L'éclaireur, une nouvelle fonction dans la DVDP

En tant que méthode d'animation, la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP), élaborée par Michel Tozzi, invite à penser soigneusement la distribution de rôles1. Ceux-ci permettent entre autres de réduire la "charge cognitive" pesant sur l'animateur et de mutualiser l'attention et la responsabilité du groupe de discutants sur des tâches définies comme essentielles à la pratique de la philosophie. Les rôles - ou métiers, ou fonctions - ont également une vertu didactique : ils permettent d'isoler des compétences fondamentales, en ciblant une fonction qui a la charge toute particulière de les mettre en oeuvre ; ainsi, par exemple, le reformulateur acquerra, au fil de ses expériences, une sensibilité et une compétence plus grande en matière d'écoute et de rendu fidèle de la parole de l'autre, qu'il pourra réinjecter ensuite dans son rôle de discutant (ou dans sa vie, soyons fou...).

I) Un nouveau rôle pour aider à la problématisation

Dans la grande variété d'actions que mène PhiloCité, il en est deux qui nous ont amenés à formaliser un nouveau rôle possible au sein d'une DVDP : l'éclaireur.

Dans nos activités de supervision2, le rôle d'éclaireur - au côté de l'animateur - s'est imposé à nous précisément parce qu'il permettait de travailler une compétence jugée particulièrement utile dans ce cadre. Nous exposerons la spécificité de ce rôle et la distinction que nous opérons entre la fonction d'éclaireur et celles, proches, d'animateur et de synthétiseur.

Dans nos activités de formation à l'animation de discussions philosophiques, nous cherchions un moyen de focaliser l'attention des participants sur une opération centrale du philosopher, la plus difficile à cerner et à faire travailler : la problématisation3. Nous exposerons comment ce rôle nouveau remplit cette fonction, d'une façon un peu différente de l'animateur, dont c'est pourtant l'une des missions essentielles.

Mais avant cela, il faut noter que le geste de diversifier les rôles n'est pas anodin ; et nous tenons à en expliquer les raisons.

II) Diversifier les rôles

Dans la pratique, diversifier et multiplier les rôles est en effet d'un grand secours pour diverses raisons. Cela permet notamment de s'adapter à la taille des groupes pour réduire le nombre de discutants pour qu'une réelle discussion soit possible. Varier les rôles permet aussi de les rendre adéquats à l'âge des participants (ainsi, le synthétiseur pourra être modulé en dessinateur-journaliste pour les enfants qui ne maîtrisent pas encore suffisamment l'écriture pour établir une synthèse écrite). On peut encore diviser un rôle pour vérifier qu'une tâche complexe est réellement accomplie (par exemple, diviser l'observateur de la dimension philosophique de la discussion en trois observateurs qui repéreront respectivement les moments de conceptualisation, de problématisation et d'argumentation).

Michel Tozzi rappelle fréquemment qu'un animateur ne peut faire correctement son travail s'il n'est pas épaulé, au minimum par un président, un reformulateur et un synthétiseur. Sans une assistance, il risque la "surcharge cognitive". L'animateur doit être entièrement concentré sur sa mission : celle d'assurer la dimension philosophique de la discussion, qui repose essentiellement sur les opérations de conceptualisation, argumentation et problématisation. Il nous est apparu, en imaginant chemin faisant un rôle d'éclaireur, que celui-ci permettait d'assurer davantage cette dernière mission générale un peu énigmatique et délicate.

En effet, une discussion contient deux niveaux de discours et deux temporalités qu'il est difficile - voire impossible - de suivre pour le seul animateur. Il y a ce qui est dit, explicitement, qu'il faut faire travailler par le groupe, en suivant la temporalité immédiate de la discussion. Et il y a ce qui se niche sous les discours explicites : les présupposés, les impensés, les implicites. Cet arrière-fond sur lequel est pensé ce qui est dit apparaît sur une durée plus longue, selon des sinuosités qui, pour être vues, réclament un regard synoptique que l'animateur ne peut poser en même temps qu'il suit la progression pas-à-pas de la discussion. Certes, le rôle de l'animateur est de saisir ce qui se dit et d'adresser une question de relance à partir de cela, pour approfondir, questionner un impensé, etc. Mais il le fait dans le vif de la discussion. En instituant un rôle d'éclaireur, on peut faire cela avec davantage de disponibilité et davantage de distance - intellectuelle et temporelle. En quelque sorte, avec l'éclaireur, nous divisons la fonction d'animateur, en isolant pour la confier à l'éclaireur une part du travail qui relève initialement de sa responsabilité, mais qu'il ne peut pas faire parce qu'il est dans le feu de l'action et qu'il ne jouit pas de suffisamment de recul.

III) Rendre explicite l'implicite

Problématiser est au coeur de la pratique de la philosophie. Le rôle de l'éclaireur est de se concentrer sur cette tâche et de rendre au groupe discutant une image, non pas tant de ce qu'il pense (ce qui est le rôle du synthétiseur, plutôt), mais de ce qu'il ne pense pas, ce à côté de quoi il est passé, ce qui n'a pas été vu, ou pas assez, ou pas explicitement. Il y a des choses dont on n'est pas conscient, qui restent dans l'obscurité du discours explicite et que l'on gagne à voir éclairées. Pour le dire avec Wittgenstein, l'éclaireur est celui qui m'aide à reconnaître "l'arrière-plan dont j'ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux4."

Faire jouer ce rôle en formation permet de montrer de manière explicite, et donc plus facilement transmissible, l'un des actes majeurs qu'a à assurer l'animateur s'il veut donner une dimension réellement et profondément philosophique à la discussion. Nous avons d'ailleurs formalisé ce rôle pour la formation, afin d'isoler ce geste typiquement philosophique. Il ne suffit pas de dire aux participants à une formation que l'animateur doit "poser une question de relance". Le risque est grand que l'on creuse toujours plus ce qui est dit et, ce faisant, que l'on enferme le discours dans un cadre qui reste impensé et qui deviendrait même, parce qu'on continue de creuser, de moins en moins pensable. L'éclaireur garantit que quelqu'un reste au-dessus du trou pour éventuellement proposer d'en sortir et entamer une nouvelle galerie.

IV) Deux temporalités et du rythme

Une autre vertu de l'association animateur-éclaireur est de rendre perceptible la double temporalité de la discussion. Les interventions de l'éclaireur doivent être parcimonieuses et soigneusement choisies, pour maintenir sa position de recul. L'éclaireur intervient peu et, par conséquent, ses interventions ne provoquent pas le même effet sur le groupe que celles de l'animateur. Les interventions de l'animateur produisent un effet de traction continue sur le groupe. Il tire et force pour penser plus loin, constamment. L'éclaireur est davantage dans une position de contemplation : il récapitule ce qui a été dit, rend au groupe son propos, lui donne le temps de reprendre son souffle et produit un effet de décalage. Il est important de souligner que le fait que ce soit une autre personne renforce le changement de point de vue sur ce que le groupe a pensé.

On peut se demander alors plutôt si cela n'est pas une fonction similaire à celle du synthétiseur, déjà bien défini par la méthode. La similitude réside dans le renvoi au groupe de sa propre pensée, en l'organisant. Mais si la synthèse doit être fidèle et complète, l'éclairage, s'il s'appuie également sur l'exigence de fidélité, n'a pas à être exhaustif. Au contraire, l'éclaireur cible et filtre davantage pour mettre en évidence l'un ou l'autre impensés qui pourraient faire l'objet d'une nouvelle discussion. En quelque sorte, il se trouve à la frontière de l'animateur et du synthétiseur : "voici quelques lignes essentielles de ce que vous avez dit jusqu'ici (synthétiseur) et voici ce que vous avez oublié, voici ce que vous n'avez pas vu (éclaireur). C'est symptomatique de quelque chose que vous l'ayez oublié (éclaireur). Voici une question de relance possible pour l'explorer (animateur)."

V) Un exemple

Lors du séminaire de Peyriac-de-Mer de juin 2017, nous avons expérimenté une DVDP avec éclaireur sur le thème "Philosopher avec les tout petits". Le contenu de la discussion fut centré sur les moyens et les conditions pour permettre aux enfants de se découvrir comme être pensants (penser le rythme des animations, les points de départ des discussions, les outils d'animation. L'éclairage a mis en évidence quelques impensés qui sous-tendaient les échanges : 1) Il semblait aller de soi qu'un enfant philosophe. Mais à partir de quel âge ? Qu'est-ce qu'un être pensant ? Quelle est la différence entre un être pensant et un être humain ? 2) S'il faut tellement penser les conditions du philosopher, cela signifie-t-il qu'on ne philosophe pas spontanément ? Philosopher n'est-il possible que moyennant des conditions que nous - praticiens de la philosophie - avons à mettre en place ? 3) La discussion sur les moyens à mettre en place est restée contrainte par l'idée implicite que cela se faisait dans le cadre scolaire. Ce que l'on pense doit donc également être mis en lumière en pensant ce cadre qu'on ne pense pas : le cadre scolaire.

Suite à ce premier éclairage, un deuxième moment de discussion eut lieu, suivi d'un éclairage final. Celui-ci mit en évidence deux paradigmes qui animaient les discutants : d'une part, celui de la découverte (la pensée est naturelle et l'on se découvre comme être pensant), où l'on va insister sur le droit à la parole et à l'écoute, garanti par l'animateur, et, d'autre part, celui de l' élaboration (on se construit comme être pensant), qui met en valeur le travail sur l'écoute et sur la parole mené par l'animateur.

On voit ainsi comment l'éclairage a pu donner un nouveau souffle à la discussion et l'orienter vers l'examen de ses impensés. Il a permis également de signaler des positions antagonistes qui n'apparaissaient pas clairement. Ce genre de clarification de positions divergentes constitue un ressort précieux pour avancer dans un problème. L'éclairage permet entre autres choses de mettre en évidence un conflit d'idées qui ne s'affirme pas comme tel, dans un climat absolument sécurisé, puisqu'il est fait par un tiers et à froid.

Conclusion

Nous avons cherché à penser cette fonction d'éclaireur - que l'on appelle aussi entre nous le "philosophe de service" - pour préciser encore ce que l'on attend de nous quand on demande un philosophe . Lorsque nous sommes appelés à intervenir en tant que philosophes dans une soirée thématique, il nous est apparu que ce que nous faisions correspondait à la figure de l'éclaireur tracée ici. La différence entre ces contextes d'intervention où le philosophe intervient en spécialiste et les contextes de formation ou de supervision évoqués plus haut réside dans l'explicitation de ce que nous faisons. Il ne s'agit bien entendu pas pour nous de reproduire la figure médiatique du philosophe, qui prononce son discours de très haut et s'en flatte. Au contraire, en formalisant le rôle et en en rendant explicite les missions, notre but est de le rendre appropriable par tous, comme le sont tous les rôles de la méthode de M.Tozzi. L'éclaireur ou le philosophe de service, c'est un rôle à tenir qui a pour but de rendre plus autonome et plus compétent l'ensemble du groupe. Mettre en évidence la fonction de l'éclaireur, mettre à jour les mécanismes qui l'animent, c'est aussi chercher à transmettre et à diffuser cet habitus philosophique précieux qui permet de voir un problème sous un autre angle, d'identifier un présupposé, de prendre conscience de la vision du monde qui sous-tend nos affirmations et d'oser questionner tout cela.


(1) Voir Gaëlle Jeanmart, "Diversifier les méthodes d'animation en philosophie : Utiliser la DVDP de Michel Tozzi", inEntre-vues, Revue de pédagogie de la morale et de la philosophie.

(2) Voir Denis Pieret, "La pratique philosophique au service d'équipes de travailleurs. Analyse d'une expérience de supervision", in Diotime,Revue internationale de didactique de la philosophie, n°74, octobre 2017.

(3) Voir Gaëlle Jeanmart, "Problématiser dans une discussion philosophique", in Diotime, n°73, juillet 2017.

(4) Ludwig Wittgenstein, De la certitude (1969), trad. J. Fauve, Gallimard, 1976, §94.