De la philosophie en ITEP : la discussion à visée philosophique peut-elle être soignante ?

Je suis enseignant en Itep (Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique) et je propose à mes élèves de pratiquer la discussion à visée philosophique depuis 6 ans. Le précédent article paru dans le n° 74 de Diotime (octobre 2017) précise le cadre dans lequel cette pratique leur est proposée.

En Itep, comme ailleurs sans doute, chacun doit rester à sa place et mettre en oeuvre ce pour quoi il est officiellement crédité. Les enseignants enseignent, les éducateurs éduquent et les thérapeutes soignent.

Voilà pour l'officiel. Mais dans la pratique, les choses peuvent être bien différentes. En parlant d'une séance de discussion à visée philosophique avec Adeline, une collègue psychologue, elle me disait penser que même si ce n'est pas l'objectif de l'activité, elle peut se révéler soignante.

I) La philosophie est un sport

Lorsque je prépare une séance, je la structure par mes agencements didactiques. Je choisis ces agencements pour mettre mes élèves dans les différentes situations adaptées à leurs besoins. En atelier de discussion à visée philosophique, je peux faire varier la façon de choisir un thème, le cadre de discussion, la structure, les rôles, la façon de demander ou de prendre la parole... Mais à aucun moment je ne dis: "Tiens ! Je vais proposer qu'un élève parle des dysfonctionnements de sa cellule familiale pour qu'il puisse ensuite dire ce que ça génère en lui."

Non, bien sûr que non.

Un peu comme à l'image du sport, je prévois la structure didactique de ma séance comme une stratégie, mais les élèves amènent souvent de l'inattendu qui nécessite des changements tactiques. Sur le moment je dois improviser, je dois faire des choix.

Durant les deux séances que je vais vous rapporter, j'ai dû faire un choix important. Heureusement, la maturité du groupe m'a permis de le faire sereinement. Les neuf jeunes qui le constituent sont âgés de 9 à 13 ans et assistent toutes les semaines à ces échanges. Ce sont tous des garçons.

II) Ce matin-là...

Ce matin-là, le ciel est bleu et je rentre dans la classe que les élèves ont agencée pour la séance de philosophie. Les tables sont poussées contre les murs tout autour et les dix chaises sont disposées en cercle au centre de la pièce. Nous avions convenu la semaine précédente que ce serait à moi d'amener un thème sous la forme d'une citation. Je lus et j'affichais donc la maxime d'Épicure : "Notre propre mort ne nous concerne pas puisque quand je suis, elle n'est pas, et quand elle est, je ne suis plus."

Ils partirent bille en tête sur le sujet de la mort sans considérer l'ensemble des propos d'Épicure. Immédiatement, il leur fallait expliquer le mort, matérialiser la mort. Ils entrèrent donc dans le sujet par le cadavre pour enchaîner sur la façon d'en arriver là. Ils se remémorèrent ce qui est indispensable à la vie comme la respiration, l'alimentation... Peu à peu, nous sortions du matériel pour rejoindre le concept. Bientôt la mort était figurée comme une disparition et non plus comme un cadavre.

Lors d'une discussion avec Agnès, une autre collègue psychologue, elle me fit part que : "ce recours au concept ainsi qu'à la culture agit comme un écran protecteur qui permet à l'enfant de ne pas verser dans le pathos". Cet écran permet de mettre en évidence que les propos de cette discussion ne sont pas spécifiques à une personne, une situation, mais qu'ils concernent bien chacun de nous. C'est rassurant de sentir que l'on appartient à un grand groupe : l'humanité. La philosophie permet de se questionner et de changer notre façon d'aborder la vie, mais celle-ci reste limitée par des facteurs communs à tous : nous devons apparaître, évoluer puis disparaître. Tous. La philosophie met donc en évidence ce qui nous rassemble : la condition humaine.

Je recentrais la discussion sur la phrase d'Épicure, en leur demandant pourquoi selon lui, notre propre mort ne nous concerne pas. Ils repartirent une nouvelle fois sur du concret pour comprendre et se faire comprendre. D'après Sylvain, notre propre mort ne nous concerne pas, car si nous étions morts nous ne ressentirions plus rien. Nous n'aurions plus de douleur et nous ne serions plus tristes. Pascal nous dit alors que du coup, ça ne servait plus à rien d'avoir peur de la mort. Je lui demandais s'il voulait dire qu'il ne servait à rien d'avoir peur de notre propre mort. Il prit le temps de réfléchir et fut interpellé par Marek qui lui demanda s'il n'avait pas peur que sa maman meure. Pascal se ferma. Le visage durci, il acquiesça. Je repris la parole en leur demandant : "À votre avis, si votre mort ne vous concerne pas, concerne-t-elle quelqu'un ?". Ils tombèrent d'accord pour dire qu'elle concernait leurs familles, leurs amis. Ceux qui restaient en vie et qui les connaissaient.

III) L'événement

C'est à ce stade de la discussion qu'apparut un événement singulier, étonnant. Samba se penchait sur son voisin Sylvain, pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille, puis Sylvain prit la parole pour poser une question qui ne m'est pas restée en tête. Elle était d'apparence anodine. Je restais dans la discussion avec l'ensemble du groupe, quand le manège se répéta. Si la discussion à ce moment prenait beaucoup de chemins à la fois, la suite des questions que Samba posait par l'intermédiaire de Sylvain elles, prenait clairement le chemin du suicide. Je connaissais le secret de famille autour du suicide du père de Samba, et apparemment il devait en avoir eu quelques échos. C'était l'heure du choix. Un choix qui s'était invité en un instant et qui me prit au dépourvu. Que devais-je faire ?

Je pris le temps de la réflexion pendant que les enfants apportaient leurs réponses. Je ne savais pas quoi faire quand je fus sauvé par le "Gong". Les enfants se levèrent et commencèrent à écrire. Ceux qui le souhaitaient pouvaient laisser une phrase autour de la maxime d'Épicure qui serait notre prochain affichage en classe.

Je pus y lire " Je n'ai pas peur de la mort, mais j'ai peur de souffrir " ou encore " Je ne veux pas mourir car mes parents ne le supporteraient pas.". Je restais en classe perplexe pendant que les philosophes juvéniles écrivaient.

De nouveau : qu'aurais-je dû faire ? Laisser Samba orienter notre réflexion collective vers le suicide ? Étaient-ils prêts ? Étions-nous prêts ?

Je n'ai pas vraiment eu de réponses à apporter à ces questions.

IV) Faire un choix

Cinq jours plus tard, toute l'équipe qui accompagnait Samba rencontrait sa maman et j'en profitais pour lui dire ce qui c'était passé lors de notre dernier atelier. Je lui demandais également si son fils était au courant. Elle me répondit que non. Qu'elle hésitait depuis toutes ces années car elle ne savait pas si lui dire lui ferait plus de bien que de mal. Dominique, notre médecin psychiatre lui fit part de son opinion : l'annoncer à Samba lui ferait plus de bien que de mal.

Nous voici le jeudi suivant. C'est une journée pleine de lumière. Les élèves prennent place en cercle et Samba a le nez dans ses chaussures. Il paraît absent. Nous faisons un tour des propositions de thème pour la séance. Tous s'expriment et votent. Tous ? Non. Un jeune Guinéen résiste encore mais pas pour toujours à l'envie de s'exprimer.

Enfin, il lève la tête et me demande s'il est trop tard pour faire une proposition. Je regarde les autres pour leur demander leur avis car normalement un thème venait d'être retenu.

Je fis donc la première partie du choix en l'invitant à nous faire part de sa proposition.

" J'aimerai reparler du thème de la mort. ". Toutes les mains se levèrent aussitôt dans un silence pesant. Ils venaient de faire la deuxième partie du choix.

Samba prit la parole et dit : " J'ai appris cette semaine que mon père s'était suicidé. C'est un lâche."

Voici une belle occasion de repréciser que dans cet atelier nous ne parlons de personne en particulier. Je leur répétais donc que j'étais d'accord pour que nous parlions du suicide et de la lâcheté, mais que nous ne parlerions pas du père de Samba. Samba regardait le sol. Il releva la tête, et acquiesça avec une moue volontaire.

Je pris alors la parole quelques minutes pour nous ramener dans des conditions propices à la discussion apaisée. Je choisis de partir sur l'étymologie du mot "suicide", puis de la vision du suicide dans différentes cultures. J'évoquais notamment la culture antique romaine ainsi que la période médiévale japonaise. Dans ces deux exemples, le suicide n'est pas forcément assimilé à la lâcheté. Au contraire.

Les enfants reprirent la parole au moment de l'explication de la perception de l'honneur dans la culture japonaise. Ils firent le parallèle avec la discussion de la semaine précédente : " Notre propre mort concerne ceux qui restent.". Enfin, ils échangèrent sur toutes les causes qui peuvent amener à un tel choix. Samba réagit lorsque nous évoquions l'absence, le manque. Ils disaient que quand on ne peut pas se voir on pouvait être triste. Je demandais pourquoi, et ils mirent un temps avant de tomber d'accord sur la proposition de Chieb : "Parce qu'on veut être avec ceux qu'on aime ". Ce fut la fin de cette séance. Samba demanda la parole et remercia tout le monde pour leur écoute et pour le moment qu'ils venaient de partager. Il y eu de nouveau un silence. Puis, Chieb conclut : "c'est peut-être ça l'amitié ?".

Nous avions sans doute un thème pour la semaine suivante... moi j'avais également une nouvelle partie pour mes ateliers. Depuis, chaque séance est ponctuée par un "tour des clins d'oeil". Chacun prend la parole pour remercier un ou plusieurs autres participants en expliquant brièvement les raisons de ce remerciement.

Quand j'ai lancé ce petit moment, je n'étais pas à l'aise : comment des jeunes d'ITEP allaient-ils prendre ça ? Aujourd'hui, ils peuvent le réclamer lorsque je l'oublie.

V) Alors, soignante ou pas ?

Il semble que la réponse est dans le propos d'Adeline en introduction : la discussion à visée philosophique peut être soignante. Tout comme la cuisine ou l'équitation. Il n'y a pas de différence de nature, toutes les pratiques peuvent être soignantes. Mais il me semble qu'il y a une différence de degré.

En quoi la philosophie se prête-t-elle plus particulièrement à réparer les blessures que la vie peut nous infliger ?

J'ai vu lors de ces discussions avec les enfants que nous pouvions aborder sereinement ce qui les désorientait. La pratique de la discussion philosophique nous a permis d'aborder notamment le champ des émotions au travers de concepts. Pour l'enfant, on ne parle plus de lui. Cette notion de concept le protège. Il peut décider de prendre ou de ne pas prendre ce qui se dit. Cette façon d'aborder les choses permet à la réflexion d'être en partie délestée de la charge affective qui prend généralement toute la place. En se décentrant de nos propres ressentis, nous pouvons réfléchir plus librement, car notre réflexion n'est pas déterminée à essayer de légitimer un ressenti. La notion de concept nous permettrait donc d'essayer d'allier la raison à l'émotion dans notre prise de position. Une fois que nous avons pris conscience de l'importance de ce qu'implique la conceptualisation dans la discussion à visée philosophique, alors seulement nous pouvons construire une véritable singularité. Alors seulement nous construisons de l'humain sans se leurrer sur l'origine incontrôlée de ce qui nous met tous en mouvement : l'émotion.

Il me semble que c'est surtout en cela que la pratique d'atelier de discussion à visée philosophique est soignante. Elle permet grâce à la conceptualisation et au caractère universel des questions qui y sont abordées de sécuriser des domaines qui paraissaient périlleux à l'enfant dans d'autres conditions. Elle ouvre des portes.

Fort de cette constatation et en considérant les travaux de David Sander sur ce qui engendre une émotion (pas seulement une situation mais le résultat de la rencontre entre un événement et l'interprétation personnelle qu'en fait l'individu), il est donc possible d'agir sur nos émotions. Ainsi, nous pouvons agir sur qui nous sommes en réfléchissant aux valeurs que nous souhaitons adopter, car notre comportement inscrit nos idées dans la réalité. Et c'est également parce que ces discussions ont un retentissement dans la réalité, qu'elles apportent concrètement aux jeunes, qu'elles sont soignantes.

Et puis pourquoi Samba a-t-il choisi cet espace pour aborder ce qu'il n'avait osé aborder ni chez lui, ni en entretien psychologique individuel, ni dans le rapport privilégié qu'il entretenait avec son éducatrice ?

En tous cas, il est aujourd'hui plus serein. Ce n'est pas dû exclusivement à ce qui s'est passé lors de ces deux discussions, c'est un tout. Son recours systématique à la violence est de l'histoire ancienne. Il commence à utiliser d'autres moyens d'expression. Dernièrement, nous avons même adopté comme maxime sa vision de l'exigence : " Être exigeant avec quelqu'un, c'est l'aider à être exigeant avec lui-même."

Je profite d'ailleurs de cette conclusion pour remercier mes élèves qui m'ont fait confiance et grâce à qui j'ai pu vivre des moments si exceptionnels.