Thèse : "Philosopher avec les enfants. Enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l'ouverture d'esprit" (Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

I) Introduction. Cadre et constitution du sujet : l'ouverture d'esprit, concept-clé dans la philosophie pour enfants

Un jour, un enfant de huit ans, Alexandru, m'a dit : "Quand on philosophe, on s'enrichit grâce aux idées des autres parce qu'on est dans l'océan infini de la philosophie. Pour traverser cet océan, il vaut mieux être plusieurs, c'est trop dur tout seul."1.

C'est en constatant que les enfants percevaient les discussions philosophiques comme des moments d'entraide intellectuelle et de réflexion collaborative que je choisis d'étudier, dans ma thèse de doctorat2, la question de l'ouverture d'esprit dans la pratique philosophique avec les enfants. Ce concept me semblait résonner, d'une part, avec mes observations issues du versant expérimental de ma recherche-action3, constitué par l'animation d'ateliers philosophiques avec des enfants âgés de cinq à quatorze ans dans les structures éducatives, culturelles et scolaires de Romainville (Seine Saint-Denis). D'autre part, l'omniprésence de cette notion dans la litté rature dédiée à la philosophie pour enfants a capturé mon attention : en effet, de nombreux textes évoquent parfois revendiquent le fait que la discussion philosophique favorise l'ouverture d'esprit chez les enfants. Qu'il s'agisse du courant "Lipman", pour lequel il s'agit d'une des six habiletés de pensée nécessaires pour philosopher4 ; du courant "Discussion à Visée Philosophique", qui promeut l'instauration d'une éthique communicationnelle et démocratique (M. Tozzi), ; de Marie-France Daniel, qui définit le dialogue par la capacité intellectuelle à "s'ouvrir aux alternatives proposées par l'autre"5, ou de chercheurs français qui ont pour objectif de "soutenir chez l'enfant une certaine ouverture d'esprit, un raisonnement et une recherche commune"6, les méthodes s'attachent toutes au développement d'un esprit ouvert chez l'enfant. C'est pour toutes ces raisons que cette question me semblait mériter un éclairage philosophique, d'autant plus que je n'en trouvais aucune définition conceptuelle : en effet, qu'est-ce que l'ouverture d'esprit ? Pour fonder notre recherche, nous l'avons définie ainsi : l'ouverture d'esprit serait à la fois une disposition intellectuelle favorable à un élargissement progressif de sa pensée présente (sens cognitif) et une disponibilité de l'individu favorable à la compréhension et à l'acceptation de l'altérité (sens éthique). Mais quel rôle la philosophe pour enfants pourrait-elle jouer dans le développement de ces aptitudes ?

II) Hypothèse

C'est pourquoi je décidai d'ancrer ma réflexion dans l'hypothèse suivante : l'éducation philosophique des enfants, telle qu'elle est imaginée depuis une quarantaine d'années, se définit comme une exercice intellectuel de discussion collective qui permet, d'une part, une ouverture d'esprit en un sens cognitif par la circulation des idées, par la co-construction intellectuelle du raisonnement, par le déploiement argumenté et problématisé de la réflexion conceptuelle et qui permet, d'autre part, une ouverture d'esprit en un sens éthique au travers de l'écoute, de la compréhension d'autrui, de la rencontre intellectuelle avec l'altérité et la pluralité. Pourquoi cette hypothèse nous semble-t-elle valable ?

A) L'ouverture d'esprit, phénomène à la lisière des compétences cognitives et éthiques des enfants

On ne peut ordonner à un enfant d'être ouvert d'esprit : l'ouverture d'esprit n'est ni un précepte moral, ni un principe que l'on peut transmettre sous forme d'injonction. Cela est d'autant plus vrai qu'il n'est pas certain que les enfants comprennent de quoi il s'agit. Comment donc développer l'ouverture d'esprit ? Nous pensons, à la suite de Pierre Laurendeau7, qu'elle est un acquis cognitif qui doit faire l'objet d'un apprentissage et d'une expérience concrète. En quoi, donc, l'atelier philosophique peut-il être, pour l'enfant, un lieu propice à l'expérimentation et au développement de l'ouverture cognitive et éthique de l'esprit ?

1) Tout d'abord, en ce qui concerne son versant intellectuel, la réflexion philosophique repose sur un processus d'élargissement progressif de la réflexion grâce aux actes intellectuels successifs. Au cours de la discussion, un enfant proposera une idée, un autre pourra l'agrémenter d'un exemple, puis elle pourra être renforcée par un argument. Mais cet argument sera peut-être critiqué par une autre proposition, tandis qu'on devra peut-être, ensuite, décortiquer les fondements de ces idées, dévoiler leurs causes et leurs présupposés, leurs limites et leurs conséquences. En un mot, le facilitateur guide le groupe vers l'éclosion de la pensée, vers le dévoilement des intuitions, vers l'étayage argumenté des hypothèses : ce faisant, les enfants ouvrent leur esprit aux tenants et aboutissants de celle-ci. Mais surtout, ce mouvement d'extension des idées ne se produit pas de façon individuelle, mais est porté par le collectif d'apprentis philosophes, si bien que chacun doit s'ouvrir à l'idée exprimée pour y apporter sa contribution.

2) Ce mouvement d'ouverture cognitive des idées ne va pas sans son versant éthique : en effet, dès lors que les enfants se livrent à ces démarches intellectuelles de co-construction de la réflexion, il va de soi qu'ils se mettront en position d'écoute, d'attention, de compréhension d'autrui et adopteront ainsi une posture éthique. Ce phénomène fait écho à une tendance saillante chez les philosophes pour enfants, car à chaque fois qu'ils visent à définir l'acte de philosopher, ils y incluent autant des considérations intellectuelles (abstraction, réflexion, rationalité, logique, rigueur, etc) que des considérations éthiques (exigences liées à l'écoute, à la compréhension d'autrui, à la prise en compte des points de vue divergents). Ainsi, chez Lipman, la philosophie est définie comme pensée critico-logique, créative et bienveillante : les deux premières dimensions encouragent respectivement l'analyse détaillée des idées et le déploiement imaginatif des hypothèses, tandis que la troisième dimension est tout entière tournée vers la prise en compte d'autrui. En France, la méthode tozzienne8 de la Discussion à Visée Philosophique et Démocratique9 vise autant la conceptualisation, l'argumentation et la problématisation que le partage des responsabilités, le principe d'égalité devant la parole ou l'instauration d'un dispositif démocratique. Au-delà de la méthode lipmanienne, l'ensemble des propositions didactiques se fondent sur un dispositif collectif et encouragent la coopération. En somme, il semble que le raisonnement, la pensée réflexive exigent des postures éthiques des interlocuteurs, si bien qu'un glissement s'opère inéluctablement entre la forme intellectuelle de l'exercice et sa portée éthique.

La dimension intrinsèquement éthique et sociale de la discussion philosophique a une conséquence notoire : cela signifie que la méthode philosophique elle-même comporte une valeur citoyenne et si j'ose dire - morale. Or de nombreux débats se portent sur le rôle de la philosophie pour enfants dans l'éducation morale et citoyenne et à ce propos, nous sommes attachés à l'idée que la philosophie pour enfants peut en quelque sorte - se satisfaire de la nature éthique de son processus et ne doit pas se contraindre sans cesse à aborder des questions de morale pour que l'éducation philosophique ait une portée éthique. Cette confusion nous semble dommageable, dans la mesure où elle enferme la découverte du monde des idées dans les frontières de la philosophie morale. Au contraire, nous estimons que si la discussion philosophique est réellement une discussion, elle possède une force éthique indépendamment du thème abordé  : par exemple, si les enfants parviennent à échanger de façon respectueuse, constructive, bienveillante et ouverte sur la question de la joie, cet atelier aura une teneur morale comparable à celle d'un atelier portant sur le bien et le mal.

B) Les problématiques philosophiques universelles, support fédérateur pour la rencontre des rationalités diverses

Un jour, une enfant de 10 ans, Danièle-Henriette, m'a dit : "La philosophie... on dit ses idées qui sont presque impossibles à penser, on essaie de chercher des idées plus haut"10.

La philosophie, par ses questions universelles (celles-là même que les plus jeunes expriment), incite les enfants à penser au-delà d'eux-mêmes, mais surtout elle les interpelle : ainsi, les problématiques existentielles possèdent une nature fédératrice qui permet de rassembler les participants autour d'une cause commune. Ce mouvement fédérateur constitue une prise de conscience qui décloisonne les individualités, dès le moment où les enfants se rendent compte qu'ils sont intrigués par les mêmes énigmes de la vie. Dans le même élan, ces questions universelles appellent des réponses plurielles et divergentes et instaurent donc un terrain favorable à l'entraide. De surcroît, ces problématiques se définissent par leur complexité et leur grandeur (raison pour laquelle elles nous résistent toujours) : elles créent un déséquilibre cognitif, un doute, si bien que leur difficulté incite chacun à faire appel à autrui pour rechercher collectivement un sens. Face à l'immensité des questions philosophiques, les enfants percevront probablement l'intérêt d'écouter et d'accueillir les différentes réponses possibles. En cela, ils prendront le chemin d'une posture épistémique spécifique : la suspension des jugements et des préjugés, l'épokhê de la conscience état d'esprit qui constitue, selon Sarah Davey Chesters11, la condition de possibilité d'un dialogue authentique.

C) La pertinence d'une pédagogie progressive de l'ouverture d'esprit

Une après-midi d'été, un enfant de 10 ans, Valentin, m'a chuchoté à l'oreille : "Philosopher, ça sert à dépenser son imagination, c'est rencontrer ses idées, et après on essaie d'accomplir quelque chose avec ses pensées pour développer notre sens de vivre."12.

Tous les philosophes pour enfants s'accordent à dire que les facultés d'étonnement, de curiosité et d'intuition des enfants sont le signe d'une affinité naturelle avec la philosophie, à partir de laquelle il est logique de construire des méthodes philosophiques. Or ces capacités signalent d'ores et déjà un mouvement d'ouverture au monde, une sensibilité au phénomène, une porosité entre l'expérience et l'esprit de l'enfant : par suite, il s'agit de se placer dans la continuité de celles-ci pour autoriser leur déploiement. De ce point de vue, la question de l'ouverture d'esprit est nouée à celle de la progressivité de l'éducation philosophique, car dans les deux cas, philosopher est à la mesure des enfants, à l'échelle de leur expérience du monde, en concordance avec leurs facultés. En effet, si l'on considère qu'il s'agit d'un processus de déploiement graduel, pas à pas, on se met à aller au rythme de la pensée enfantine. L'ensemble de la réflexion prendra pied dans leurs idées et s'étendra au fur et à mesure des développements proposés par les enfants. De cette façon, la discussion philosophique ne devrait s'échapper de la pensée et de la condition enfantines, dans la mesure où les enfants eux-mêmes sont porteurs à la fois des questions, des idées et de leur développement.

Nous souhaitons noter, d'ailleurs, que cette volonté d'accompagner les enfants dans le dévoilement de leurs pensées philosophiques donne une pertinence supplémentaire à l'utilisation des fictions, des expériences de pensée, du cinéma et de la littérature de jeunesse. Ces outils didactiques (dont la portée a été montrée par Edwige Chirouter13 et de Peter Worley14 endossent une nouvelle fonction, car en réalité, ils ont tous pour vocation de faire un détour par des hypothèses fictives qui élargissent les horizons de la réflexion au-delà des barrières du réel : le passage par l'irréel offre donc alors l'occasion de s'ouvrir à d'autres idées possibles et impossibles, et nourrissent le travail d'émancipation de la pensée enfantine.

III) Résultats de recherche : mesures et marqueurs de l'ouverture d'esprit

La philosophie pour enfants s'est toujours donnée pour objectif de développer l'intersubjectivité par le dialogue collectif, si bien que Marie-France Daniel15 en a fait le critère d'un échange véritablement philosophique et critique. L'intersubjectivité équivaut, en effet, à l'interpénétration réciproque des esprits : elle advient lorsque chacun des participants fait preuve d'ouverture d'esprit. Afin de mesurer ce phénomène d'ouverture intersubjective, nous avons ciblé divers marqueurs de l'ouverture d'esprit qui sont peuvent être trouvés dans les dialogues (cela soit dit en passant nous semble intéressant dans la mesure où nous sommes souvent en peine de mesurer l'impact de la pratique philosophique sur les enfants : ici nous découvrons certains effets mesurables). Sans aller jusqu'à dire que nous avons établi une typologie exhaustive des marqueurs de l'ouverture d'esprit, nous avons choisi d'en retenir cinq. En voici trois.

A) Premier marqueur de l'ouverture d'esprit : la complémentarité des idées

La philosophie peut être conçue comme une entreprise d'échafaudage d'idées construisant un système conceptuel éclairant le monde. Dans cette perspective, le premier marqueur de l'ouverture d'esprit est la complémentarité des interventions. Par exemple, dans la méthode pragmatiste de Lipman, héritée notamment de Charles S. Peirce16, la réflexion collective vise à se construire au gré des contributions de chacun établies selon divers types de propositions : hypothèses, contre-hypothèses, analyses d'hypothèse, arguments, contre-arguments et exemples : cette complémentarité des interventions élabore un travail intersubjectif et manifeste le décloisonnement des esprits, tel qu'il se manifeste par exemple dans cet extrait :

"[Facilitatrice] : Alors c'est quoi le possible ?
- [E1 : hypothèse] C'est quelque chose qu'on est capable de faire.
- [E2 : contre-hypothèse] Le possible, c'est aussi quelque chose qui peut se passer. F : C'est intéressant : on est capable. Qu'en pensez-vous ?
- [E3 : analyse] Le possible c'est des fois on dit "c'est possible de le faire" mais des fois c'est pas dans notre capacité. C'est possible pour quelqu'un d'autre mais impossible pour moi.
- [E5 : exemple] Si quelqu'un qui peut pas toucher le haut de l'étagère, mais quelque d'autre peut le faire. F : D'accord, donc cette chose elle est possible ou elle est impossible ?
- [E6 : argument] Elle est possible vu qu'il y a une autre personne qui peut le faire.
- [E7 : contre-argument] Oui, mais on peut prendre une chaise pour grimper dessus : du coup l'impossible devient possible. (...)
- [E8 : analyse] Bah des fois c'est une question de courage... on a quand même une arrière-crainte de pas être capable de le faire. Si quelqu'un te dit que c'est pas possible, c'est à toi de choisir si tu acceptes ou si tu refuses.
- [E4 : contre-hypothèse] Mais non, on peut pas juste décider que quelque chose est possible. F : Est-ce qu'on peut réaliser tous nos souhaits ? Est-ce que tout est possible ?
- [E7 : argument] Peut-être s'ils existent nos rêves on peut les faire. S'ils existent pas, on peut pas les faire.
- [E3 : hypothèse] Bah ça dépend les rêves... on peut rêver de choses impossibles.
- [E13 : exemple] Oui, comme voler. F : Est-ce que dans la réalité il y a des choses impossibles ?
- [E1 : hypothèse] Il y a des gens qui disent "Rien n'est impossible" mais il y a des choses qui sont impossibles.
- [E5 : exemple] Et on peut pas arrêter le temps. (...)
- [E2 : exemple] Par exemple on mange un gâteau, après si on l'a mangé c'est impossible de le remanger.
- [E11 : contre-argument] Bah si tu rachètes le même.
- [E7 : analyse] Non, si tu rachètes le même gâteau, ce sera pas exactement le même, ce sera un autre gâteau qui est comme celui qu'on a déjà mangé. (...)
- [E12 : argument] Tout n'est pas possible : par exemple, ressusciter les morts, c'est mort.
- [E3 : contre-hypothè se] Pour l'instant c'est impossible. F : Pour l'instant c'est impossible mais à l'avenir est-ce que c'est possible ? Est-ce qu'il y a des choses qui semblent impossibles mais qui ensuite se réalisent dans la réalité  ?
- [E2 : hypothèse] Bah oui. Il y a des trucs impossibles qu'on peut faire. F : Mais si on peut les faire, en quoi elles sont impossibles ?
- [E7 : exemple] Par exemple, si quelqu'un veut ressusciter quelqu'un, même s'il sait que c'est impossible, un jour il peut se décider à inventer quelque chose pour ressusciter les gens. S'il essaie, s'il y croit, peut-être qu'il réussira.
- [E12 : hypothèse] Des fois on croit qu'on a des limites mais nos limites elles peuvent aller plus loin.
- [E14 : analyse] Dans notre esprit tout peut être possible. F : C'est intéressant la question de l'invention. Quand on repousse les limites du possible, quand on invente, est-ce que ça veut dire qu'avec son esprit, on peut rendre les choses impossibles possibles ? Est-ce que l'impossible pour devenir possible ? (...)
- [tous] Ouais ! Les inventions ! On crée quelque chose de nouveau que personne n'avait imaginé.
- [E15 : contre-hypothèse] Je ne suis pas d'accord : l'impossible sera toujours impossible.
- [E6 : exemple] Non, l'impossible peut devenir possible. Mars, pour l'instant, c'est impossible de vivre là-bas, mais peut-être que dans des années plus tard ce sera possible (...)
- [E11 : argument] Oui, parce qu'ils peuvent créer quelque chose, inventer un système. F : Donc si on invente quelque chose pour aller vivre sur Mars, l'impossible deviendra possible ?
- [E4 : contre-argument] Oui mais il y a des choses on peut rien faire, et ça restera impossible pour toujours.
- [E13 : hypothèse] Et il y a des choses possibles qui au bout d'un moment ne sont plus possibles F : Ah tu veux dire que des choses possibles peuvent devenir impossibles ?
- [E5 : argument ] Par exemple, je suis jeune j'arrive à faire ce que j'ai envie de faire mais après quand je serai vieux j'arrive plus.
- [E6 : exemple] Comme courir.
- [E14 : exemple] Avant il y a des espèces d'animaux qui sont plus sur Terre, avant elles étaient capables de vivre et maintenant elles sont disparues. F : Donc d'une part, il y a des choses impossibles qui deviennent possibles et d'autre part, il y a des choses possibles qui deviennent impossibles. Alors, pourquoi ça existe le possible et l'impossible ?
- [E2 : hypothèse] Bah ça existe parce que c'est une limite : si tout était possible, ce serait beaucoup trop simple la vie.
- [E1 : analyse] On pourrait pas repousser l'impossible, et euh se donner des défis !
- [E11 : exemple] Par exemple si tout le monde pouvait rester à vie, la planète elle serait remplie.
- [E12 : hypothèse] On a besoin de limites parce que sinon ce serait la catastrophe ! La nature, c'est un peu elle qui... c'est grâce à elle qu'on vit donc après elle a fait des lois pour nous empêcher de faire des trucs !
- [E1 : contre-hypothèse] Ou au contraire ce serait la belle vie.
- [E8 : hypothèse] C'est normal que la vie ne soit pas complètement rose !"17.

B) Deuxième marqueur de l'ouverture d'esprit : nuances et influences dans la pensée philosophique des enfants

Alors qu'on peut penser que l'objectif ultime de la philosophie est de penser par soi-même, les philosophes pour enfants estiment que ce but ne consiste pas à se rendre étanche aux idées d'autrui, bien au contraire. Ainsi, pour Lipman, l'autonomie de la pensée s'acquiert précisément en regard des positions divergentes, si bien qu'il est d'abord nécessaire d'accueillir la diversité d'idées avant de constituer la sienne propre. Ainsi, l'ouverture d'esprit philosophique se révèle grâce aux nuances et influences que les enfants incorporent dans leurs idées à la lumière de celle de leurs camarades philosophiques. Voici un exemple d'une discussion dans laquelle une élève, Ornella, modifie sa pensée en fonction du développement collectif de la réflexion avec ses camarades :

"[Facilitatrice] Est-ce qu'on a besoin des autres pour vivre ?
- [E1] Bah oui, parce que si on est seul, déjà on va s'ennuyer, on va pas pouvoir communiquer.
- [E2] (Ornella) On a besoin des autres. C'est comme si : là je vais faire à manger, je vais avoir besoin des autres pour faire à manger et pour manger. (...)
- [E3] Oui : on a besoin des autres si on tombe malade. F : Donc on a besoin des autres pour nous aider, pour s'occuper de nous ?
- [E3] On a besoin : oui et non. Ça dépend. Oui, par exemple si on est triste, les amis ils peuvent nous rassurer. Et comme elle a dit Ornella, pour faire à manger. Mais il y a des choses qu'on peut faire tout seul.
- [E4] On a besoin des autres pour partager nos sentiments. F : Est-ce qu'on pourrait vivre si on ne sentait rien ? Ce serait comment une vie sans sentiment ?
- [E4] Bah on serait pas bien. Parce que si on n'a pas de sentiments, on peut pas vivre tout seul, toujours, sans rien aimer.
- [E5] On a besoin des autres personnes parce que sinon, si par exemple, y a une personne qui est agriculteur et nous on connaît pas ce métier, donc on peut pas manger.
- [E6] Une vie sans sentiments, c'est pas une vraie vie. Parce que si t'as pas de sentiments, tu peux pas ressentir les trucs. T'as pas d'amitié, tu peux pas ressentir l'amitié vraiment.
- [E7] Une vie sans sentiments ce serait pas bien, parce qu'on pourrait pas ressentir, on peut pas être heureux ni triste.
- [E8] Si on n'avait pas de sentiments, on ne pourrait pas avoir d'amis, et si on a des sentiments, on peut sentir que les autres ils ont besoin d'aide.
- [E2] (Ornella) Donc je change ce que j'ai dit : on a besoin des autres pour manger, mais surtout on a besoin d'eux pour vivre des sentiments, pour avoir du bonheur" 18.

C) Troisième marqueur de l'ouverture d'esprit : la recherche de reformulation et d'explicitation de l'idée d'autrui

C'est quand les apprentis philosophes en sont à entendre ce qui n'est pas dit explicitement qu'ils font preuve d'ouverture d'esprit à la parole d'autrui. Ainsi, lorsqu'ils parviennent à dévoiler les implicites ou à apporter des reformulations éclairantes, ils signalent un geste intellectuel significatif : celui de saisir l'idée d'autrui au point d'en percevoir le sous-texte. Voici quelques exemples de ce phénomène, dans lequel les enfants essaient de saisir l'entre-dit, le sous-entendu, l'implicite de la pensée d'autrui :

"[Facilitatrice] Alors, à votre avis, à quoi ça sert de vivre ?
- [E1 : Ingrid] La Vie ça sert à passer des moments bien et à être bien dans sa vie.
- [E2 : Kevin : reformulation] La vie, c'est quand on naît et bah on est bébé, et on vit des moments bien et pas bien, on vit quoi.
- [E1 : Ingrid : reformulation] La Vie, c'est des moments de bonheur et des moments de malheur.
- [E3 : Sira : explicitation] Je pense à mon avis c'est ce qu'Ingrid et Kevin pensent aussi - que la vie c'est un peu comme un test.
- [E4 : Maxence : reformulation] Je reprends l'idée de Kevin : pourquoi on naît et qu'on meurt à la fin ? Pourquoi notre existence elle peut pas exister toujours?
- [E5 : Amélia : reformulation] Je redis la même chose, je crois que la vie, c'est comme si on vient au monde, tout de suite et quelques années après, on meurt. F : Du coup, pour toi, la définition de la vie ce serait "ce qui se passe entre la naissance et la mort"
- [E6 : Karim] La vie, c'est quand on va grandir pour avoir une belle carrière ou... je sais pas. Mystérieux. F : C'est une vraie réponse dire je sais pas, en philo.
- [E7 : Kenza : reformulation] Je pense que la vie, c'est un genre de truc... si on fait des bêtises on va en enfer, si on fait pas de bêtises on va au paradis.
- [E8 : Roxane : explicitation] ça dépend des régions. Quand on croit pas au Dieu, on pense...
- [E9 : explicitation] Des religions, pas des régions F : Oui, c'est pas grave, ça dépend des religions.
- [E10 : Mohamed : explicitation] Karim, je pense qu'il veut dire que la vie c'est pas que naître et mourir, c'est essayer de faire des choses grandes Est-ce que tu peux essayer de le dire à ta manière ?
- [E10 : Mohamed : reformulation] La vie c'est de naître, de vivre des moments qu'ils soient bons ou mauvais et après on meurt.
- [E12 : Inès] Bah la vie c'est que on mérite de vivre sauf pour les méchants. (...)
- [E10 : Mohamed] La Vie, c'est un peu comme un mérite, si on a une deuxième vie.
- [E6 : Karim : reformulation] On a une chance incroyable de vivre et grâce à la vie, on pratique des moments inoubliables. Je suis d'accord avec Mohamed mais c'est surtout les bons moments qui sont importants : il y en a des mauvais mais c'est pas le but de la vie.
- [E14 : Nihed : reformulation] Des fois, on vit des trucs incroyables qu'on n'aurait jamais imaginé et du coup, on se dit que c'est cool d'être en vie, c'est comme un cadeau.
- [E8 : Roxane] Mais la vie c'est vivre des moments bons et les mauvais aussi : les évènements mauvais ils nous apprennent des choses. On ferait n'importe quoi sinon"19.

IV) Conséquences de l'identification de l'ouverture d'esprit comme phénomène constitutif de la pratique philosophique avec les enfants

A) Le développement d'une empathie intellectuelle

Le premier bénéfice d'une éducation philosophique ancrée sur l'ouverture d'esprit serait le développement de l'empathie cognitive, analysée notamment par Robert Fisher20 : celle-ci se distingue de l'empathie affective dans la mesure où elle ne consiste pas à se mettre à la place d'autrui pour ressentir ses émotions et avoir accès à son état affectif, mais à s'immiscer dans son esprit pour le comprendre intellectuellement et pour penser de concert avec lui. Lorsque les enfants se placent en situation d'écoute véritable, lorsqu'ils sont prêts à accueillir pleinement l'idée d'autrui et à tenter de la saisir pour ce qu'elle est, on peut penser qu'ils font preuve d'empathie cognitive. Lorsqu'un enfant, à partir de l'idée d'un camarade, y est attentif au point de partir en quête d'une reformulation possible, d'une idée implicite, d'un argument consolidant, il s'est mis à penser avec l'autre. Ces phénomènes manifestent la faculté de l'enfant à embrasser la pensée d'autrui pour en dévoiler les faces cachées et sont emblématiques d'une véritable rencontre des esprits.

B) La découverte de l'altérité radicale et le sentiment de l'écart différentiel

Alors que la psychologie de l'enfant, notamment autour de Piaget21, a longtemps estimé, que la pensée enfantine était condamnée à une forme d'égocentrisme plaçant leur esprit dans une situation de repli sur soi, la philosophie pour enfants se fonde sur une conception socioconstructiviste du développement cognitif22 : selon ce postulat, non seulement les enfants seraient capables d'une pensée socialisée, mais en plus leur pensée individuelle nécessiterait le dialogue pour se construire. C'est cette facette de la pensée enfantine ouverte sur l'extériorité et l'altérité dont témoignent les discussions philosophiques. Bien que les indéniables lacunes formelles, langagières, cognitives et sociales des enfants empêchent l'éclosion complète de leurs réflexions abstraites, la discussion philosophique permet de combler les insuffisances de chacun, dans la mesure où celles-ci seront complétées et renforcées par celles d'autrui démontrant ainsi la valeur de la construction individuelle collective. La philosophie pour enfants se positionne en contrepoint de l'enfermement egocentrique et mise, dès l'âge de cinq ans, sur le déploiement socialisé de la pensée enfantine au travers du dialogue philosophique.

Plus avant, le cadre de la discussion philosophique fondée dans un terrain serein et régi par la raison et la bienveillance permet la rencontre sereine d'individualités divergentes. En effet, celle-ci donne souvent lieu à l'émergence des variations personnelles, sociales, religieuses, personnelles, etc. Les différences surgissent, créent le sel de la réflexion philosophique, mais doivent être défendues par des arguments rationnels, universels, raisonnables, dans le cadre d'une situation de communication qui vise l'écoute bienveillante et le respect mutuel. Ainsi les singularités distinctes sont à la fois révélées et canalisées par la méthode philosophique : et surtout, elles sont montrées à ciel ouvert. Le dialogue existe par la confrontation verbalisée des "rationalités diverses"23 mais subsiste par la nature inclusive, ouverte, empathique, respectueuse de cette confrontation. Sans la gestion des différences, le dialogue disparaît. Il peut se transformer en dispute, en haine, en silence, en prise de pouvoir. Dans tous les cas, si la coexistence des divergences n'est pas assurée, le dialogue s'éteint. Ainsi son existence même est intrinsèquement liée au concept d'ouverture d'esprit : dès lors que les participants se ferment à leurs pairs, ils sortent du modèle inclusif et annihilent la possibilité même de l'échange.

C) L'ouverture d'esprit et le développement d'une estime intellectuelle de soi

Une après-midi de mars, un enfant de dix ans, Yanis, m'a dit : "La philosophie, c'est trouver ses représentations mentales pour comprendre des mots qu'on connaissait mais qu'on n'avait pas détaillé.". Et sa camarade, Idomel, de compléter : "La philosophie, c'est pour rentrer dans son âme et découvrir ses propres idées... Parfois on trouve des trésors"24.

L'un des apports fondamentaux du travail de déploiement des idées concerne le regard que l'enfant porte sur lui-même : découvrant les pouvoirs et les idées que recèle sa pensée, il peut développer une estime intellectuelle de soi. Grâce aux titillements didactiques exercés par la pratique philosophique, les enfants prennent conscience de leur faculté de pensée. Ce phénomène ne serait pas de même nature s'il se produisait par la transmission d'une compétence ou le partage des savoirs : la singularité de l'ouverture philosophique de l'esprit se loge précisément au coeur de ce dernier. L'enfant éprouve le fait qu'il est à la source de son propre dévoilement.

Conclusion : l'interventionnisme conceptuel de l'ouverture d'esprit versus la tolérance

Dans ces deux facettes cognitive et éthique l'ouverture d'esprit repose sur une manipulation des idées, dans la mesure où la philosophie pour enfants encourage les plus jeunes à mettre la main à la pâte : il s'agit toujours d'intervenir sur les idées des autres et de soi-même. Lorsqu'on dévoile un présupposé, on éclaire un angle mort ; lorsqu'on apporte un argument, on apporte une force supplémentaire à l'idée ; lorsqu'on donne un exemple, on transforme l'idée en situation concrète et imaginée. Tous ces actes collectifs pétrissent les pensées et ne les laissent pas en l'état. En cela, cette démarche d'ouverture d'esprit philosophique s'oppose radicalement à la promotion de la tolérance. En effet, celle-ci recherche davantage l'acceptation lointaine et distanciée de l'autre et se définit par la non-intervention : selon Susan Mendus, "elle consiste à s'abstenir d'intervenir dans l'action ou l'opinion d'autrui, quoiqu'on ait le pouvoir de le faire, et bien que l'on désapprouve ou que l'on n'apprécie pas l'action ou l'opinion en question"25. Tolérer autrui, c'est le laisser libre d'être tel qu'il est, sans chercher à le découvrir plus avant. Au contraire, la défense de l'ouverture d'esprit a pour vocation de briser la relation d'extériorité pour faire entrer l'altérité dans sa pensée, grâce à une forme d'interventionnisme conceptuel. Par la discussion philosophique, les enfants rencontrent réellement les univers intellectuels, métaphysiques, politiques, éthiques et esthétiques de leurs camarades et ouvrent, par là-même, leur jeune esprit à la richesse pluraliste et diverse du monde philosophique.


(1) Extrait d'un atelier avec la classe de CM1 A, école Fraternité, 5 octobre 2012.

(2) Thèse de philosophie, sous la direction de M. Denis Kambouchner, à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au sein du Laboratoire de Philosophie Contemporaine (PhiCo).

(3) Ma thèse faisait l'objet d'une Convention CIFRE, par laquelle l'Université Paris 1 et la ville de Romainville se trouvaient partenaires : ma recherche était fondée sur une pratique de terrain mené e en tant que "Chargée de mission Philo pour Tous" pour la mairie de Romainville.

(4) Cf. M. LIPMAN, À l'école de la pensée (2003), trad. fr. N. Decostres, Bruxelles, De Boeck, 2006.

(5) M.-F. DANIEL, La philosophie et les enfants. Les modèles de Lipman et de Dewey, Bruxelles, De Boeck, 1992, p. 197.

(6) V.TROVATO, L'enfant philosophe. Essai philopédagogique, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 27.

(7) P. LAURENDEAU, Des enfants qui philosophent, Montréal, Les éditions logiques, 1996, p. 114.

(8) M. TOZZI (dir.), Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, Rennes, Cndp-Crdp de Bretagne, 2002.

(9) M. TOZZI (dir.), L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, Paris, Hachette Education, CNDP, 2001.

(10) Extrait d'un atelier de philosophie à l'école Fraternité, classe de CM2 B, 3 décembre 2011.

(11) S. DAVEY CHESTERS, The socratic classroom, Reflective Thinking through Collaborative Inquiry, Rotterdam, Sense Publishers, 2012.

(12) Extrait d'un atelier à l'école Fraternité, classe de CM2 B, 22 novembre 2011.

(13) E. CHIROUTER, Lire, réfléchir et débattre à l'école élé mentaire : La littérature de jeunesse pour aborder des questions philosophiques, é ditions Hachette, Paris, 2007.

(14) P. WORLEY, The if machine. Philosophical Enquiry in the classroom, Londres, Continuum, 2011.

(15) M.-F. DANIEL, Pour l'apprentissage d'une pensée critique en primaire, Québec, Les Presses de l'Université du Québec, 2005.

(16) C.S. PEIRCE, OEuvres 1 : Pragmatisme et pragmaticisme  ; OEuvres II : Pragmatisme et sciences normatives éd. Claudine TIERCELIN et Pierre THIBAUD, Paris, Cerf, 2002.

(17) Extrait d'un atelier avec la classe de CM2 A, école Fraternité, 10 avril 2012.

(18) Extrait d'un atelier avec la classe de CM2 A, école Fraternité, 11 avril 2013.

(19) Extrait d'un atelier avec la classe de CM2 A, école Fraternité, 5 décembre 2011.

(20) R. FISHER, Teaching thinking. Philosophical Enquiry in the classroom, London, Continuum, 2008.

(21) J. PIAGET, B. INHELDER, La psychologie de l'enfant (1966), Paris, PUF, 1966.

(22) Les travaux de G.H. MEAD, Mind, self and society (1934), Chicago, Chicago University Press. 2015 et ceux de L. VYGOTSKI, Pensée et langage (1934), trad. F. Sève, 1997, Paris, La Dispute, 2003.

(23) J.-C. PETTIER, Apprendre à philosopher, Lyon, Chronique Sociale, 2004, p. 116.

(24) Extrait d'un atelier dans la classe de CM1A de l'école Paul Langevin, 16 mars 2016.

(25) S. MENDUS, Article "Tolérance", Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, tome 2, dir. Monique Canto-Sperber (1996), Paris, PUF, 2004, p.1969.