Qui peut démocratiser la philosophie avec les enfants ?

Introduction

La philosophie pour les enfants naît aux Etats-Unis dans les années 1970, sous l'impulsion du philosophe Matthew Lipman. En France, il faudra attendre la fin des années 1990 et Michel Tozzi pour que cette pratique trouve une certaine audience. L'été 2016, à la suite d'une année de philosophie et méditation avec les enfants, Frédéric Lenoir fonde l'association SEVE (Savoir-Être et Vivre Ensemble) et se donne cet objectif : "Comment faire durer cette expérience et la rendre possible dans toutes les écoles ?"1. Notre réflexion est une humble contribution qui tente de répondre à cette question. L'aura médiatique de Frédéric Lenoir lui a permis non seulement de rassembler tous les grands acteurs2 francophones de la philosophie avec les enfants, mais également d'entamer un dialogue avec le Ministère de l'Éducation Nationale, représenté par la Ministre elle-même, Madame Najat Vallaud-Belkacem, ou l'Inspecteur Général de l'Éducation Nationale en Philosophie Abdennour Bidar. Ce rassemblement et cette effervescence autour de la philosophie avec les enfants est une situation sans précédent et peut-être éphémère. C'est pourquoi, il est essentiel de profiter de la conjoncture actuelle pour que la philosophie avec les enfants connaisse une démocratisation durable.

Les décisions stratégiques qui sont prises en ce moment sont cruciales puisque les conditions pour introduire la philosophie dans les écoles n'ont jamais été aussi favorables. De plus les élections présidentielles de 2017 laissent planer une incertitude quant au devenir de ce projet. Aussi notre analyse tente de cerner les enjeux actuels concernant la démocratisation de la philosophie pour les enfants, et ce sur le long terme. Or qui dit "démocratisation" dit : (presque) partout, et gratuit (pour les enfants et les familles). Et qui dit "long terme" dit : régulier et durable.

Nos enquêtes de terrain furent le fil conducteur de nos recherches, car nous pensons que la philosophie pour les enfants existe avant tout par les ateliers qui lui donnent corps ; les théoriciens lui donnent forme et les praticiens lui donnent vie. Nous avons donc questionné les praticiens (dont je suis) afin de mieux cerner les difficultés réelles qu'ils peuvent rencontrer. Certains trouvent des obstacles en amont qui leur verrouillent l'accès aux écoles. Pour d'autres le risque se situe en aval, car le contexte et les conditions sclérosantes dans lesquels ils doivent pratiquer les poussent progressivement à abandonner les ateliers de philosophie. Mais qui sont donc ces praticiens3, et parmi eux, qui pourrait véritablement développer la philosophie avec les enfants ?

1) Les animateurices4

Au vu du nombre considérable d'animateurices (près de 1200 en 2016-2017) que l'association SEVE est en train de former, en toute logique, nous avons commencé par envisager la démocratisation de la philosophie pour les enfants par les animateurices. Une fois formés, où peuvent-ils mettre en place des ateliers de philosophie ? Deux options s'offrent à eux, qui peuvent être conciliables : soit ils demandent à intervenir sur les temps scolaires, soit ils peuvent se diriger vers les temps périscolaires.

1.1 Des ateliers sur les temps scolaires

Quelle est la démarche que l'animateurice doit entreprendre s'il veut intervenir dans une classe du primaire ? Tout d'abord il doit s'adresser au directeurice et lui exposer son projet. Si ce dernier est intéressé, il missionne l'enseignant de la classe en question afin de formuler une demande officielle à l'inspecteur. Puis l'inspecteur choisit alors de valider ou refuser le projet.

Cette démarche présente déjà l'inconvénient pour l'enseignant de devoir effectuer des démarches administratives pesantes5, qui le rebutent et le poussent à déclarer forfait s'il n'est pas suffisamment motivé. Mais le principal frein vient plutôt du faible budget que détiennent les inspecteurs pour ce type de projet. La philosophie avec les enfants prend tout son sens pédagogique lorsqu'on donne le temps aux enfants de pratiquer régulièrement, afin qu'ils apprennent à discuter ensemble, et qu'ils puissent acquérir les compétences propre au philosopher6. À supposer que l'inspecteur soit favorable au projet, il n'aura certainement pas les fonds nécessaires pour valider un projet sur le long terme. Or les interventions ponctuelles ne peuvent apporter aux enfants ce qu'une pratique régulière ancre durablement chez eux.

Les animateurices sont donc laissés aux portes des classes s'il veulent proposer un travail sur le long terme, à moins que les conditions budgétaires soit très favorables, ou que l'animateurice intervienne bénévolement. Si on mise sur des budgets élevés, la plupart des écoles seraient donc immédiatement exclues des ateliers de philosophie, et donc c'est le critère de la démocratisation qui n'est pas rempli. Quant aux animateurices bénévoles, cela concernerait ceux qui ont à la fois suffisamment d'argent pour ne pas être rémunérés, et à la fois suffisamment de temps pour intervenir en pleine journée (souvent entre 8h30 et 15h), ce qui est généralement incompatible par ailleurs avec un emploi à plein temps. Envisager que les animateurices exercent bénévolement est une possibilité qui concernerait seulement un petit nombre de personnes et qui serait peu pérenne.

1.2 Des ateliers sur les temps périscolaires...

Comment l'animateurice doit-il s'y prendre s'il veut mettre en place des ateliers de philosophie sur le temps périscolaire ? Ce sont les municipalités qui prennent en charge et organisent les temps périscolaires. Pour nous il s'agit de comprendre comment un animateurice peut exercer dans le cadre des Nouvelles Animations Périscolaires (NAP). Dans ce cadre, trois possibilités lui sont ouvertes : soit il intervient en tant que salarié d'une association, soit en tant qu'auto-entrepreneur, ou alors il devient animateurice municipal. Bien que différents, les statuts de membre d'une association et auto-entrepreneur présentent les mêmes enjeux et conséquences pour notre raisonnement, c'est pourquoi nous rassemblerons ces deux statuts sous celui "d'intervenant extérieur".

1.2.1 ... en tant qu'intervenant extérieur

La municipalité fait un appel d'offres pour des activités s'inscrivant sur ces temps de NAP. Ce sont les associations et parfois les entreprises qui répondent à cet appel d'offres : alors un contrat est (ou non) signé, où l'association ou l'entreprise s'engage à fournir tel type et tel nombre d'ateliers. De même qu'avec les inspecteurs, les municipalités ne sont généralement pas hostiles à la philosophie avec les enfants, ils n'ont simplement pas les fonds suffisants pour engager des intervenants extérieurs. Mis à part les communes avec des budgets importants (comme par exemple la ville de Paris qui compte 40 % d'intervenants extérieurs pour les NAP), la plupart des municipalités n'ont pas les moyens de faire venir des professionnels, et privilégient en grande majorité les animateurices municipaux. De nouveau les animateurices de philosophie se retrouvent aux portes de l'école, sauf s'ils intègrent l'équipe des animateurices municipaux.

1.2.2 ... en tant qu'animateurice municipal

Les municipalités recrutent volontiers des animateurices pour les temps périscolaires, surtout s'ils possèdent des compétences particulières (animateurice de philosophie par exemple). Dans cette perspective, il est plutôt aisé de venir proposer des ateliers de philosophie aux enfants dans le cadre des NAP. Mais pourquoi y a-t-il des postes à pourvoir dans ce secteur ? Simplement parce que les responsables des équipes d'animation ont des difficultés à trouver des personnes qui acceptent de travailler avec une si faible reconnaissance financière et symbolique. En effet, venir travailler une heure et demie (la plupart du temps de 15h à 16h30) pour un salaire dont le taux horaire est la plupart du temps faible (aux environs du SMIC), en proposant une animation qui demande un travail de préparation en amont, beaucoup s'y refusent.

Finalement, si un animateurice de philosophie travaille une ou deux fois par semaine dans le cadre des NAP en tant qu'animateurice municipal, alors sa situation est sensiblement similaire à celle du bénévole, puisqu'il est très faiblement rémunéré, et que les ateliers ont lieu au milieu de l'après-midi, c'est-à-dire un créneau horaire souvent incompatible avec un emploi à plein temps. Outre la situation de précarité que doit assumer l'animateurice municipal pour animer des ateliers de philosophie, les faibles rémunérations chez les animateurices vont de pair avec une présence de courte durée, puisqu'ils démissionnent ou ne renouvellent pas leur contrat. Cette rotation des effectifs est préjudiciable à la philosophie pour les enfants, dans la mesure où les animateurices ne capitalisent pas leurs acquis. Les ateliers qui auraient pu se bonifier avec l'expérience laissent place à une nouvelle génération de praticiens inexpérimentés.

Conclusion partielle

Ainsi soit les animateurices de philosophie ont une situation confortable qui leur permet de proposer des ateliers bénévolement ou en tant qu'animateurices municipaux, soit ils veulent être rémunérés convenablement pour leur travail, et le cas échéant les portes des écoles se ferment parce que les budgets sont trop serrés. Bien sûr il serait envisageable de réaliser des ateliers ponctuellement, ou dans des structures privées (écoles, clubs, associations...), mais rappelons les coordonnées théoriques dans lesquelles s'inscrit notre raisonnement : notre réflexion vise des solutions concrètes pour une démocratisation (partout et gratuite) de la philosophie sur le long terme (régulière et durable).

Nous réalisons alors que la situation pour les animateurices de philosophie est une impasse. Que vont devenir les personnes que l'association SEVE est en train de former, qui espéraient travailler comme animateurs philo ? Le constat météorologique est simple : les nuages de questions vont se faire plus épais et la douche froide de la désillusion se rapproche. C'est alors que la lettre de Frédéric Lenoir du 23 mars 2017 clarifie les perspectives de SEVE et de sa vision du devenir de la philosophie avec les enfants. Elle s'adresse aux animateurices de SEVE en cours de formation :

"Je profite de cette lettre pour clarifier aussi un point important qui revient souvent dans les questions que vous posez aux formateurs lors des stages et sur lequel il leur est difficile de répondre : celui des débouchés de la formation. En fait le mot même de "débouché" est incorrect, puisque nous ne sommes pas un organisme de formation destiné à fournir une nouvelle orientation professionnelle. Nous sommes une association à but non lucratif (d'où le prix très modéré des stages) qui a pour vocation de développer le savoir être et le vivre ensemble. Notre démarche est désintéressée, humaniste, citoyenne. Nous souhaitons tous améliorer le monde dans lequel nous vivons par le biais de l'éducation de nos enfants. Nous avons créé la Fondation SEVE dans ce seul but et non dans celui de créer des emplois. Néanmoins, sans espérer en vivre, vous pourrez toujours être rémunérés par des associations, des communes (dans le cadre des activités périscolaires), des écoles privées pour animer des ateliers, et aussi par le Ministère ou par la Fondation SEVE pour ceux qui seront appelés ultérieurement à intervenir auprès des enseignants du public. Mais il faut savoir que la rémunération de ces interventions est assez faible et ne pourra jamais constituer un salaire régulier. J'invite donc tous ceux d'entre vous qui ne sont pas enseignants et qui espèrent devenir animateurs ou formateurs à bien avoir cela en tête. Nos formations vous permettront de vous enrichir à titre personnel, elles vous apporteront une corde de plus à votre arc et pourront parfois constituer des revenus d'appoint, mais n'attendez pas d'en faire un métier à plein temps."

Les propos ci-dessus confirment notre conclusion : la démocratisation de la philosophie avec les enfants n'est pas une tâche qui incombe aux animateurices spécialement formés à la philo pour enfants, mais aux enseignants que SEVE entend former7 prochainement dans le cadre des formations initiales et continues.

2) Les enseignants

Les enseignants ont effectivement un double avantage : d'une part ils sont présents au quotidien avec les enfants, ce qui leur permet de programmer des ateliers de philosophie dans l'emploi du temps de la classe, et d'autre part, étant donné qu'ils perçoivent leur salaire d'enseignant, un budget supplémentaire n'est pas nécessaire pour financer ces ateliers de philosophie. Cette manière de présenter la situation fait la part belle aux enseignants, qui apparaissent tout désignés pour diffuser et instituer la philosophie dans les écoles. Pourtant, outre les dangers potentiels provenant du Ministère de l'Éducation Nationale, la réalité de terrain vécue par les enseignants paraît pour le moins épineuse.

2.1 Les choix du Ministère de l'Éducation Nationale

2.1.1 Le soutien du ministère de l'Éducation Nationale ?

Le Ministère de l'Éducation Nationale semble acquis à la philosophie pour les enfants. Les propos de Madame la Ministre Najat Vallaud-Belkacem ne font aucun doute quant à son adhésion :

"Fascinant, stimulant, émouvant, enthousiasmant sont les premiers mots qui viennent à l'esprit lorsqu'on écoute le philosophe [Frédéric Lenoir] raconter, les yeux brillants, cette rencontre pleine de bienveillance et d'intelligence avec les écoliers [...] la réflexion philosophique doit faire partie du parcours citoyen que j'ai mis en place [...]. Construire son jugement moral et civique, penser et raisonner par soi-même, acquérir un esprit critique sont des choses qui s'apprennent, et dès le plus jeune âge. Ce sont également des apprentissages que les professeurs doivent eux-mêmes apprendre à enseigner et à transmettre."8.

Ce soutien s'est d'ailleurs concrétisé en 2015 par l'apparition explicite des termes "discussion à visée philosophique" dans les programmes scolaires du primaire. Les enseignants peuvent à présent mettre en place des ateliers de philosophie en toute légitimité, et sans cette menace invisible, cette peur paralysante de se faire réprimer par la hiérarchie. Bien que la réaction de la Ministre soit encourageante, les élections présidentielles de mai 2017 présagent un changement de gouvernement qui laisse place à l'incertitude quant au soutien du Ministère pour les prochaines années à venir...

Heureusement l'Inspecteur général de philosophie, Abdennour Bidar a également affirmé son soutien à l'association SEVE qui promeut la philosophie pour les enfants. Or sa nomination en tant qu'Inspecteur général de l'Éducation Nationale fut attestée par le décret du 17 mars 2016, et ce pour une durée de 5 ans. Ainsi on pourrait penser que même si le gouvernement venait à changer de position dans les prochains mois, la présence d'un Inspecteur général de philosophie convaincu permettrait de maintenir une certaine continuité dans la mise en place du projet de SEVE.

Ce serait oublier l'institution philosophique française dans son ensemble, dont le soutien de Abdennour Bidar représenterait l'exception plutôt que la règle. L'institution philosophique française n'est dans l'ensemble pas prête à accorder de l'espace institutionnel9 à cette pratique de la philosophie, qui d'une part met de côté les méthodes et contenus didactiques traditionnels, et d'autre part tend à inverser la posture pédagogique traditionnelle10 : le professeur de philosophie se fait maître ignorant11. Ainsi le soutien du Ministère de l'Éducation Nationale est aussi précieux que fragile.

2.1.2 La formation des enseignants

À supposer que la philosophie pour enfants gagne progressivement les ESPE12, il est peu probable que le ministère accepte de former massivement les enseignants sans par ailleurs introduire la philosophie dans les programmes scolaires. Cette institutionnalisation aurait l'avantage de répondre à notre souhait de voir la philosophie pour enfants se diffuser dans toutes les écoles13. Ainsi non seulement les programmes favoriseraient une progression au fil des années, mais on pourrait imaginer (et souhaiter) que la pédagogie active propre à la philosophie pour enfants inspirerait et transformerait peut-être la posture traditionnelle de l'enseignant. À l'inverse il y a un danger à introduire la philosophie en l'imposant dans les programmes, car d'une part les enseignants qui restaient sceptiques seraient définitivement hostiles à cette pratique, et d'autre part cela risquerait de brider et écoeurer les velléités des enseignants par des contenus didactiques étouffants, voire par une transmission verticale dénuée de pédagogie active. Le risque de voir la philosophie pour enfants trouver un carcan institutionnel froid et stérile serait préjudiciable aux innovations enthousiastes d'aujourd'hui. On peut souhaiter que la philosophie pour les enfants trouve sa place dans les écoles sans un programme pesant et imposé. Nous sommes sur ce point sensibles aux propos de Michel Tozzi (antérieurs toutefois à la publication du programme d'EMC) :

"La philosophie n'est pas une discipline au programme de l'école primaire française. Il n'y a donc aucune obligation, pour les enseignants, d'organiser en la matière des séquences, de planifier une progression d'acquisition de compétences, de prévoir un système d'évaluation-notation... [...] C'est un gros avantage, quand on connaît les conséquences des prescriptions hiérarchiques sur les pratiques professionnelles ! Il s'agit ici d'une expérimentation fondée sur l'initiative et le volontariat des maîtres, appuyée sur un écho favorable des enfants."14.

2.2 Les difficultés des enseignants sur le terrain

Au delà des questions institutionnelles concernant le soutien du ministère ou la liberté de pratiquer la philosophie avec les enfants comme une pédagogie active et sans programme sclérosant, les enseignants rencontrent des difficultés qu'il est indispensable de ne pas prendre à la légère si on souhaite que la philosophie avec les enfants puisse réellement perdurer.

2.2.1 La pression environnante

Les enseignants sont soumis à des pressions provenant de différents horizons qui les poussent tacitement à se refermer sur les programmes. Des programmes tellement chargés qu'ils laissent peu de place aux projets en marge : "Un certain nombre d'enseignants, après s'être essayé à cette activité, choisit de renoncer. L'enquête montre que ''le manque de temps'' constitue de manière très significative la raison principale du choix de l'enseignant d'arrêter cette pratique pédagogique."15. Les innovations pédagogiques, les initiatives en classe sont souvent étouffées en amont par la peur de déroger au cadre fixé par l'institution : les programmes accompagnés des inspecteurs sont des inhibiteurs puissants pour les enseignants. Or avec les ateliers de philosophie, ce sont "toutes les angoisses habituellement enfouies derrière la bonne conscience fournie par le programme [qui] surgissent alors."16. Lorsque ce n'est pas l'institution qui rappelle à l'ordre l'enseignant, ce sont les parents qui veillent à la progression de leurs enfants. La plupart du temps seuls avec les élèves, tout se passe comme si les enseignants jouissaient d'une liberté pédagogique propice aux initiatives. En réalité, ils vivent et intègrent la pression de part et d'autre, si bien qu'ils ont en tête ce que pourrait dire les parents, les collègues, le directeur ou l'inspecteur. Bien sûr nous peignons là une réalité à grands coups de pinceau, avec son cortège de généralités, mais qui fait tout de même écho à une certaine réalité diffuse et peut-être taboue. C'est à dessein que nous représentons cette caricature à gros traits, pour laisser entrevoir en filigrane une part de vérité qui gît dans nos écoles, conscient qu'il y a autant de cas que d'enseignants, et la complexité à l'oeuvre dans chaque école, dans chaque classe pourrait être nuancée de mille et une façons. Il n'en demeure pas moins que les conditions de travail des enseignants sont généralement pesantes, et la pression omniprésente.

2.2.2 Une activité épuisante

Quand bien même les enseignants feraient le pas de mettre en place des ateliers de philosophie, "les enseignants sont épuisés et les ateliers épuisants"17. Ces moments de philosophie sont parfois vécus comme une soupape de décompression pour les élèves qui sont en proie à un effet "cocotte-minute" plutôt compréhensible. La majorité du temps (ceci est d'autant plus vrai en cycle 2 et 3), ce sont les enseignants qui ont la parole pour transmettre un savoir aux élèves auxquels on demande une écoute silencieuse. Le fait de s'asseoir tous en cercle pour discuter peut-être perçu comme un moment récréatif qui tranche avec la rigueur des corps imposée habituellement. Cette pratique dans les classes prend parfois du temps avant de porter ses fruits, puisque les élèves intègrent doucement et progressivement le rituel et les compétences propre à la discussion philosophique : prise de parole, écoute, entraide et progression dans la réflexion.

La situation est d'autant plus paradoxale pour l'enseignant que l'atelier de philosophie lui demande un renversement de posture : la pédagogie de la question substituée à la pédagogie de la réponse lui impose un rapport aux élèves radicalement différent. Le maître qui transmet son savoir laisse place à l'enfant qui s'exprime, cette situation n'est évidente ni pour l'enseignant, ni pour les enfants. D'où l'épuisement des enseignants qui sont tiraillés entre l'envie de se retirer pour laisser la parole aux élèves (lâcher la bride) et une gestion de classe qui devient alors délicate (tenir les rennes). Avec par dessus toutes ces difficultés une volonté de faire de la "vraie philosophie", c'est-à-dire ne pas s'en tenir à l'expression d'opinions pour avancer collectivement dans une réflexion construite et argumentée, pour "qu'il y ait progression [...]. Par progression, nous n'entendons pas une avancée linéaire, du simple au plus compliqué, d'une question à sa réponse, mais une maturation individuelle et collective de la pensée dans la perplexité et la complexité. Une dé-marche est nécessaire, une problématique à défricher, un chemin à tracer, dans " l'itinérance " et la rigueur à la fois."

Il ne s'agit pas de rejeter la faute sur les enseignants ou sur les élèves, mais de faire état d'une réalité qu'il est impératif de prendre en compte si on veut que la philosophie s'installe confortablement et durablement dans les classes.

Conclusion partielle

Le soutien fragile du ministère, ou à l'inverse, le risque d'une institutionnalisation ankylosante, la pression pour la réalisation des programmes et le manque de familiarité avec les pédagogies actives rendent la tâche des enseignants pour le moins ardue. D'autant plus qu'ils se retrouvent terriblement seuls dans leur classe : s'ils osent prendre des initiatives, rares sont les soutiens qui valorisent leur travail, et lorsqu'ils rencontrent des difficultés, il y a peu d'espace pour cette parole en demande de soutien et d'accompagnement.

Finalement les animateurices de philosophie n'ont que peu de place dans les écoles parce que les faibles budgets ne permettent pas de les rémunérer. Pour les enseignants, c'est le parcours du combattant pour mettre en place des ateliers de philosophie sans abdiquer.

C'est pourquoi le désir de voir la philosophie se pratiquer dans toutes les écoles doit aller de pair avec la prise en compte des tentatives pédagogiques d'hier, du kaïros actuel vis-à-vis de l'ouverture politique, afin d'accompagner les animateurs, les enseignants, et surtout les enfants dans ces pratiques philosophiques. Nous pensons qu'avec une compréhension globale mais aiguisée du fonctionnement des institutions, et en se nourrissant des expériences du passé, il existe aujourd'hui un interstice fécond pour pénétrer les institutions et favoriser la démocratisation de la philosophie avec les enfants sur le long terme. Il y a un coup à jouer...


(1) Frédéric Lenoir, Philosopher et méditer avec les enfants, Albin Michel, Paris, 2016, p 254.

(2) Michel Tozzi, Michel Sasseville, Jean-Charles Pettier, Edwige Chirouter, Oscar Brenifier, Michel Desmedt, Véronique Delille, Gilles Geneviève, etc.

(3) Les travaux de Sylvie Espécier sont révélateurs du basculement qui s'est opéré ces dernières années. En effet lorsqu'elle parle de formation à la philosophie avec les enfants, il est avant tout question des enseignants, alors qu'aujourd'hui les animateurices de philosophie font partie intégrante du paysage des praticiens. Cela s'explique par l'espace octroyé aux animateurices périscolaires, suite à la création du parcours citoyen en 2013. La formation SEVE apporte également une nouvelle donnée dans l'équation : près de 1200 animateurices de philosophie vont être formés d'ici juin 2017.

(4) Le terme d' "animateurice" est employé à dessein. Avec "le plaidoyer contre le sexisme dans la langue française" Tirons la langue de Davy Borde, nous soutenons que l'égalité entre les hommes et les femmes peut s'incarner dans et par le langage. Toutefois pour ne pas alourdir la lecture, nous choisirons d'accorder au masculin les mots liés au terme "animateurice". De même pour les termes : directeurice, formateurice... Notre devise sera donc : rendre visible, mais rester lisible.(5) Propos tenus en substance par Jean-Pierre Bianchi, co-fondateur de l'association Philolab, que nous avons rencontré le lundi 27 mars 2017.

(6) La thèse de Michel Tozzi met en avant une matrice didactique du philosopher dont la problématisation, la conceptualisation, et l'argumentation sont les trois grands piliers.

(7) Reste à savoir comment l'association SEVE accédera aux ESPE sans que les formateurs SEVE soient Maîtres formateurs, Maîtres de conférence, ou titulaires de l'Agrégation ?

(8) Propos tenus dans le magazine ELLE du 14 octobre 2016.

(9) Oscar Brenifier, "Pourquoi la discussion en classe est contraire à la nature de l'institution", dans la revue Diotime n° 26, juillet 2005.

(10) En classe de terminale, les professeurs de Philosophie ont des thèmes et des auteurs au programme. Quant aux évaluations, ce sont des productions écrites : il s'agit soit d'un commentaire composé, soit d'une dissertation.

(11) Amélie Pinset, La Philosophie pour enfants, une pédagogie de la libération des enfants,mémoire de DU en Philosophie pratique de l'éducation et de la formation, présenté et soutenu le 23 novembre 2016.

(12) Sylvie Espécier, "La formation des enseignants à la discussion à visée philosophique : une question au carrefour du politique et du pédagogique", dans la revue Diotime n° 34, juillet 2007.

(13) Michel Tozzi, "De l'instituant à l'institué ?", dans Les activités à visée philosophique en classe, CRDP de Bretagne, mars 2003.

(14) Oscar Brenifier, "Diverses objections à la pratique de la discussion en classe", dans la revue Diotime n° 27, octobre 2005.

(15) Christophe Marsollier, "Les pratiques des débats philo à l'école primaire. Résultat d'une enquête", sous la direction de Christophe Marsollier, La Philosophie à l'école, L'Harmattan, Paris, 2011, p 232.

(16) Michel Tozzi, "introduction", dans La discussion philosophique à l'école primaire, CRDP Languedoc-Roussillon, 2002, p 8.

(17) Propos tenus par Jean-Pierre Bianchi, co-fondateur de l'association Philolab, que nous avons rencontré le lundi 27 mars 2017.