Peut-on, doit-on donner une place à l'histoire de la philosophie dans les nouvelles pratiques de la philosophie avec enfants ?

Réunis à Peyriac-de-Mer, pour un séminaire international de recherche sur les pratiques de la philosophie avec les enfants, nous avons réfléchi à la place de l'histoire de la philosophie dans nos pratiques. Le texte ci-dessous est un compte rendu non exhaustif de nos discussions.Le sujet de ce séminaire a été repris à Donoratico, en Toscane, durant une journée de travail avec des participants différents. Certains exercices viennent du deuxième séminaire.

De quoi parlons-nous quand nous parlons de l'histoire de la philosophie ?

Il s'agit du patrimoine de pensées, d'idées, de théories sur le monde et sur l'homme, que nous devons à des philosophes, à leur vie et à leurs écrits. Ce capital comprend aussi des sagesses, ainsi que des exercices intellectuels et spirituels.

Est-ce que cet héritage est seulement occidental ? S'il l'est de fait, c'est à cause de nos ignorances, mais non de notre volonté. Pour nous le patrimoine philosophique est mondial.

I) Pourquoi se poser cette question ?

Pourquoi peut-on vouloir réintégrer l'histoire de la philosophie dans notre enseignement ? Pour répondre à cette question, il nous faut analyser l'époque qui a vu la suppression partielle de cette approche.

La révolution pédagogique des années 70 et suivantes, a mis en question l'enseignement de l'histoire de la philosophie en tant que telle dans les lycées. D'une part on critiquait le fait d'apprendre l'histoire philosophique sans autre finalité que de la savoir et de se construire ainsi une belle culture, d'autre part on interrogeait le rapport entre cette culture et l'apprentissage de la pensée, et finalement on doutait que cela enseigne à penser philosophiquement, et finalement on critiquait tant l'enseignement frontal et magistral que la hiérarchie des autorités qu'il présupposait, du "grand auteur" au grand professeur, en passant par les "grands textes" incontournables. La revendication sous-jacente était l'affirmation d'un droit démocratique de tous au penser philosophique contre une reproduction d'inégalités d'accès à la culture, mise en lumière par Bourdieu, et décriée comme spécifique à l'enseignement de la philosophie.

Les nouvelles pratiques de la philosophie sont nées dans ce contexte engagé, démocratique et nouveau. Il fallait faire penser. La propension des révolutions à être un peu excessives, mais aussi l'engagement à former des animateurs non-philosophes, et la focalisation sur les enfants jeunes, ont entrainé le mouvement vers une mise entre parenthèses, voire une exclusion de la philosophie en tant que patrimoine. Les animateurs formés en philosophie ont essayé de camoufler leur formation d'origine, faire semblant de ne pas l'avoir, ou du moins de ne pas la faire passer pour une supériorité. Et les animateurs non formés en philosophie ont été formés avec une espèce de valise pédagogique de base nécessaire et suffisante pour être de bons animateurs, sans avoir le même patrimoine que les autres. L'engagement démocratique des uns et des autres, la pudeur des plus formés, les qualités et la formation des autres, ont fait miracle. Aujourd'hui une cohorte d'animateurs travaillent remarquablement bien sans qu'il y ait de différences entre les philosophes et non philosophes de formation. Et souvent on rencontre des non-philosophes de formation qui font des merveilles avec une profondeur et une liberté que l'on ne rencontre pas toujours chez les formés en philosophie.

Nous pouvons nous demander si la suppression de l'histoire de la philosophie était nécessaire à ce succès. Il est vrai que les textes des philosophes sont souvent illisibles. Il est vrai que l'autorité de grands philosophes peut intimider plutôt qu'aider. Il est aussi vrai que les préjugés contre la philosophie qui "se prend la tête" est un frein à y pénétrer, avant même d'y avoir engagé les premiers pas. Mais maintenant que les nouvelles pratiques nous ont formés à une multiplicité de méthodes d'approche de la pensée, il est peut-être dépassé d'éviter l'histoire de la philosophie, sans se demander pourquoi. Il est aussi inutile de priver ceux qui peuvent ouvrir l'esprit sur les philosophes et leur pensée, et ainsi de leur interdire de le faire.

II) Quelques bonnes raisons de travailler l'histoire de la philosophie

Nous avons appris à former, et nous avons intégré une conscience aigue de la progression dans les apprentissages ainsi que des difficultés rencontrées. Donc ne craignons pas d'intégrer quelques aspects de l'histoire, certaines idées et certains exercices. Nous pouvons nous l'autoriser à condition de rester vigilants vis-à-vis des risques.

Pourquoi le faire ? Parce que la philosophie est un patrimoine de l'humanité. Les idées, leurs auteurs, les constructions rationnelles etc. sont parmi les plus belles créations de l'humanité. Partager notre culture, c'est mutualiser une expérience riche et formatrice. C'est démocratique de travailler à construire cet accès pour tous.

S'il était (et est toujours) démocratique de protéger les plus démunis intellectuellement des difficultés aristocratiques et arrogantes d'une certaine culture, il n'est pas démocratique de ne pas vouloir partager, aider, accompagner tous vers cette richesse. On peut et doit le vouloir et s'y préparer.

Notre culture est notre force, notre pouvoir, notre richesse... Pourquoi ne pas vouloir partager ? C'est éthique de vouloir partager cette force. En tant qu'animateur, nous savons où nous allons, nous sommes conscients de ce sur quoi nous nous basons, nous connaissons le philosophe que notre pratique utilise (pour ne pas dire plagie). Ces connaissances sont le rocher sur lequel nous sommes assis. Nous sommes alors comme un timonier sur un bateau, sans partager avec nos matelots ni la carte géographique, ni l'habileté de la lire, ni la connaissance de la mer et de la météo, ni la décision de comment parvenir là où on va... Peut-on argumenter que c'est démocratique ? Ou que c'est formateur ? Est-ce responsable ?

Le grand patrimoine entraîne un respect certain. Je ne vole pas un petit bout d'une cathédrale pour en faciliter l'accès. Il me semble important de respecter ceux dont mon enseignement s'inspire. Certains parmi nous travaillent un mythe sans dire qui l'a imaginé, alors qu'ils travaillent Les Trois brigands en présentant Tony Hungerer ! De quoi ont-ils peur ? Lire le mythe sans le nom de son auteur Platon, s'appelle un plagiat ou simplement un vol, et c'est répréhensible. Et Platon n'est pas plus traumatisant que Hungerer !

Dans certains pays, tels la Belgique, la philosophie dans le nouveau cours de philosophie et citoyenneté est enseignée de 7 ans à 18 ans. Mais elle supprime toute relation au patrimoine de l'histoire de la philosophie dans l'école primaire. Et elle est par contre, enseignée au secondaire II comme un cours qui fait explicitement référence à cette richesse. Il s'ensuit que le cours, qui dans les deux cas, porte le même nom, "Philosophie et Citoyenneté", appelle deux réalités différentes de la même façon. C'est incompréhensible. Pour qu'il n'y ait pas de rupture entre la philosophie "sans" et la philosophie "avec," il est opportun et juste de familiariser les enfants à la philosophie dès que c'est possible de le faire.

S'il est vrai que nous pouvons faire découvrir à des jeunes des problèmes de la philosophie avec toute leur profondeur, richesse et complexité à partir d'un album jeunesse, ceci est possible parce que nous avons des sources (cachées) ! Mais il existe des dimensions de la philosophie qu'aucun support ne peut livrer, si ce n'est la philosophie elle-même, comme par exemple le rapport entre la philosophie et l'histoire. Ainsi le concept de la "banalité du mal" ne se comprend que dans un contexte historique précis. De même la création d'un concept comme celui de volonté chez Augustin. Ainsi, il est riche de découvrir à travers l'histoire la vie, la pérénité, l'universalité et les transformations d'une idée. Comprendre cette histoire est une compréhension d'une dimension de soi-même.

Il est enrichissant de travailler l'histoire de la philosophie pour donner l'habitus de la fréquenter.

Les philosophes ont dialogué ensemble à travers l'histoire. Il est enrichissant de le découvrir, de l'écouter et d'en prendre l'exemple. Cela permet de découvrir combien ces idées sont importantes et qu'elles valent la peine de se battre pour ou contre elles. Cela nous éduque à sortir d'une attitude indifférente ou endormie, face aux conflits d'idées. Et nous aide à nous engager, pour sauver une vérité.

III) Quels risques ?

Les risques sont toujours les mêmes qu'il y a cinquante ans !

  • La difficulté parfois insurmontable de cette matière, si on ne la transforme pas.
  • L'incapacité du professeur à simplifier sans trahir. Cela peut être dû à une mauvaise compréhension par l'enseignant lui-même. C'est pourquoi didactiser la transposition didactique devrait faire partie d'une formation complète.
  • Parfois le problème du choix vient de la systématicité d'une philosophie. On pense spontanément que l'on ne peut pas éviter une seule brique de la construction. Or, l'idée de l'incontournabilité d'un morceau doit être éliminée.
  • Que cela ne soit que de la connaissance, et pas assez de la pensée.
  • Quant aux mots difficiles, faut-il lesbannir ou lesexpliquer ?

IV) Exemples de propositions (Exercices pour enfants de 10 à 12 ans)

Les exercices proposés ici montrent diverses approches :

  • Raconter un moment de vie d'un philosophe pour apprendre à découvrir sa sagesse et/ou philosophie.
  • Raconter un morceau de vie pour faire réfléchir sur l'actualité.
  • Découvrir comment un philosophe a découvert un concept.
  • Utiliser un texte "traduit" en langage plus actuel ou courant, afin de faire vivre une expérience intellectuelle.

A) Un philosophe (Diogène) vivait dans un tonneau. Passe l'empereur Alexandre qui veut le voir. Le philosophe lui dit : "Ôte-toi de mon soleil".

Travail : cherchez en groupes de trois quel est le caractère, la posture et la sagesse (?) de ce philosophe.

B) "Zénon était petit, laid, foncé. Il parlait mal le grec avec un fort accent. Il était phénicien (sémite) et donc pas grec".

Travail :comment rencontre-t-on un étranger de ce genre ? Comment l'appelle-t-on ? Entend-on ce qu'il dit ? Peut-il être un philosophe ?

Après leur travail, je raconte en quoi Zénon (le fait d'être sémite ?) bouleversa la philo pendant des siècles.

C) Panétius : Je raconte la personnalité de ce grand stoïcien, connu en son temps et que nous ne connaissons que par ce qu'en dit Ciceron. Il avait unegrande renommée.

Scipion, un grand général, est le héros de la victoire des Romains contre Hannibal en Afrique du nord. Après cette victoire, les Romains se sont demandés si cela valait la peine de conquérir d'autres pays autour de la méditerranée. Pour construire une possibilité de répondre intelligemment à cette question, Scipion organisa une grande croisière avec les grands penseurs et savants de son temps, à laquelle il invita Panétius. Ils firent le tour de la méditerranée. Panétius fut fasciné par la différence entre les diverses populations, et les hommes des régions différentes. Nous allons essayer de découvrir par un exercice ce que Panétius découvrit.

Créer cinq groupes de recherches sur les devoirs aujourd'hui:

  • V a des devoirs parce qu'il est médecin (et pas juriste).
  • W a des devoirs parce qu'il est citoyen.
  • X a des devoirs parce qu'il est un homme et non une femme.
  • Y a des devoirs parce qu'il est français aujourd'hui, dans une ville de province (ou belge à Liège), et non égyptien.
  • Jules a des devoirs parce qu'il est Jules, différent de tous les gens avant et après lui au monde (l'acte de Dieu quand il l'a créé lui, l'idios poion).

Les groupes travaillent.

Nous les écoutons.

Je reprends en expliquant que la personne est un individu qui construit sa vie avec tous ces éléments qui le composent et dont il se sent responsable. Il essaye de se réaliser bien et joyeusement. Valoriser le grand dépassement philosophique du concept de "l'être humain" de l'Antiquité, et la découverte de la "personne".

D) Exercice sur un texte d'Augustin (imaginé avec Gaëlle Jeanmart, spécialiste d'Augustin). Il est tiré du dialogue sur La dimension de l'Âme (au début du dialogue, 1-9, p. 278-286, Pléiade). Ce dialogue traite de la question suivante : peut-on dire que l'âme peut être grande ? Qu'on peut être grand non seulement par le corps, mais aussi par l'esprit ?

Pour cerner l'un des présupposés majeurs de ce texte, nous y ajoutons un texte issu de La vie heureuse, qui porte sur le dualisme âme-corps. C'est un préalable à ce texte de la dimension de l'âme.

Méthode : nous réécrivons le dialogue, en suivant étroitement la progression d'Augustin. Nous changeons seulement le vocabulaire, et raccourcissons légèrement le tout pour garder au texte l'aspect d'une suite de questions, à la façon d'un plan de discussion lipmanien. Nous avons ainsi supprimé les réponses, très brèves et peu argumentées, de l'interlocuteur d'Augustin. Les enfants ont ainsi une sorte de privilège : entrer en dialogue avec un grand philosophe de l'Antiquité. Nous leur signalons ce privilège en introduction de l'exercice.

Intro : l'âme et le corps (La vie heureuse, §7)

  • Est-il évident, pour vous, que nous sommes composés d'une âme et d'un corps ?
  • Si vous ne pouvez le dire, cela signifie-t-il que vous ne savez rien, rien de rien à ce sujet ? Savez-vous tout de même que vous vivez ? Savez-vous aussi si vous avez un corps ? La question est alors de savoir si vous n'avez que ça.

Nous amenons ici les enfants à discuter de ce point ensemble.

Le dialogue sur la Dimension de l'âme peut ensuite être présenté comme suit : dans la tradition philosophique, certains penseurs, comme Platon et Augustin, pensent que nous avons un corps et une âme, qui sont séparés, composés différemment - on les appelle les "dualistes" (il y a deux substances différentes, l'âme et le corps). D'autres penseurs comme Epicure et Spinoza pensent, au contraire, que tout est matériel, que l'âme ou l'esprit sont aussi de la matière. On les appelle des "monistes" : "mono", signifie "un", il n'y a qu'une seule substance, la matière. Les questions qu'Augustin nous pose sont les questions d'un dualiste, convaincu que l'âme et le corps sont deux choses d'une nature toute différente. Nous devons, pour y répondre, lui accorder que nous sommes bien composés de deux réalités distinctes, l'âme, spirituelle, et le corps, matériel.

  • Est-ce que l'âme a une grandeur ? Et est-ce qu'on peut ainsi parler de la grandeur du corps et de la grandeur de l'âme ?
  • Est-ce que la grandeur de l'âme, c'est comme la grandeur d'un objet ou est-ce comme la grandeur d'une action belle et généreuse ?
  • Si l'âme a une grandeur, est-ce qu'on peut la mesurer ?
  • Comment fait-on ?
  • En quoi se mesure-t-elle ? En mètres ?
  • Où apprend-on à la mesurer (à l'école ?) ?
  • Est-ce que ça se voit que quelqu'un a une âme plus grande ? A quoi ?

Toutes ces questions un peu bizarres nous amènent peut-être à penser que la première question n'a pas de sens : c'est parce que le corps nous est familier qu'on pense l'âme depuis des caractéristiques propres au corps, comme la grandeur (et peut-être aussi d'autres : la beauté, par exemple).

  • Mais si l'âme n'a pas de taille, si elle n'est ni petite, ni grande, ne doit-on pas dire qu'elle n'est rien ?
  • Y a-t-il d'autres choses dont on ne peut dire qu'elles ne sont rien, alors qu'elles n'ont aucun caractère spatial ?

Puis (cette deuxième série de questions est liée à la première, mais peut faire l'objet d'une discussion après une petite pause - l'enjeu ici est de situer géographiquement l'âme par rapport au corps : où est-elle, au juste ?) :

  • Crois-tu que ton âme soit ailleurs que dans ton corps ?
  • Est-elle seulement à l'intérieur, le remplissant comme du lait à ras bord dans un verre ? Ou seulement à l'extérieur, comme un revêtement ? Ou à la fois à l'intérieur et à l'extérieur ? A ton avis ?
  • Quand on sent une piqûre à la surface de notre peau, est-ce qu'on la sent à la fois par notre corps et par notre âme ? Quand on se souvient qu'on a été piqué, est-ce par notre corps ou par notre âme ?
  • Examinons une difficulté qui continue à me tracasser : la mémoire appartient-elle plutôt à l'âme ou au corps ?
  • Vu qu'un corps inanimé ne se souvient de rien, peut-on en conclure que la mémoire appartient plutôt à l'âme ?
  • Tu te souviens de Milan (parlez ici de la grande ville la plus proche qu'ils sont susceptibles de connaître) ? Donc tu ne la vois plus en vrai, cette ville, mais en esprit ?
  • Tu te souviens de la quantité d'espace qui nous en sépare ?
  • Puisque ton âme ne s'étend pas au-delà de l'espace qu'occupe ton corps, d'où vient qu'elle voit toutes ces choses ? Pourquoi donc, si l'âme occupe un espace réduit à celui de son corps, serait-il possible que s'y reproduisent des images aussi grandes que des villes, des étendues de terre et toutes les autres immensités qu'elle peut figurer en elle ?
  • Comment l'âme peut-elle se figurer en elle-même des mondes à ce point innombrables et grands que je n'arrive pas à concevoir dans quel espace elle en loge les images ?

Lire d'abord tout le texte en les laissant réagir de façon spontanée et sans creuser. Souligner que nous avons perdu les réponses et que nous allons les chercher ensemble.

On pourrait imaginer une collection philo qui reprenne des textes philosophiques sous forme de dialogues, avec quelques exemples. Et qui dise quelques mots d'Augustin.

L'objectif de cette discussion est modeste : que les enfants puissent se poser ces questions avec un certain plaisir, que les écouter puisse les secouer, les étonner, les déranger et qu'ils puissent continuer après à chercher par eux-mêmes.