La philosophie au-delà des frontières

"Réfléchir est un plaisir qui fait grandir"

Le philosophe est d'abord un citoyen du monde, disaient les Anciens. C'est à cette échelle planétaire qu'il faut aussi regarder son enseignement. Un rapport de l'Unesco de 2007, consultable en ligne ( http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001536/153601F.pdf), nous fournit à ce sujet d'intéressantes informations1.

I) Philosopher est un droit de l'enfant

Pas seulement parce qu'il est sous-entendu dans la Convention internationale des droits de l'enfant, mais plus concrètement parce qu'il se met en place depuis à peine trente ans. Partie de l'oeuvre de Lipman aux États-Unis, la philo pour enfants traverse dans les années 80 la frontière canadienne puis l'Atlantique ; elle se transforme, nourrit plusieurs courants et se diffuse progressivement dans des classes de maternelle et du primaire. Certains pays sont particulièrement dynamiques : la Belgique, le Canada, l'Italie, le Royaume-Uni, les pays d'Amérique latine, et l'Espagne2 et même la France, malgré l'opposition de l'Inspection générale de philosophie et de la principale association professionnelle d'enseignants.

Mais en dehors de l'Amérique dans son entier et de l'Europe, cette philo pour les plus jeunes est inconnue, à de rares exceptions près. Dans les pays où elle existe, c'est une pratique qui reste très minoritaire. Certes le cadre existe désormais avec les nouveaux programmes, mais il faut se lancer, et aucune formation officielle n'existe3.

Dans les autres pays, les droits de l'enfant sont encore lettre morte dans tant de domaines que l'on n'y songe même pas : philosopher à huit ou dix ans en Russie ? Dans le monde arabe ? En Chine ? Là où la pauvreté est telle que l'école n'existe qu'à peine, ou si mal ?

D'autant que la forme même de cette initiation à la philosophie est forcément inhabituelle, voire subversive : comme on ne peut demander aux enfants de "prendre des notes" en écoutant le prof pendant une ou deux heures de suite, ni de faire des commentaires de textes d'auteurs célèbres, il n'y a qu'une possibilité : se mettre en cercle, laisser chacun s'exprimer (ou se taire), faire de l'enseignant un incitateur, un organisateur, un "relanceur" voire plus, mais jamais celui qui "dit la vérité" sur des questions indécidables. Et argumenter, écouter des opinions autres voire choquantes, bref se faire son opinion devant et avec les autres, ne peut se faire que dans la liberté et une égalité fondamentale (ce qui ne signifie pas que toutes les idées se valent, ni que les compétences de l'adulte soient les mêmes que celles de l'enfant). À leur tour, ces débats produisent de la liberté (de penser) et de l'égalité (penser ensemble sans gagnant ni perdant).

C'est beaucoup, et c'est beaucoup trop pour les autoritaires de toutes tailles et de tous pays. Mais, patience et longueur de temps, la progression de cette pratique récente est un encouragement.

II) Quelle philo pour les lycéens ?

Là aussi, il y a d'abord l'absence. On lit ainsi dans ce rapport : "Au Cambodge, on relate qu'il y a quelques années le Ministère de l'éducation a retiré le cours de philosophie des programmes. (...) En Fédération de Russie, la philosophie n'est pas enseignée dans le secondaire". En dehors des raisons politiques ou religieuses, il peut y avoir aussi le choix budgétaire de sacrifier une matière "secondaire" ou la volonté de supprimer tout ce qui n'est pas rentable dans la formation. Un brin de xénophobie à l'occasion (la philo comme "matière occidentale") et le (mauvais) tour est joué.

Mais il y a aussi tous les pays où l'on fait de la philo quelque chose d'assez éloigné de sa congénitale impertinence : les pays où c'est une manière d'inculquer le dogme étatique, là encore qu'il soit religieux ou politique, voire les deux, ceux où on en reste à une histoire des idées, propre à meubler la culture générale de la classe supérieure (aux États-Unis, très peu de philo, ou alors comme option, sauf dans les High School chics!), soit un mélange des deux : ainsi le cas intéressant du Japon où la philo est une sous-branche de l'éducation civique, laquelle est elle-même une partie de l'éthique entendez l'éthique confucéenne ; on y ajoute un peu d'initiation culturelle aux philosophies européennes, et on a de futurs citoyens obéissants et cultivés.

Ne regrettons pas pour autant le passé encore bien présent, avec des cours de philo, supports de vénérables exercices scolaires pour une petite partie d'une classe d'âge, pendant une période restreinte (de un à trois ans selon les pays), ne laissant chez la plupart que des traces d'ennui. Mais que cette activité soit maintenant un peu partout couplée avec l'éducation civique, si elle comporte des avantages (affirmation des droits humains par la réflexion collective), risque aussi d'être le lieu de conformismes dangereux (on l'a vu récemment en France avec les "valeurs ré publicaines"). Et cette focalisation peut faire négliger des champs majeurs de la pensée : la réflexion sur la dé marche scientifique, ses objets et ses usages, la prise en compte des arts notamment. Ou oublier cette autre voie de la philosophie, qui consiste à la vivre en pensant ses choix, en tâchant de les déterminer avec justesse, voire pour la justice.

Reste que s'affirment des visions positives de la philosophie à l'école, avec le choix fondamental qui consiste à oser (Kant) se poser des questions sur toutes les grands sujets humains, avec le parti pris, à la fois pédagogique et dé mocratique qui fait du débat la pierre... philosophale d'une activité qui permet de "frotter et limer sa cervelle à celle d'autrui", pour reprendre l'expression de Montaigne parlant des voyages. Et c'est un voyage qu'offre ce rapport qui nous rappelle que se penser et penser le monde est un travail rude, mais indispensable pour abattre les murs, et d'abord ceux que nous avons dans nos têtes.


(1) Le compte-rendu de cet article se limite à la partie scolaire, dont la première partie concernant les enfants est issue d'un rapport de Michel Tozzi (le rapport évoque aussi les pratiques philosophiques dans le supérieur et en dehors de l'éducation).

(2) D'origine catalane, le projet 3/18, avec un matériel spécifique par tranche d'âge, s'est diffusé dans d'autres lieux en Espagne et dans les pays de langue hispanique.

(3) Par contre, les sites des différents courants (Tozzi, Lévine-AGSAS, Brénifier) sont riches d'informations.