit, Michel Tozzi propose de caractériser l'écrit philosophique par la mise en oeuvre de trois compétences : la problématisation la conceptualisation et l'argumentation (2000).

B) Diversité des types d'écriture philosophique

Dans ce cadre, il sera utile d'établir une recension des différents "types" d'écriture philosophique inscrits dans l'histoire de la philosophie et dans les pratiques contemporaines : la méditation, le traité, le dialogue, la lettre (genre épistolaire), la dissertation, le commentaire, l'aphorisme en expansion, la littérature, la prose et la poésie, la fable, le conte, le journal, l'article, la bande dessinée... Autant de pratiques, autant de "styles", autant de formes, avec leurs spécificités.

On s'inspirera des travaux de Frédéric Cossuta pour interroger le lien entre forme et fond dans le discours philosophique (1995).

C) Les conditions de l'écriture "à visée philosophique". Limites et complexité.

La plupart des professeurs de philosophie constatent la difficulté qu'ont la plupart des élèves de Terminale à entrer dans l'exercice d'écriture philosophique. Or, comme le dit N. Grataloup : "Si la dissertation est la forme naturelle de la pensée, il n'est nul besoin de l'apprendre, sinon sur le mode initiatique d'une révélation à l'élève de ce qu'il aurait déjà toujours su sans le savoir. Et si ce n'est qu'un exercice de distinction, pourquoi vouloir l'enseigner, si ce n'est dans un cynique jeu de faux-semblant où les perdants seront de toutes façons toujours les mêmes ?" (2005).

L'hypothèse (fondée sur les travaux de M. Tozzi et N. Grataloup entre autres) est faite, ici, de considérer qu'une didactique de l'apprentissage de l'écriture philosophique est possible et nécessaire, que c'est d'une part en commençant le plus tôt possible, d'autre part en variant les formes, que l'on peut ensuite réduire les difficultés.

Il sera bien entendu nécessaire, dans le cadre de cette recherche, d'anticiper les obstacles et remédiations, particulièrement chez l'enfant. Les travaux en didactique de l'écriture et en psychologie cognitive devront être explorés. Il s'agira aussi de questionner la capacité des enfants à entrer dans le registre métadiscursif et intertextuel.

D'une part, "un texte philosophique se caractérise par le fait qu'il donne à voir, en les explicitant, ses processus de pensée. Autrement dit, un philosophe, quand il écrit, dit ce qu'il fait en même temps qu'il le fait : s'il énonce un argument, une objection, une réponse, il dit, par une modalisation spécifique, qu'il s'agit d'un argument, d'une objection, d'une réponse. S'il fait référence à l'opinion commune ou à la thèse d'un autre philosophe, il explicite ce rapport d'interlocution ou de dialogicité. Il y a donc une forte présence, dans les textes philosophiques, de marqueurs d'énonciation, d'indications sur le statut logique et énonciatif des énoncés." (Grataloup, 2005).

Or, ceci est particulièrement complexe pour des enfants.

D'autre part, "l'intertextualité est une dimension essentielle du processus de production d'un texte, et à ce titre une dimension essentielle de l'apprentissage de l'écriture philosophique, dans la mesure où elle va permettre à l'élève de construire sa propre réflexion et son propre texte dans un dialogue vivant avec les auteurs. (...) Quelle que soit la forme choisie, l'intertextualité manifeste que penser par soi-même n'est pas penser seul, mais au contraire penser à partir de, dans et contre ce que d'autres ont pensé avant nous. Entrer dans un processus d'intertextualité, c'est d'abord confronter écriture à écriture, pensée à pensée, dans une égalité postulée par le processus même ; et c'est l'effort pour se tenir à la hauteur de cette postulation qui est formateur." (Ibid.).

Dans le cadre d'une pratique avec des enfants, cette rencontre via les textes de "grands" auteurs philosophiques classiques ne devra-t-elle pas être adaptée ou différée, la littérature jeunesse et les écrits des élèves eux-mêmes étant généralement favorisés ?

III) Hypothèses de recherche et pistes méthodologiques

S'interroger sur la place de l'écrit dans les pratiques philosophiques avec les enfants peut prendre deux dimensions : l'écrit comme moyen et l'écrit comme fin.

Comme moyen : il s'agit d'explorer l'intérêt de faire écrire les enfants, dans le cadre des dispositifs existants, dans un rapport dialogique à l'oral, pour faire évoluer les processus de pensée (philosophique).

Comme fin : il s'agit d'explorer la capacité des enfants à produire des écrits à visée philosophique, et donc d'envisager peut-être une didactique de l'écriture philosophique (propédeutique à l'exercice de la dissertation en Terminale ?).

D'où le double questionnement et les deux hypothèses suivantes :

Question 1 - En quoi l'écrit peut-il être une modalité d'évaluation des processus de pensée ? Autrement dit, en quoi l'écriture permet-elle d'élaborer sa pensée et de l'approfondir ? Il s'agit d'étudier la place de l'écrit comme complément de la discussion à visée philosophique, en veillant à ne pas tomber dans les travers d'un nouveau "genre scolaire" (Galichet, 2005).

Hypothèse 1 - En s'inspirant de la maxime kantienne sur la "pensée élargie", en se référant à la trilogie des objectifs du discours philosophique proposée par Michel Tozzi (problématiser, conceptualiser, argumenter), en prenant en compte l'importance de la discussion dans les pratiques à visée philosophique, et en tenant compte du caractère essentiellement dialogique de l'argumentation, nous formulons l'hypothèse qu'en faisant écrire les élèves avant et après discussion, en favorisant un retour réflexif sur les écrits produits et leur évolution (en termes d'argumentation, de conceptualisation et de problématisation), en soumettant donc l'écrit à la discussion, les élèves pourront améliorer leur capacité à produire des textes à visée philosophique, et donc quelque part à "penser" (Lipman, 2011).

Méthodologie envisagée - Il s'agirait d'observer et de faire observer les écarts entre les écrits avant et après discussion et d'étudier l'incidence de faire écrire avant et après discussion sur le contenu de la discussion proprement dite.

L'analyse des verbatims des discussions pourrait alors aider à mesurer l'impact de la discussion sur la qualité des écrits (voire même l'impact de l'écrit sur la qualité de la discussion).

Un protocole serait soumis à des enseignants, comprenant une pratique régulière de la discussion (de type DVP) accompagnée d'un pratique de l'écrit : écrire avant et après l'atelier et revenir ensuite sur ces écrits pour évaluer l'évolution des processus de pensée. L'analyse des écarts nécessitera l'identification d'"indicateurs d'intégration de l'altérité" (pour reprendre une expression de Michel Tozzi).

Question 2 - Quelle est la capacité des enfants (de cycle 3) à produire des écrits à visée philosophique ? Une didactique de l'apprentissage de l'écrit philosophique est-t-elle possible ?

Hypothèse 2 - La production d'écrits diversifiés permet de cheminer vers l'écrit philosophique. Dans la continuité de l'hypothèse 1, la production de textes amenant à l'interaction, à l'échange, à la communication (dans la perspective des travaux de Célestin Freinet puis de la pédagogie institutionnelle) favoriserait le développement du genre. Par exemple, le dialogue, la correspondance, le journal, sont des types de textes pouvant favoriser le développement de l'argumentation et de la problématisation. La dimension fictionnelle est également à explorer, en lien avec les travaux sur l'intertextualité et les processus de planification (Garcia-Debanc).

Cette hypothèse s'appuie également sur les travaux de Martine Cavanagh, qui montre la capacité des élèves dès le cycle 3 à développer des compétences argumentatives à l'écrit, grâce à des dispositifs didactiques et pédagogiques spécifiques (Cf. sa thèse de doctorat sur le texte d'opinion, au Québec).

Méthodologie envisagée - Proposer des dispositifs variés, favorisant intertextualité, dialogisme, et proposant des "boites à outils de la métadiscusivité", pour faire écrire différents types de textes à visée philosophique : dialogue, échange épistolaire, etc...

Conclusion

In fine, l'écriture philosophique n'est-t-elle pas au service de tous les apprentissages ? Ce qui fait écho à ces propos : "S'il faut parler ou écrire pour apprendre, c'est que savoir, en particulier à l'école, c'est savoir écrire et parler le savoir ; que le savoir ne peut s'isoler ni des formes sémiotiques qui l'expriment, ni des contextes où ces formes sémiotiques sont produites - et, en particulier, des contextes d'enseignement (...)" (Chabanne et Bucheton 2002, page 2).

Par exemple, on relève les difficultés des élèves à justifier par écrit une réponse (Garcia-Debanc, 1996). Au fond, le travail d'écriture à visée philosophique ne serait-il pas au service du développement de cette compétence ? Il faudrait donc étudier ensuite l'impact des pratiques à visée philosophique, dans leur va-et-vient oral/écrit, sur l'ensemble des compétences scolaires des élèves...

Et non scolaires. Ce qui revient à reconnaître l'écriture philosophique comme un enjeu d'émancipation.


(1) " L'enfant auteur : pratiques d'émancipation", Conférence d'ouverture du 50e Congrès de l'ICEM", Institut Coopératif de l'Ecole Nouvelle.

(2) Didactique de l'écrit philosophique en classe, article à paraitre prochainement dans Diotime.

(3) Sur le paradigme de la classe de philosophie en Terminale, voir Charbonnier (2013) et Boillot (2012).

(4) Les trois maximes qu'il faut respecter pour faire bon usage de sa pensée, selon Kant, sont : la maxime de la pensée sans préjugés (entendement) : penser par soi-même (se libérer de la superstition en gagnant en autonomie) ; la maxime de la pensée élargie (faculté de juger) : penser en se mettant à la place de tout autre (gagner en objectivité et donc en universalité en se plaçant au point de vue d'autrui) ; et la maxime de la pensée conséquente (raison) : toujours penser en accord avec soi-même (cela vient en dernier, en liant les deux premières maximes).